Pourim, la Saint Barthélemy juive conjurée

Avec cette autorisation de se munir d’une crécelle pour faire du bruit dans la synagogue quand l’officiant prononçait le nom de Haman, j’ai toujours eu le sentiment que Pourim était une fête importante car joyeuse et transgressive.

Et elle l’est surtout en Israël où on ne plaisante pas avec les récits bibliques… A côté des réjouissances traditionnelles, cette fête avait aussi un aspect plus sombre sur lequel insistent les différentes autorités (enseignement notamment) : on y célébre l’échec d’une « Saint Barthélemy » juive, ou même – ne mégottons pas -d’une première Shoah.

Tout d’abord l’histoire, dans le texte

L’histoire de Pourim, célébré le 14 mars cette année, est racontée dans le Livre d’Esther (dans la 3e partie de la Bible, les Hagiographes – en hébreu כְּתוּבִים‎, Kétouvim). C’est le seul texte biblique qui ne mentionne pas le nom ou l’action de Dieu (Talmudistes et Kabbalistes affirment cependant qu’il est caché dans le récit). L’identité de son auteur est âprement discutée[1], la date de la rédaction aussi, les chercheurs s’accordent pour dire qu’il a été composé entre les IVe et IIe siècles AEC[2].

L’histoire commence en 483 AEC (dans la 3e année, בִּשְׁנַת שָׁלוֹשׁ, לְמָלְכוֹ, du règne d’Assuérus à Suse, précise Esther 1 :3). En fait celui qui est appelé Assuérus dans le Livre est Xerxès Ier. La Bible confirme ainsi qu’un grand nombre de Judéens exilés à Babylone ont choisi de rester en Perse alors que Cyrus les avait autorisés à retourner chez eux 50 ans plus tôt (en 538 AEC exactement)[3].

L »Empire Perse à travers les temps https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Empire_Perse.jpg

Un incident amène le roi, Xerxes Ier, à répudier son épouse, Vashti. Ses serviteurs vont alors se mettre à la recherche des plus belles vierges du pays et c’est une judéenne, Esther, qui sera capable de chausser la pantoufle de vair (pardon, je me trompe de conte !). Esther donc, une orpheline, est choisie et s’installe dans le palais en attendant le retour de son royal futur époux[4]. Pendant ce temps, Mardochée, son cousin et père adoptif lui rend périodiquement visite ; à l’occasion de l’une d’entre elles il entend deux eunuques projeter l’assassinat de Xerxès, ce qu’il dénonce immédiatement.

Xerxes Ier, fresque exposée au Musée national d’Iran https://commons.wikimedia.org/wiki/File:National_Museum_of_Iran_Darafsh_(784).JPG

Neuf années ont passé. Un certain Haman est promu premier dignitaire du palais ; tous doivent s’incliner devant lui mais Mardochée le refuse car, juif, il ne se prosterne que devant Dieu. Furieux, Haman décide de publier un décret pour exterminer tous les Juifs des 127 provinces du royaume, un projet délirant vu sa taille[5]. Un tirage du sort (en hébreu « pour », פּוּר, d’où le nom de la fête, Pourim, פּוּרִים, les sorts) désigne le 13 adar comme jour favorable. Dès qu’il apprend cette nouvelle, Mardochée prévient Esther. Elle lui demande d’organiser un jeune de 3 jours pour les Juifs, jeune qu’elle suivra aussi pour se donner courage car elle ne peut se présenter devant le roi sans y être invitée sous peine de mort (Est. 4:16, גַּם-אֲנִי וְנַעֲרֹתַי, אָצוּם כֵּן; וּבְכֵן אָבוֹא אֶל-הַמֶּלֶךְ, אֲשֶׁר לֹא-כַדָּת, וְכַאֲשֶׁר אָבַדְתִּי אָבָדְתִּי – Moi et mes servantes, nous jeûnerons également. Et j’irai voir le roi malgré la loi et si je dois mourir, je mourrais).


Le troisième jour, Esther rencontre le roi « accidentellement » qui l’invite à dîner avec Haman où elle réussit à organiser un second festin royal pour le lendemain. Haman, encore flatté des honneurs qu’il a reçu, pique une crise au sujet de Mardochée (Est. 5:9, וַיִּמָּלֵא הָמָן עַל-מָרְדֳּכַי, חֵמָה – Et Haman fut rempli de colère contre Mardochée). Rentré chez lui, sa femme lui suggère de se venger en dressant une potence de 50 coudées (26 mètres !) pour y pendre l’insoumis…

Cette nuit-là, le roi n’arrivant pas à dormir demande qu’on lui lise les annales royales et apprend alors l’épisode du complot des gardes. Il découvre aussi que son sauveur, Mardochée, n’a pas été récompensé.

Ma Méguila d’Esther (extrait) et sa boite (photo E. DC). Le livre d’Esther est souvent écrit dans un rouleau, souvent illustré, à destination des enfants… et des femmes. ! (méguila – מגילת  – signifie « rouleau » en hébreu).

Un quiproquo s’ensuit le lendemain : Xerxès-Assuérus demande à Haman comment récompenser un fidèle parmi les sujets fidèles. Haman, venu au Palais pour demander au roi la tête de Mardochée, se croit désigné. Il répond qu’il serait convenable d’organiser une procession dans la ville, habiller ce fidèle d’habits royaux, le promener sur la monture royale et proclamer que le roi veut honorer… Et c’est ainsi, vexation suprême, qu’Haman se retrouve à mener Mardochée à travers Suse !

Mardochée défilant dans Suse et Haman menant le cheval royal (photo EDC).

Le soir, au cours du dîner organisé par Esther, celle-ci annonce sa judéité et dénonce un complot visant à anéantir de nombreux sujets du roi (dont elle, la reine). Xerxès, surpris, lui demande qui veut tuer ses sujets (et la reine). Esther désigne alors Haman… choqué et indigné, Xerxès fait immédiatement pendre Haman sur la fameuse potence de 50 coudées. Dans la foulée, le roi nomme Mardochée premier vizir et lui demande d’annuler le décret d’Haman.

C’est la revanche : Esther obtient du roi de faire pendre les 10 fils de Haman[6] et Mardochée publie un nouveau décret autorisant les Juifs à tuer leurs ennemis ! La Bible juive parle du massacre de 800 habitants rien qu’à Suse et de 75 000 personnes au total dans le royaume (Est. 9 :16 וְהָרוֹג בְּשֹׂנְאֵיהֶם, חֲמִשָּׁה וְשִׁבְעִים אָלֶף )…

Le lendemain les Juifs se reposèrent et firent de ce jour une fête qui sera commémorée chaque année. La fin du livre précise même (Est. 10:2) que cette histoire a été inscrite « dans le livre des Chroniques des rois des Mèdes et des Perses » (עַל-סֵפֶר דִּבְרֵי הַיָּמִים, לְמַלְכֵי, מָדַי וּפָרָס).

Célébration de Pourim

Traditionnellement, la célébration commence par une journée de jeûne, appelé « le jeûne d’Esther » mais le soir la fête devient joyeuse : c’est l’occasion de se déguiser (tout est permis). On joue aussi aux dés pour rappeler le tirage au sort organisé par Haman.

Le soir, le repas de Pourim (Seoudat Pourim – סעודת פורים) est aussi un moment festif (et familial)[7]. C’est un moment de réjouissance où on déguste un grand nombre de pâtisseries et douceurs dont les célèbres oreilles de Haman (dont la composition varie selon les pays d’origine). Ma mère faisait à cette occasion une brioche ronde transmise depuis les Pourim d’Andalousie, les Folares, comprenait à sa surface 4 ou 5 œuf devenus durs à la cuisson qu’elle nous présentait comme les yeux d’Haman, « yeux » que nous prenions plaisir à « crever » pour punir le méchant…

Autre tradition importante ce soir-là : se saouler[8],[9] ! On dit qu’au cours du repas, il faut boire « jusqu’à ne plus pouvoir distinguer Mardochée de Haman ». Après tout, on a toute la nuit avant d’aller lire la méguila d’Esther à la synagogue (sans oublier de faire du chahut chaque fois que l’officiant prononcera le nom de Haman).

Pourim et la France

En France, la pratique festive juive du « Pourim Shpil », une représentation théâtrale du Livre d’Esther jouée lors de la fête de Pourim, est inscrite à l’Inventaire du patrimoine culturel immatériel depuis 2015[10]. Cette tradition, intégrant théâtre, musique, danse, chants, mimes et costumes, est considérée comme le berceau du théâtre yiddish.

Aucune autre fête juive n’est actuellement répertoriée dans cet inventaire en France.

L’histoire de Pourim est aussi connue par la célèbre pièce de théâtre, « Esther » de Jean Racine écrite en 1689. Il reprend en grande partie le drame biblique, faisant de la reine Esther l’héroïne de la pièce. Cette pièce est considérée comme un exemple du théâtre classique français où dilemmes moraux et grandeur des sentiments sont mis en valeur.

Pourim en Israël

En Israël, le thème de la fête de Pourim est avant tout celui de la célébration de la victoire des Juifs sur leurs ennemis. Elle est à la fois festive (déguisements des enfants à l’école, parades dans les grandes villes…), religieuse (message moral, foi en Dieu…) mais aussi politique : les Juifs ont repoussé rien de moins qu’une première tentative de Shoah ! Nationalistes-religieux, gouvernement et médias de répéter : nos ennemis sont autour, il faut lutter contre l’antisémitisme et être solidaire, c’est indispensable à la survie du peuple juif.

Les écoles organisent des événements pour les enfants, leur expliquant l’histoire de cette tentative à travers des spectacles, des jeux, et des costumes. Il faut s’assurer que les jeunes générations comprennent et transmettent le roman national : l’antisémitisme ds voisins, l’entraide et le succès face à l’adversité.

L’année dernière les célébrations se sont déroulées dans le contexte des guerres de Gaza et du Liban avec une intensité que l’on peut imaginer. Des directives sur le choix des costumes ont été envoyées aux écoles et aux jardins d’enfants, plusieurs localités, notamment Holon et Tel Aviv, ont annulé leurs défilés traditionnels par respect pour les familles des otages, les personnes évacuées, les deuils et les soldats au front.

Jérusalem (où la parade de 2024 avait été maintenue[11]) est un cas particulier. Cette année, le 16 adar tombant un samedi, la « capitale éternelle », une ville fortifiée selon les lois juives la fête, Pourim sera célébré pendant 3 jours[12]

La réalité historique

Patatras ! Il semble bien qu’aucune réalité historique ne se rattache à ce récit ! Vashti et Esther ne sont les noms d’aucune reine connue (de plus l’épouse de Xerxès s’appelait Amestris). Idem pour Haman et Mardochée (qui n’est pas un nom juif). Aucune annale ni décret relatif ne mentionne le choix d’une reine par un « concours de beauté ». De toutes façons les mariages royaux sont des arrangements politiques : en Perse le roi devait épouser une femme née dans une familles noble[13]. Aucun document trouvé ne fait allusion à un massacre des sujets du roi, aucun décret royal sur ce sujet non plus.

L’auteur du récit a aussi commis quelques erreurs comme les règles régissant les décisions royales, la durée de l’histoire s’étendant sur neuf ans de façon continue ignore que Suze n’était que la résidence d’hiver du roi, le fait que les Perses toléraient toutes les religions, cherchant avant tout à maintenir la paix entre les divers peuples que composaient leur vaste empire (d’où la libération des Juifs de Babylone) …etc.

À côté de cela, les observateurs ont pointé une quinzaine d’invraisemblances. Par exemple : Mardochée qui fréquente librement le gynécée, des gardes qui complotent ouvertement contre le roi, le désir de Haman de massacrer tout un peuple pour l’affront subi au lieu de punir le malotru, l’obtention d’un décret royal pour exterminer les Juifs du royaume sur la base d’une simple calomnie…etc. Les auteurs de Wikipedia[14] (en anglais) détaillent avec précision les invraisemblances du récit et surtout le manque de cohérence avec l’histoire des Perses qui est largement documentée par ailleurs.

Quant aux chiffres avancés il faut les ramener à la réalité à une époque où l’ensemble de notre planète n’était peuplée que d’environ 110 millions d’habitants selon les estimations des historiens (oui, 110 000 000 soit 80 fois moins qu’aujourd’hui !), la totalité du royaume perse au Ve siècle AEC est elle évaluée à 30-35 millions de sujets et l’ensemble des Juifs à 800 000 personnes.

Enfin, si l’écriture tardive de ce Livre ne fait que confirmer les doutes sur son historicité, son origine, avec ses traditions (les pâtisseries en forme d’oreilles, les déguisements, la recommandation de boire…etc.), rappelle les fêtes dédiées à Ishtar, déesse des royaumes de la région.

L’origine du nom « Juif » employé au lieu d’Hébreu, Judéen, Israëlite…

Quand Cyrus prend Babylone (en 539 AEC), il y découvre les descendants d’une population exilée[15], les Judéens. Il les autorise à « rentrer » chez eux, organisant cette région en deux provinces de l’Empire perse, Samarie et Yehoud Médinata ou tout simplement Yehoud (יהוד). Leurs habitants, Samaritains et Yehoudim (les Juifs) seront autorisés à reconstruire leur Temple. Il y en aura deux, un sur le mont Garizim près de Sichem et l’autre à Jérusalem, deux petites villes provinciales de 1500 habitants.

Les deux satrapies de l’Empire achéménide : Samarie (en vert) et Yehoud médinata (en rose).

Notes

  1. Le Talmud, explique qu’il s’agit d’une rédaction faite par la Grande Assemblée du texte original écrit par Mardochée.

  2. Par ex. Adele Berlin (Jewish Publication Society, 2001), The Jewish Study Bible (Oxford University Press, 2004), accessible en ligne à https://archive.org/details/isbn_9780195297515/page/n7/mode/2up

  3. La découverte d’archives administratives constituées d’environ 200 tablettes découvertes lors de fouilles archéologiques dans l’Irak actuel révèlent qu’une communauté judéenne aux VIème et Vème siècles AEC à Al-Yahudu « la cité de Juda » à Babylone. Contrairement aux Assyriens, les Babyloniens en effet ne pratiquaient pas le mélange forcé des populations, ce qui explique la persistance de communautés juives en Babylonie, Perse puis Iran jusqu’au XXème siècle.

  4. Xerxès est alors en pleine guerre contre les Grecs (2e guerre médique) a essuyé une dure bataille aux Thermopyles et à été défait à Salamine puis à Platée…

  5. Le livre d’Esther le précise dès le premier verset « מֵהֹדּוּ וְעַד-כּוּשׁ », de l’Inde à Cush (Ethiopie) et le répète dans Est. 8 :9.

  6. Détail choquant car contraire à la Torah : Deut. 24:16 « Les pères ne doivent pas être mis à mort pour les enfants, ni les enfants pour les pères: on ne sera mis à mort que pour son propre méfait. » (לֹא-יוּמְתוּ אָבוֹת עַל-בָּנִים, וּבָנִים לֹא-יוּמְתוּ עַל-אָבוֹת:  אִישׁ בְּחֶטְאוֹ, יוּמָתוּ). Règle rappelée dans G. Hagaï, Itinéraire d’une initiation, éd. Vues de l’esprit, p.52.

  7. Au XVIe siècle les Kabbalistes avaient prévu un dîner plus solennel, semblable à celui de Pessah mais cette recommandation n’a eu guère de succès.

  8. G. Hagaï, Itinéraire d’une initiation, éd. Vues de l’esprit, p. 167-168.

  9. Voir aussi cette photo de 2 étudiants de yeshiva ayant sérieusement fêté Pourim à https://fr.timesofisrael.com/pourim-deminents-rabbins-haredi-mettent-en-garde-contre-livresse-cette-annee/

  10. Ministère de la Culture : l’Inventaire national du patrimoine culturel immatériel vise à recenser les pratiques culturelles vivantes sur le territoire français, en collaboration avec les communautés concernées. Il est important de noter que l’inscription à cet inventaire est une étape préalable pour une reconnaissance au patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO.


  11. Des proches d’otages appellent Jérusalem à annuler la parade de Pourim « insensible » : https://fr.timesofisrael.com/des-proches-dotages-appellent-jerusalem-a-annuler-la-parade-de-pourim-insensible/?utm_source=chatgpt.com

  12. « Pourim Triple » à Jérusalem, https://fr.chabad.org/library/article_cdo/aid/649108/jewish/Les-Mitsvot-de-Pourim-en-2025.htm

  13. Pierre Briant, Histoire de l’empire perse, 1996, Fayard

  14. https://en.wikipedia.org/wiki/Book_of_Esther#Historicity

  15. Les Juifs vivaient à Babylone dans un quartier appelé Yehudu (ou Al-Yahudu, « la ville des Juifs » en akkadien) ainsi que dans les environs. Quartier qu’Ezéchiel appelle « Tel Aviv » dans la Bible (Ez. 3 :15, « Et j’allais vers les exilés à Tel Aviv » -וָאָבוֹא אֶל-הַגּוֹלָה תֵּל אָבִיב  ) !


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