France: terre d’accueil ?

«Nul ne peut être lésé, dans son travail (…), en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances.» (Constitution de la Quatrième République.)

Pourtant, les discriminations, frappant les «immigrés» nord-africains après 1945, furent systémiques. Les divers adeptes du grand roman national n’ont de cesse de nier ou d’euphémiser cette réalité. France: terre d’accueil ?

« L’égalité de tous les citoyens devant la loi, qui est le principe de base de notre Constitution, n’a jamais été pratiquée. (…) Dans les domaines politique et économique, la discrimination n’a cessé de jouer au bénéfice des Français et au détriment des musulmans. » H. Frenay et M. Rocard (1957)

8 mai 1945 ; la métropole est libre. Cinq mois plus tard, la Constitution de la Quatrième République est approuvée par référendum. « Le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés, » lit-on dans le préambule. Deux passages inédits y sont introduits. Le premier est ainsi rédigé : « tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République. »(Souligné par nous). Louable législateur qui a pris soin de spécifier qu’il s’agit d’une prérogative, ce qui peut s’interpréter ainsi : une obligation de protection pèse désormais sur l’État. Recul en fait par rapport au projet d’avril 1946 qui établissait – art. 6. – le principe général suivant : « tout homme persécuté en violation » de la « présente déclaration » a « droit d’asile. » Subtile involution. Les membres de l’Assemblée constituante ont-ils pris peur devant leurs audaces initiales ? Sans doute. Le second passage comporte ces précisions : « nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances. » Admirable.

Peu après, les responsables politiques et la majorité de la gent historienne forgent le mythe résistancialiste qui va bientôt s’imposer. La collaboration ? Une entreprise détestable conduite par une minorité d’égarés vendus à une puissance ennemie, et étrangers à la glorieuse tradition française, bien sûr. Le régime dictatorial, antisémite, xénophobe et pro-allemand du maréchal Pétain ? Une sinistre mais courte parenthèse désormais close grâce du rétablissement des institutions républicaines dont les valeurs viennent d’être proclamées avec la solennité qui sied à la fondation du nouveau régime. De nouveau également, la France terre d’accueil peut rayonner en offrant aux victimes de persécutions sa protection généreuse, et aux immigrés d’où qu’ils viennent la possibilité d’échapper à la pauvreté en commençant une vie nouvelle. En 1972, l’historien Alphonse Dupront, encore lui, écrit : « ce pays est très peu “raciste” » car « l’histoire du “faire” national français est geste d’élection d’universel. » Sublimité hexagonale et mythologie ronflante parées des atours de la science historique auxquels l’Académie apporte une caution que les Immortels croient prestigieuse.

Improprement nommés immigrés, alors qu’ils sont des citoyens de la République venus des départements d’Algérie pour s’installer en métropole, le nombre de « Français musulmans » de cette colonie augmente de façon considérable – 22 000 en 1946, près de 300 000 en 1954. La misère qui sévit outre-Méditerranée et qui les frappe durement, les impératifs de la reconstruction du pays et les besoins d’une économie en pleine expansion sont à l’origine de ces migrations, que favorise aussi la liberté de circulation enfin accordée aux populations dites « exotiques. » Ont-elles été accueillies par une Marianne accorte et bienveillante, comme le croient M. Valls et de nombreux républicains à droite et à gauche ?

Taux de chômage de la « population européenne » ? 1,7%. Taux de chômage des “immigrés” Algériens ? 25%, constate Andrée Michel dans un ouvrage – Les Travailleurs algériens en France – publié en 1956 par le CNRS. Les mêmes sont employés au niveau le plus bas et basses aussi sont leurs rémunérations cependant qu’une « véritable ségrégation de l’habitat nord-africain » existe déjà « dans certaines régions ou villes industrielles. » Fondateur de la Sécurité sociale, puis directeur de cet organisme, le conseiller d’État Pierre Laroque écrit en introduction : « s’il est une conclusion qui se dégage de manière aveuglante » de cette étude, « c’est que la discrimination entre travailleurs européens et travailleurs algériens est partout, dans les conditions d’emploi, dans l’embauche, (…) dans les conditions d’existence » et dans « l’habitat. » (Souligné par nous.) Discriminations graves, multiples et cumulatives, systémiques en un mot. Celles-là mêmes que les adeptes du grand roman national-républicain nient ou euphémisent en les présentant comme des discriminations marginales car liées à des comportements individuels et minoritaires. Les héritier-e-s de l’immigration coloniale et post-coloniale connaissent cette histoire peu glorieuse des Trente glorieuses. De même, ils savent que ces discriminations continuent d’affecter leur vie quotidienne et leur avenir professionnel, entre autres.

Post-scriptum.

Au lendemain de la désignation de Fr. Fillon comme candidat des Républicains pour les élections présidentielles à venir, n’ayons pas la mémoire courte. Libéral débridé sur le terrain économique et social, rappelons qu’il a conduit une politique fort autoritaire en matière de politique d’immigration. Docile « collaborateur » de N. Sarkozy qui, sitôt élu chef de l’État, le nomma à Matignon en 2007, Fillon fut le premier Premier ministre sous l’autorité duquel un ministère au nom abracadabrantesque – le ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Codéveloppement – vit le jour. Les fonctions de ce dernier ? Mettre en œuvre un véritable plan quinquennal d’expulsions. Environ 27 000 par an, soit 75 par jours, comme cela fut rappelé à plusieurs reprises au cours de ces années caractérisées par le triomphe d’une brutale xénophobie d’État. Les moyens de cette politique ? La traque des sans-papiers, les rafles et la multiplication des contrôles au faciès indispensables pour atteindre de tels objectifs. Quant au Fr. Fillon-candidat, il prévoit la suppression de l’aide médicale d’État (AME) pour les immigrés, le durcissement du regroupement familial et « la mise en œuvre d’une politique volontariste d’éloignement du territoire des demandeurs d’asile déboutés. » N. Sarkozy a été renvoyé à ses “passions privées“ ; nul doute, pour le sujet qui nous occupe Fr. Fillon sera son héritier cynique et d’autant plus déterminé qu’il vient de remporter une victoire éclatante. Rupture, comme l’écrivent des journalistes oublieux ? Sinistre continuité légitimée, une fois encore, par une rhétorique réactionnaire convenue : celle de la mise en péril puisque la France serait menacée par une immigration incontrôlée. Sauver le pays au son de La Marseillaise, sans oublier la beauté immarcescible du drapeau tricolore pour stimuler la fierté d’être français. Tant d’originalité laisse pantois, en effet.

Olivier Le Cour Grandmaison

O. Le Cour Grandmaison, universitaire. Dernier ouvrage paru L’Empire des hygiénistes. Vivre aux colonies, Fayard, 2014.