3 juin | Ghislain Poissonnier
La chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu deux arrêts les 20 octobre 2015 estimant que l’appel lancé par des militants associatifs au boycott des produits israéliens constituait une infraction pénale. Ces deux arrêts suscitent une incompréhension profonde tant parmi les juristes (voir Robin Medard et Jean-Christophe Duhamel) que dans la société civile (voir la position de la FIDH). Ils font l’objet d’un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg.
La Cour de cassation est la seule juridiction suprême en Europe à s’être engagée dans une telle pénalisation du boycott-citoyen, que la loi française n’imposait pas. En effet, la loi pénale française interdit à juste titre les discriminations contre les personnes : elle n’interdit en rien les appels lancés par des citoyens engagés contre l’achat de certains types de produits en guise de protestation contre une politique ou des pratiques.
Mais qu’en est-il outre-Atlantique ? La Cour suprême des États-Unis n’a pas eu jusqu’à présent l’occasion de se prononcer sur les modes d’actions de la campagne Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS). Elle a, toutefois, rendu en 1982 un arrêt éclairant sur le sujet de l’appel au boycott.
Les faits à l’origine de cette affaire sont les suivants : en 1966, dans le comté de Clairborne situé dans l’État du Mississippi, la célèbre association nationale pour la promotion des gens de couleur (NAACP pour « National Association for the Advancement of Colored People ») lançait une campagne de boycott des commerces tenus par des propriétaires blancs. Le but était de pousser les acteurs du commerce – patrons et actionnaires – à se conformer à des règles d’égalité de traitement des Noirs et des Blancs. Il s’agissait de mettre fin à des discriminations dans la vente des produits mais également à l’embauche et dans le travail, discriminations dont étaient victimes les Noirs. La campagne consistait à tenir des réunions, à prononcer des discours, à distribuer des tracts, le tout dans l’objectif d’organiser le boycott de certains lieux de vente. La NAACP avait en particulier demandé à ses militants de se placer devant les commerces ciblés pas la campagne afin d’inciter les consommateurs noirs à ne pas s’y rendre.
En 1969, des patrons blancs ont engagé une action en justice devant un tribunal du Mississippi contre la NAACP et contre certaines personnes ayant participé à cette campagne, en sollicitant notamment le paiement de dommages et intérêts pour le préjudice subi résultant de la perte de clientèle. En 1976, un premier jugement prononcé déclara la campagne de boycott illégale et condamna les personnes qui en étaient à l’origine à payer aux commerçants plaignants plus d’un million de dollars US de dommages et intérêts. Un recours fut intenté devant la Cour suprême de l’État du Mississippi. En 1980, celle-ci refusa de considérer que l’appel général et impersonnel au boycott des magasins tenus par des Blancs suspectés de pratiques discriminatoires était illégal. Cependant, elle n’en confirma pas moins une partie de la décision initiale en indiquant que les conséquences dommageables subies par des commerçants spécifiques étaient indemnisables. La NAACP saisit alors la plus haute juridiction américaine. Par une décision rendue le 2 juillet 1982 (n°81-202 National Association for the Advancement of Colored People v. Clairborne Hardware Co), la Cour suprême des États-Unis infirma l’arrêt de la Cour suprême de l’État du Mississippi.
La Cour suprême tint le raisonnement suivant :
– Les auteurs d’une campagne de boycott de produits – si cette campagne est non-violente – bénéficient de la protection accordée au titre du premier amendement de la constitution des États-Unis, disposition qui consacre les libertés d’expression, d’assemblée, d’association et de pétition. Et si les États fédérés ont bien le pouvoir de réguler l’activité économique, ce pouvoir ne les autorise pas à interdire une activité politique comme une campagne non-violente de boycott organisée par une association.
– Les auteurs d’une campagne non-violente de boycott ne peuvent pas être tenus civilement responsables des dommages que leur campagne provoque. Ils ne sauraient être rendus civilement responsables de dommages, dès lors qu’il n’est pas établi que par leur propos ou leur comportement, ils auraient incité à la violence ou autorisé des actes de violence. En juger différemment reviendrait à faire peser sur la NAACP une atteinte anormale aux droits de cette association à caractère politique.
Par cet arrêt, la Cour suprême des États-Unis reconnaît ainsi un vrai droit des citoyens et des associations à organiser des campagnes non-violentes de boycott des produits et des commerces. La solution dégagée est toujours valable. Son point central réside dans l’ancrage du boycott-citoyen au premier amendement de la constitution des États-Unis et notamment à la liberté d’expression, liberté consubstantielle à la démocratie.
Bien évidemment, les droits américain et français sont différents – tout comme les traditions juridiques de ces pays. Il est néanmoins regrettable que la Cour de cassation n’ait pas pris la peine de se pencher sur cet arrêt qui pouvait être une source utile et pertinente d’inspiration. Et ce d’autant plus que la campagne BDS puise ses origines dans les mouvements pacifiques de lutte contre l’apartheid sud-africain et contre toutes les formes de discrimination raciale aux États-Unis. Car finalement, ce qui peut être reproché à la Cour de cassation, c’est d’avoir porté atteinte à une importante liberté politique au nom de la protection des droits d’acteurs économiques – ici les producteurs israéliens dont la liberté de commerce n’était pourtant en rien entravée. Une démarche assurément audacieuse à laquelle la Cour suprême des États-Unis s’est refusée sur le plan civil. Et une démarche dangereuse dans le domaine pénal, où les libertés publiques doivent être protégées.