Pour la nouvelle année juive, les collectifs décoloniaux souhaitent « une Palestine libre »

Par Ramdan Bezine
Le 08/10/2024

Roch Hachana, la célébration de la nouvelle année juive, a précédé cette année de trois jours le triste premier anniversaire des massacres du 7 octobre et du début de la guerre. Trois collectifs juifs parisiens ont saisi l’occasion pour ouvrir la fête à différents cultes et au public. Un temps de recueillement, de fête, et un état des lieux de la lutte passée et future. Reportage.

Le soleil se couche pile au moment de la prière de Kiddouch, permettant aux Juifs présents dans l’auditoire d’entrer en état de sacralisation. Le rabbin orthodoxe Gabriel Hagaï, baigné de lumière orangée, entame sa mélopée au micro que lui tend un pasteur. Un prêtre et un imam les encadrent derrière la table dressée. On y trouve du miel, des dattes fraîches, des pains ronds et surtout, des grenades. « Leurs grains représentent la multitude des bonnes actions qu’on souhaite pour la nouvelle année. Le miel, c’est pour la douceur », sourit le rabbin.

Ils sont réunis pour célébrer Roch Hachana, le nouvel an juif, entraînant la communauté dans l’année 5785. L’événement rassemble une petite foule sur le belvédère de Belleville, dans les hauteurs du 20ᵉ arrondissement de Paris. Trois collectifs juifs décoloniaux sont à l’origine l’idée. L’Union Juive Française pour la Paix (UJFP), organisation antisioniste, ainsi que Tsedek! et Kessem, son pendant féministe.

L’année qui vient de s’écouler a été horrible

« On a voulu ce rassemblement comme “interconvictionnel” », explique François, appuyant le mot qui, à l’inverse de « multiconfessionnel », exige une réciprocité dans l’échange. « À l’approche du 7 octobre, on a voulu faire une fête ouverte. Dans un but de réunion, mais aussi de séparation des Juifs du génocide, en les encourageant à dénoncer la politique criminelle et génocidaire de l’état d’Israël avec l’aide d’autres religions. » Derrière le sourire radieux de ce membre de Tsedek!, douze mois difficiles. « L’année qui vient de s’écouler a été horrible. J’ai plein d’amis à Gaza, au Liban, en Cisjordanie. C’est pire que la Nakba » lâche-t-il.

La présence d’organisations pro-palestiniennes, dès lors, est naturelle. « On a trouvé que c’était une belle idée de réinvestir les fêtes juives pour tendre une main vers elles. Urgence Palestine et les Blouses Blanches pour Gaza vont faire une intervention. » La kippa motif pastèque sise au sommet de sa tête attire les convoitises, plusieurs personnes l’interrompent pour en faire commande. « Les kippa-Palestine, c’est un peu notre façon de montrer qu’on est Juifs et pro-palestiniens, from the river to the sea. »

La lutte en héritage, d’une génération à l’autre

Ils sont nombreux à en porter depuis un an, chez Tsedek. À faire cohabiter des signes que l’on penserait contradictoires. Comme l’étoile de David et le keffiyeh suspendus au cou de Jérémy. « C’est pas évident d’être juif antisioniste », reconnaît le Parisien de 31 ans. « C’est une position minoritaire qui s’explique par des mécanismes sociologiques et historiques. En gros, on peut dire que les Juifs se sont fait avoir par le sionisme. »

C’est plus que jamais ma judéité qui m’entraîne à m’engager pour la Palestine

Cette doctrine à la base de la construction d’un état juif pérenne en Palestine est selon lui une menace pour les Palestiniens et les Juifs. « Notre mobilisation de cette dernière année est aussi une forme d’autodéfense. Le sionisme et l’État israélien nous mettent en danger en tant que Juifs en nous associant à une politique coloniale criminelle. » Son engagement politique, Jérémy n’en parle pas avec sa famille. « J’évite clairement ces sujets-là avec eux », confie-t-il. « Pourtant, c’est plus que jamais ma judéité qui m’entraîne à m’engager pour la Palestine. » 

Les rituels se poursuivent avec le Tachlikh, où les volontaires sont invités à jeter une pierre, métaphore des maux passés, dans l’eau, « élément qui a bordé et sauvé Moïse », précise un fascicule distribué. Jean Guy, militant à l’UJFP, observe d’un regard doux. « C’est une célébration importante dans notre religion. C’est une période d’examen de conscience. » Du haut de ses 78 ans, dont plus de vingt passées dans la militance active, il voit coïncider l’anniversaire des attaques et la nouvelle année avec philosophie. « Beaucoup de Juifs ont lieu de faire cet examen sur leur comportement dans l’année écoulée », explique-t-il, « On doit se positionner par rapport aux massacres en cours et à l’impunité d’Israël. Même si beaucoup hésitent encore et ont un avis qu’ils ont peut-être peur de dévoiler. » 

Les rides qui encadrent ses yeux bleu-gris respirent la bienveillance, et son t-shirt appelant au boycott des produits israéliens la détermination. Les massacres des dernières semaines n’ont fait que raffermir son ardeur à la lutte. Il considère la relève de Tsedek! et Kessem avec tendresse. « Quand je les vois, je suis fier. Ils ont une culture différente de nous, à l’UJFP, qui sommes plus vieux. Eux doivent s’opposer à leurs familles, quand les nôtres tendent à disparaître petit à petit. » Il pense aux siens alors que résonne la prière du Kaddish, dite en araméen, souvent associée au deuil. Elle est pourtant tournée vers le futur, la paix, pleine de bénédictions faites au Divin. En réponse, la tour Eiffel scintille au loin.

« La voix des Juifs du peuple »

Un râle à la fois strident et grave, ancestral, impose le silence. « C’est le shofar, la corne de bélier dont le son est destiné à réveiller la miséricorde divine pour cette nouvelle année », explique le rabbin, Gabriel Hagaï. « Que Dieu nous débarrasse de Netanyahu et de toute sa clique pour qu’on puisse vivre en paix », implore-t-il dans un rire sage. L’homme de foi ne mâche visiblement pas ses mots lorsqu’il parle politique. « Ce gouvernement d’extrême-droite a transposé dans le judaïsme une idéologie néo-nazie. Ils n’ont rien à voir avec la Torah, et ce n’est pas un État juif, c’est une démarche colonialiste européenne qui utilise un nationalisme raciste pour arriver à ses fins. »

Ce soir, précise-t-il, sa présence et celles des collectifs a pour but de déconstruire. « Cette célébration est l’occasion de faire écouter notre voix, la voix des Juifs de la base, du peuple, les humanistes qui ne se reconnaissent pas dans les pseudo-institutions qui représentent en fait la propagande israélienne. »

C’est une manière d’ouvrir des discussions, d’un individu à un autre, ou d’une communauté à une autre

« Ils se posent comme les représentants légitimes des Juifs, et dans la communauté beaucoup le croient, car la propagande sioniste est très efficace. » Il poursuit. « Des non-juifs y croient aussi et ont des réactions viscérales, basées sur l’ignorance. » Il comprend cette colère qu’il partage, « mais c’est comme si on blâmait tous les Chrétiens pour les actions du Ku Klux Klan », démontre-t-il, logique, avant de conclure que « la solution se trouve dans le dialogue, la solidarité, l’entraide et l’éducation. » La raison d’être de la soirée.

Daniel, membre fondateur de Tsedek!, confirme, pétri de l’humeur festive qu’on attend d’une fête de Nouvel An. Il considère l’antisionisme comme un devoir de résistance, a fortiori après une année de massacres en Palestine et au Liban. Son poignet arbore un bracelet hospitalier au nom d’un Palestinien tué par Israël, offert par l’organisation Blouses Blanches pour Gaza qui réunit le personnel médical solidaire des Palestiniens. « C’est une manière d’ouvrir des discussions, d’un individu à un autre, ou d’une communauté à une autre. » Son collectif, né quatre mois seulement avant le début du carnage, a été créé dans ce but. Son effectif augmente de manière exponentielle depuis le 7 octobre. « On était une trentaine à la base, on dépasse désormais les 200 membres » se félicite-t-il.

L’impression de ne plus être seul.es

Bérénice* fait partie de Kessem, groupe féministe décolonial en non-mixité de genre. Elles sont venues ce soir de manière anonyme. « On a reçu des menaces de mort et de viol à cause de notre posture antisioniste. Ça venait de notre entourage. On nous a dit qu’on était sur une liste comme le Hamas, qu’on ne pourrait plus jamais mettre les pieds en Israël pour aller voir nos familles », souffle-t-elle, lasse. Toute la sienne est encore là-bas. « Mais je ne leur parle plus. Et celle que j’ai ici, j’ai bloqué tous leurs numéros, ils m’ont tous insultée assez violemment. C’est une coupure profonde, douloureuse, au-dessus de laquelle je ne peux pas passer. Ils soutiennent ce qui se passe là-bas, et pour moi, c’est mort. » Les ruptures familiales sont légion dans ces collectifs dans lesquels se lever contre les siens relève parfois du suicide social.

Je me suis rendu compte que je n’étais pas la seule Juive sur terre à penser qu’on ne pouvait pas continuer à défendre Israël

Quand elle tombe sur les premières interventions de Tsedek!, après le 7 octobre, c’est la révélation. « Je me suis rendu compte que je n’étais pas la seule Juive sur terre à penser qu’on ne pouvait pas continuer à défendre Israël. Ils m’ont sauvée, quelque part », confie-t-elle, le regard perdu dans les souvenirs de l’année passée. Bérénice milite depuis toujours parmi les féministes, mais elle reconnaît que le combat antisioniste est plus lourd à porter.

« On nous fait ressentir même dans notre propre famille qu’on est des « mauvais Juifs » ou des « traîtres ». J’ai même entendu « pute du Hamas », déplore la jeune femme. La goutte d’eau ? Ces femmes non-juives qui l’ont traitée d’antisémite. « Mes deux parents sont juifs, mon père, c’est écrit sur son acte de naissance, bébé, il a dû porter l’étoile jaune », justifie-t-elle, écœurée.

Porter le message haut en Europe

Le lendemain, Avi Melka, membre de Tsedek!, prend la parole au Parlement Européen de Bruxelles. Elle y inaugure le réseau « Juifs Européens pour la Palestine », qui réunit 22 organisations juives de quatorze pays d’Europe. Ensemble, ils prônent « le découplage du judaïsme de la doctrine coloniale du sionisme » et « l’égalité des droits pour tous dans la Palestine historique. » Au micro, la jeune femme évoque les fruits et le pain qu’on trouvait hier sur la table du rabbin. « Que les graines de la résistance de la grenade se propagent et que la douceur du miel et de la datte symbolisent la paix future dans toute la région. Que les pains ronds, pour honorer le cycle de la vie, soient une promesse de vie et de renouveau pour tous les Palestiniens, sur une terre libérée du sionisme, de la mer au Jourdain. »

Bérénice, la veille, faisait le même vœu. « Je souhaite aussi que la France prenne position et arrête d’envoyer des armes. Et là-bas, je leur souhaite de trouver un moyen de vivre ensemble dans un seul État avec les mêmes droits pour tout le monde. Je suis intimement convaincue qu’on peut y arriver. » Elle y a vécu, peut-être y a-t-elle vu de ses yeux ces graines de paix, comme celles de la grenade, qu’il est possible d’y planter.

Ramdan Bezine

*le prénom a été modifié à la demande

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