Publié par : Mounir ABI le : 23 août, 2020
Pour Pierre Stambul, écrivain et militant antisioniste et porte-parole de l’Union Juive Française pour la Paix, le vrai « Deal du siècle », que l’administration Trump voudrait imposer aux Palestiniens consiste à établir un Proche Orient codirigé par Israël et l’Arabie saoudite. L’annonce de l’établissement de relations diplomatiques entre Israël et les Émirats arabes unis n’est pas une nouveauté. « Il existait des relations entre Israël et ces monarchies depuis bien longtemps et celles-ci se sentent aujourd’hui assez fortes pour ne plus masquer cette complicité. Sur ordre de Trump, les Émirats Arabes Unis servent de poisson pilote à l’Arabie Saoudite. »
Propos recueillis par Mounir ABI
Afrique Asie : L’annonce de l’établissement des relations diplomatiques entre les Émirats Arabes Unis et Israël a été faite par Trump depuis Washington. Que faut-il en penser ?
Pierre Stambul : Il y a un siècle, dans la foulée des accords Sykes-Picot et de la déclaration Balfour, l’Occident a aidé à l’installation de régimes féodaux dans le Golfe. Ces régimes, gardiens des Lieux saints de l’Islam, étaient chargés d’assurer, pour le bénéfice de l’Occident, la « sécurité » de l’approvisionnement du pétrole.
Ces monarchies sont des dictatures obscurantistes, antiféministes et pratiquant des formes d’esclavage vis-à-vis des nombreux immigrés. L’Arabie Saoudite qui vise à instaurer son leadership dans la région, est une dictature qui pratique les exécutions par décapitation et l’élimination sans jugement des opposants (voir l’affaire Khashoggi).
Les féodaux qui dirigent ces pays sont immensément riches et ils jouent un rôle essentiel dans la mondialisation capitaliste. Pour tenir la région, les États-Unis ont besoin, à la fois d’Israël et des monarchies du Golfe qui sont, de fait, alliés depuis bien longtemps.
Ce camp s’est structuré et il s’est donné un ennemi (l’Iran). Le plan Trump, le fameux « deal du siècle » imagine de remodeler le Proche-Orient avec la capitulation des Palestiniens et une « normalisation » des relations entre Israël et ses voisins.
Il existait des relations entre Israël et ces monarchies depuis bien longtemps et celles-ci se sentent aujourd’hui assez fortes pour ne plus masquer cette complicité. Sur ordre de Trump, les Émirats Arabes Unis servent de poisson pilote à l’Arabie Saoudite.
Pour Trump, il y a un enjeu électoral : prouver que le fait accompli et l’idée de piétiner en permanence le droit international, c’est possible et ça marche.
Peut-on dire que les Émirats Arabes Unis ont abandonné la cause palestinienne et dans quel but ?
Abandonné ? Cela induirait l’idée que ces régimes despotiques aient autrefois soutenu les droits des Palestiniens. Il y a un paradoxe ancien dans le monde arabe. Les peuples ont très souvent soutenu la Palestine, identifiant la destruction de la société palestinienne infligée par l’occupant israélien à ce qu’eux-mêmes subissent. Mais les dirigeants du monde arabe ont eu trop bien souvent des comportements honteux dans toutes les périodes de l’histoire.
Pendant la guerre de 1948, la Nakba, les troupes égyptiennes, syriennes, irakiennes se battent pour conquérir des territoires, pas pour libérer la Palestine. La seule armée assez forte pour tenir en échec les troupes sionistes, celle de ce qui va devenir la Jordanie, se bat peu car un accord de partage de la Palestine avec Ben Gourion liait les deux armées. Et en 1949, il n’y aura pas d’État palestinien. La Jordanie annexe la Cisjordanie et Jérusalem-Est. L’Égypte occupe Gaza.
En 1967, le roi Hassan II du Maroc a régulièrement informé Israël des discussions en cours et de l’état des troupes arabes.
En 1970, au moment de « septembre noir », l’armée jordanienne tue des milliers de civils palestiniens et expulse l’OLP.
En 1978-79, la paix entre l’Égypte et Israël aboutira à « sortir » l’Égypte du front qui soutient la Palestine. Sadate laissera Begin envahir le Liban sans réagir. Et aujourd’hui l’Égypte participe totalement au blocus de Gaza.
Tous les chefs de guerre libanais ont eu du sang palestinien sur la conscience pendant la guerre civile libanaise. Et pendant cette période, de nombreux dirigeants de l’OLP seront assassinés sous les ordres de différents chefs d’État arabes.
Les Saoudiens ont établi deux « plans de paix » en 1981 et en 2002, proposant en gros une reconnaissance d’Israël contre une évacuation des territoires occupés en 1967. Même cette période est terminée.
Ce qui change aujourd’hui avec les féodaux du Golfe, c’est qu’on ne se cache plus. Déjà l’Arabie Saoudite a fait appel à une société israélienne, Elbit, pour assurer la sécurité du pèlerinage de La Mecque. En approuvant bruyamment le déménagement de l’ambassade états-unienne à Jérusalem, le prince héritier saoudien MBS appelle les Palestiniens à capituler sur toutes leurs revendications historiques légitimes.
Si les richissimes féodaux du Golfe avaient, à un moment donné, voulu soutenir la Palestine, une infime partie de leur immense fortune aurait suffi aux Gazaouis pour avoir de l’électricité et pour les soulager de la misère. Ils préfèrent faire des affaires avec Israël et se partager avec ce pays le Proche-Orient.
Netanyahou est-il politiquement bénéficiaire de cet accord ? Et que faut-il penser des différences d’appréciation entre les deux pays sur la question de l’annexion ?
Presque tous les jours, il y a des manifestations à Tel-Aviv contre Netanyahou. Il est rejeté pour sa corruption et son incompétence face à la pandémie mais pas (malgré le courage d’une poignée d’anticolonialistes israéliens qu’il faut saluer) sur ce que son gouvernement inflige quotidiennement aux Palestiniens : la torture, les arrestations d’enfants, les démolitions de maisons, les vols de terre, le blocus de Gaza et les bombardements réguliers.
Netanyahou fait, devant l’opinion israélienne, la démonstration qu’on peut obtenir des succès diplomatiques sans faire la moindre concession.
Au moins en 1978-79, quand Israël avait signé la paix avec l’Égypte, il avait fallu rendre le Sinaï. Cette fois, aucune contrepartie, juste la reconnaissance officielle que les deux pays qui établissent des relations appartiennent au même camp.
Netanyahou peut se vanter. Il est dans la tradition raciste des gouvernements israéliens successifs face aux Bédouins, à qui on fait de belles promesses pour mieux les exproprier quand on a besoin de voler leurs terres, comme c’est le cas actuellement dans la vallée du Jourdain et dans le désert du Néguev.
Le prétendu recul sur l’annexion est une pure hypocrisie. D’abord l’annexion existe dans les faits depuis longtemps. Les Israéliens volent les terres quand ils veulent, arrêtent ou expulsent qui ils veulent et quand ils veulent. Les trois zones A, B et C sont une fiction. L’armée israélienne intervient, arrête ou tue partout, même là où en théorie l’Autorité Palestinienne est « souveraine ». Les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza relèvent de la dite justice militaire israélienne qui condamne systématiquement aux plus lourdes peines.
L’annexion devait avoir lieu le 1er juillet. Si elle n’a pas eu lieu, c’est parce qu’il n’y a pas unanimité dans la classe politique israélienne. Piétiner ouvertement le droit international a un prix, quand on peut impunément faire semblant de le respecter. La vantardise des autorités émiratis expliquant qu’ils vont empêcher l’annexion est un coup de poignard de plus dans le dos des Palestiniens.
L’accord assure-t-il l’impunité pour les crimes commis au Yémen ou en Libye ?
Israël donne l’exemple depuis des décennies d’une impunité totale, quelles que soient les violations du droit international et les crimes commis. Cette impunité vient à la fois des États-Unis qui arment Israël et empêchent toute condamnation par l’ONU et de l’Union Européenne qui criminalise le mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions contre Israël), l’antisionisme et le soutien à la Palestine. Il est significatif que la reconnaissance d’Israël par les Émirats ait été saluée comme « positive » à la fois par Joe Biden et Emmanuel Macron.
Les monarques du Golfe rêvent d’une impunité semblable pour les crimes qu’ils commettent.
Dans le silence de la « communauté internationale », ils bombardent et affament le peuple du Yémen. Les morts se comptent par dizaines de milliers. Ce massacre permet aux marchands d’armes états-uniens et français de faire de juteuses affaires.
En Libye, c’est l’Occident qui a semé le chaos en envahissant le pays officiellement pour « établir la démocratie » (comprendre l’ordre colonial). Le pays a été totalement fragmenté, il est devenu un gigantesque camp de concentration pour migrants, et les monarchies du Golfe, en soutenant le Maréchal Haftar, participent à une guerre meurtrière.
D’autres pays arabes (Bahreïn, Soudan …) s’apprêteraient à établir aussi des relations diplomatiques avec Israël ? Quelle dynamique serait-alors enclenchée ?
On pourrait rajouter à cette liste le Maroc et surtout l’Arabie Saoudite, car le vrai but du plan Kushner est de bâtir un Proche-Orient codirigé par Israël et l’Arabie Saoudite où les riches feraient de juteuses affaires sans obstacle.
Le cas de Bahreïn est explicable. Cette dictature est totalement liée à l’Arabie Saoudite et elle réprime férocement une opposition probablement majoritaire.
Le cas du Soudan est plus triste. Il s’y est déroulé une authentique révolution populaire. Mais Israël a appris depuis longtemps, avec sa richesse et sa technologie, comment acheter un pays africain pauvre.
Les dirigeants israéliens ont toujours rêvé que les Palestiniens deviendraient, comme les indigènes d’Amérique et d’Australie, enfermés dans leurs réserves, totalement marginalisés et incapables de réclamer leurs droits. Ils ont toujours rêvé que le monde arabe accepterait que la Palestine soit rayée de la carte. Ils sont aussi aidés dans ce projet par la division palestinienne qui est une vraie victoire pour l’occupant.
Malgré cette dynamique, malgré l’occupation, malgré l’apartheid, malgré les trahisons multiples et variées, il reste un obstacle fondamental pour le projet sioniste : les Palestiniens sont là. Ils forment 50 % de la population entre la mer et le Jourdain. Ils continuent à éduquer leurs enfants, à cultiver ce qui leur reste de terres, à produire partout où c’est encore possible, à croire en l’avenir.
Face à la complicité et à la lâcheté des dirigeants, arabes ou pas, il reste la solidarité des peuples.
L’appel international au BDS est plus que jamais d’actualité. Cet appel a connu un succès important en Europe où la CEDH (Cour Européenne des Droits de l’Homme) a désavoué l’État français qui voulait criminaliser le boycott d’Israël et l’a condamné à indemniser les militants incriminés.
Il est temps que partout dans le monde, les peuples montrent leur solidarité avec la Palestine et cassent l’image de l’occupant. Ce qui se joue là-bas, c’est le monde dans lequel nous voulons vivre. Un monde fait d’égalité, de vivre ensemble et de solidarité ou un monde fait d’enfermement, de suprématisme et de corruption ?
Il est temps que naisse dans le monde entier un mouvement pour la libération de tous les prisonniers palestiniens. 850 000 Palestiniens ont connu la prison depuis 1967. Des dirigeants politiques de grande valeur comme Marwan Barghouti ou Ahmed Saadat sont en prison depuis plus de 15 ans. Et le plus ancien combattant pour la Palestine est détenu en France depuis 36 ans. C’est le communiste libanais Georges Ibrahim Abdallah. Nous devons les sortir de là.
Que faut-il penser du plan Kushner ? Et de la Ligue Arabe ?
Trump et ses hommes ne sont seulement des brutes racistes méprisant tout ce qui peut ressembler de près ou de loin aux droits humains.
Ce sont aussi des affairistes. Ce qu’ils imaginent pour la Palestine, c’est un peu ce qui existe à la frontière entre le Mexique et les États-Unis : une grande zone franche où les patrons et les capitaux seraient israéliens, saoudiens ou états-uniens et où les travailleurs, clandestins ou sans statut, seraient palestiniens. Ont-ils une chance d’y parvenir ? Le rapport de force militaire est totalement en leur faveur et la complicité active de nombreux pays arabes semble donner une chance à ce plan de capitulation.
Mais comme le disent les Palestiniens quand on les interroge : « l’issue de cette guerre dépend de notre capacité à nous de continuer à faire société et de votre capacité à vous (le reste du monde) à obliger vos gouvernants à changer de politique ».
Notre responsabilité est énorme.
Que dire de la Ligue arabe ? Depuis la défaite de 1967 et la paix séparée de 1978, le leadership dans cette ligue est clairement passé du côté des « collabos », de ceux qui se font les amis zélés de Trump et de Netanyahou. Il n’y a rien à attendre aujourd’hui de cette Ligue qui tolère les massacres au Yémen, l’esclavage en Libye et la préparation d’une guerre absurde contre l’Iran. Dans la foulée des accords d’Oslo, la Ligue avait déjà accepté dans les faits que les réfugiés palestiniens ne bénéficient jamais du droit du retour. Comme les Émirats, elle est prête à présent à accepter l’annexion, renonçant aux positions bien timides qu’elle défendait autrefois.
L’Algérie reste parmi les rares pays arabes qui n’ont pas accepté l’établissement de relations diplomatiques avec Israël tant qu’il n’y aura pas un accord de paix entre Israël et la Palestine. Comment l’Algérie pourrait-elle résister aux pressions ?
L’Algérie a un glorieux passé, une lutte anticoloniale victorieuse. En Palestine, la majorité des francophones qu’on rencontre ont vécu et/ou étudié en Algérie. On attendrait beaucoup plus de la part de l’Algérie : une solidarité effective, une aide spécifique matérielle à Gaza sous blocus, une diplomatie active.
Cette solidarité a existé dans les années 70-80. C’est fini depuis longtemps.
Quand il était au pouvoir, le président Bouteflika avait rencontré Ehud Barak et Shimon Pérès, alors que ces personnages ont activement participé à l’écrasement des Palestiniens.
Algériens ou Français solidaires de la Palestine se retrouvent devant le même défi : obliger leurs gouvernants à faire respecter le droit international 1.
Pierre Stambul, porte-parole de l’Union Juive Française pour la Paix
Entretien réalisé par Mounir Abi pour Afrique-Asie.fr
Voir en ligne : l’article sur le site Afrique-Asie
- Le soutien de l’Algérie pour la cause palestinienne ne s’est jamais démenti. C’est à Alger que les Palestiniens ont annoncé la naissance de leur état en 1988. Sa position, inchangée, est justement le respect du droit international, en théorie et en pratique, conformément aux résolutions de l’ONU qui prévoient le retour des réfugiés palestiniens dans leurs foyers et la création de deux états, un palestinien et un israélien. (Note de la rédaction d’AA).[↩]