Intervention à la table ronde « Antisémitisme, Antisionisme, Instrumentalisation : comment s’orienter ? » de la journée « De Paris à Gaza, résister à la fascisation du monde », organisée par l’AFA le 13 avril 2024.
Dans ma famille il y avait un argument qui rendait, et d’une certaine manière rend encore, très difficile toute critique de l’État d’Israël à partir de l’effet que ses politiques peuvent avoir sur l’existence des juifves qui ne vivent pas en Israël et ne sont pas israélien.nes. Cet argument rendait (et rend encore, pour de nombreuses personnes juives), très difficile toute interprétation de l’antisémitisme comme conséquence, au moins pour une part (mais une part importante), des politiques israéliennes à l’égard du peuple palestinien, d’un côté, et européennes à l’égard des juifves en Europe et à l’égard des politiques israéliennes, de l’autre. On pourrait formuler cet argument ainsi : « Quoique nous fassions, c’est toujours un argument pour l’antisémitisme ». Ou encore : « Les antisémites ne se soucient pas de ce que nous faisons, mais de ce que nous sommes ». On reconnaîtra dans cette seconde formule une autre qui s’est épanouie plus récemment en France. Il fallait alors écarter toute éventualité d’une discussion qui aurait porté sur le rôle joué par l’État français – comme plus largement par la coalition euro-américaine – en Irak, en Libye, en Syrie et ailleurs au cours des deux décennies qui ont précédé ces attentats (pour ne parler que de cette période1. Mais dans le cas des juifves, à l’époque où j’entendais cet argument dans la bouche des membres de ma famille, il est incontestable qu’il reflétait quelque chose d’historiquement vrai : l’antisémitisme classique, l’antisémitisme tout court, déteste les juifves qu’ils et elles soient riches ou pauvres, appartiennent aux classes qui détiennent du pouvoir ou à celles qui sont spoliées et exploitées, se conduisent bien ou mal, soient beaux ou laides, intelligentes ou idiots, cultivées ou incultes, qu’elles exploitent ou qu’ils soient exploités, qu’ils soient communistes, capitalistes ou sionistes, colonialistes ou anticolonialistes. Pire, l’antisémitisme fait argument de tout et de son contraire : les juifves sont trop riches ou trop pauvres, ils hantent les prisons (au 18ème siècle) ou pactisent avec les puissants, ils sont trop intellectuels ou trop incultes, trop bien ou trop mal assimilées, ce sont des artistes cosmopolites ou des sectaires repliés sur leurs communautés, trop religieux ou trop émancipés de la religion, ils et elles sont soit trop révolutionnaires, soit trop conservatrices, etc. etc.
Que ce soit au niveau de la communauté juive de leur petite ville ou au niveau international, quand un individu, ou une famille, ou un groupe se conduisait mal (tel patron, tel escroc, tel agent du crime organisé, tel personnage politique, etc.), et que des juifves de leur entourage disaient : ça va nous faire du tort (réaction naturelle chez un groupe minoritaire qui a une histoire en grande partie marquée par la discrimination, l’oppression et la persécution), mes parents répondaient ça : l’antisémitisme n’a que faire d’arguments rationnels, nous pouvons nous conduire de manière aussi exemplaire qu’on voudra, cela n’y changera rien.
Je ne vais pas faire ici l’histoire de l’antisémitisme européen, mais ils avaient raison. Et du coup, c’est aussi ce qui motivait leur attitude quand quelqu’un disait que la politique israélienne à l’égard des Palestinien.nes risquait de susciter l’antisémitisme. De leur point de vue, et je ne peux leur donner tort sur ce point, l’antisémitisme préexiste à toute circonstance particulière et ne se fonde pas sur elle. Tout au plus s’empare-t-il de ce qui passe, de tout ce qui peut lui servir. Il fait feu de tout bois.
Cela, et l’extrapolation de ce fait dans l’idée que l’antisémitisme est une réalité intemporelle, anhistorique et émancipée de toute géographie, est ce qui rend si difficile, aujourd’hui encore, de parler à un grand nombre de juifves de l’effet catastrophique de la politique israélienne, de l’oppression coloniale exercée par Israël sur les Palestinien.nes, et aujourd’hui de la guerre à Gaza, sur les représentations des juifves de manière générale et sur leur existence quotidienne, sur notre existence quotidienne.
Le succès de l’arraisonnement des identités juives et des histoires juives (je ne parle pas, disant cela, des blagues juives, mais bien de la multiplicité des histoires juives, car il n’y a pas une histoire juive, comme on essaie souvent de nous le faire croire, mais des histoires juives infiniment diverses, selon les régions du monde, les pays, les villes) sous la bannière israélienne aura eu cette conséquence massive, qui est ce à quoi nous sommes confronté.es aujourd’hui : les juifves sont considérées et se considèrent trop souvent comme constituant une diaspora d’Israël, certes, mais dans un sens perverti. Pour aller vite, le mot diaspora (qui veut dire « dispersion2 ») renvoie, traditionnellement, à une conception que j’appelle dispersive de la collectivité juive : c’est-à-dire à l’idée d’une collectivité qui, à partir d’un lieu où s’est cristallisée sa conscience de soi (ce qui ne saurait se dire en termes d’origine3) s’est, par étapes successives, disséminée dans le monde, ce qui est compris par la tradition chrétienne comme une punition, mais qui, dès l’époque talmudique (et il y a des arguments pour dire que c’est déjà le cas dans le corpus tanakhique), est profondément constitutif de la manière dont la tradition juive pense la fonction du judaïsme et de la judéité dans le monde. On pourrait dire ainsi que, d’une certaine manière, jusqu’à l’avènement du sionisme, la dispersion est pour les juifves non pas une punition ou une malédiction, mais une bénédiction. Et de fait l’exil et la dispersion ont été pour les innombrables communautés juives de par le monde des occasions de créativité culturelle, religieuse, sociale et politique pendant des siècles. D’où, à Tsedek, notre engagement pour l’assomption d’un diasporisme politique.
Mais depuis la création de l’État d’Israël, et avant cela dans la pensée sioniste dès sa formation, le mot diaspora comme la notion de dispersion ont été affectées de valeurs négatives4, peu avant que le nom Israël lui-même, d’ailleurs, fasse l’objet d’un détournement sémantique massif : de nom que la collectivité juive se donnait à elle-même, c’est en 1948 qu’il fut pour la première fois employé comme toponyme et appellation d’État5. Mais le mot diaspora n’a pas seulement servi à désigner tout ce qui devait être rejeté des histoires, des traditions, des ethos culturels et subjectifs, des politiques minoritaires juives, pour parvenir à la formation du « Nouveau Juif ». Diaspora ne désigne plus, aujourd’hui, un processus de dispersion, comme le veut sa signification étymologique, qui correspond à un processus historique certainement plus complexe que celui dont Schlomo Sand fait assez grossièrement son repoussoir théorique, mais qui s’inscrit surtout dans ce que Talal Asad appelle une « tradition discursive » longue et riche. Ce mot de diaspora désigne aujourd’hui un processus de satellisation par rapport à l’État d’Israël. La manière circule ainsi aujourd’hui, dans les médias, dans les discours politiques (je ne sais pas, en réalité, s’il est encore beaucoup utilisé, mais il l’a été énormément dans les décennies post-1948 et a contribué à forger les représentations du lien entre Israël et les juifs du monde entier) et dans les propos courants lui donne un sens qui suppose un lien constitutif des juifves non pas simplement avec la terre d’Israël, c’est-à-dire le territoire géographique correspondant à la Palestine mandataire, mais avec l’État d’Israël. La diffusion et l’emploi du terme diaspora lorsqu’il concerne les juifves suppose trop souvent celles-ci et ceux-ci ne se trouvent éloignés de « l’État juif » (whatever that means) que par des circonstances accidentelles, que par le diffèrement volontaire ou involontaire d’un « retour » nécessaire et voué à advenir. C’est la représentation explicitement assumée par les millénaristes états-uniens antisémites, mais c’est aussi celle qui préside aujourd’hui implicitement à un grand nombre d’usages du mot « diaspora », lorsqu’il est appliqué aux juifves du monde (pas nécessairement pas elles et eux-mêmes), et peut-être même la plupart du temps plutôt lorsqu’il est employé par des personnes qui ne sont pas juives elles-mêmes.
Lorsque c’est cette conception, que j’appelle « satellitaire » de la notion de diaspora, qui est employée, plutôt que la conception traditionnelle « dispersive », alors oui, il devient difficile pour de nombreu.ses juifves de ne pas avoir le sentiment que critiquer la politique israélienne revient à se tirer une balle dans le pied. Parce que beaucoup de juifves souscrivent, à tort peut-être (c’est ce que je crois, mais c’est ainsi que les choses, les perceptions, ont été programmées pour elles et eux par l’histoire), à l’idée qu’Israël les représente et qu’ils et elles représentent Israël. C’est désolant, et il faut et il faudra du temps et du travail d’analyse politique et historique pour défaire ces perceptions. Mais c’est ce à quoi nous avons à faire.
Liée à la distinction qu’il faut faire entre juifves et Israélien.nes, notre séparation d’avec l’État d’Israël est nécessaire, à la fois pour nous ici et pour elles et eux là-bas. Elle n’est pas toujours facile, affectivement, pour des raisons familiales et biographiques, voire linguistiques (l’hébreu que beaucoup d’entre nous apprennent dans le cadre de leur formation religieuse n’est pas la langue tanakhique et moins encore la langue talmudique, mais l’hébreu moderne israélien. Cela a des avantages, parmi lesquels comptons celui de pouvoir, parfois avec quelque effort, écouter, éventuellement lire, voire même traduire les textes des journalistes, historien.nes, philosophes, sociologues, politistes, etc. israéliens critiques de la pensée et de la politique sionistes). Nous avons parfois grandi dans la croyance en ce lien que j’ai très brièvement et insuffisamment décrit. Nous avons des proches en Israël, des ami.es, juifves et palestinien.nes. Mais nous avons aussi des proches dans d’autres pays, des pays sur lesquels nous ne nous sentons pas de droit particulier. Dans ces autres pays, nous pouvons envisager d’aller nous installer6. En Israël, nous ne le pouvons pas aujourd’hui, quand bien même nous en aurions le désir, précisément parce que cela reviendrait à recourir à un privilège que nous rejetons parce qu’il s’exerce au détriment des Palestinien.nes et pour renforcer leur oppression. Cette séparation d’avec Israël est nécessaire pour que nous puissions assumer, développer et enrichir notre subjectivation diasporique au sens que nous voulons lui donner. Elle est nécessaire aussi pour qu’un avenir soit (reste ? redevienne ?) possible là-bas pour les Israélien.nes avec les Palestinien.nes. Notre renoncement déclaré à la « loi du retour » (c’est profondément le sens de notre diasporicité revendiquée) est la condition pour que, dans un avenir que la guerre actuelle à Gaza semble repousser plus loin encore – mais l’histoire nous réserve parfois des surprises – quelque chose devienne possible là-bas, entre celles et ceux qui y vivent aujourd’hui. Je ne sais plus qui disait récemment : ni les Israélien.nes, ni les Palestinien.nes ne partiront de la Palestine. C’est entre elles et eux qu’il faut que cela se règle (dire cela n’exclut pas l’idée, à laquelle je souscris, que lorsque la violence atteint de tels sommets et une telle inégalité de forces, il faut l’intervention d’un tiers. Mais « nous les juifves », en tant que juifves, ne pouvons être ce tiers).
Nous, juifves anticolonialistes, devons dire aux Israélien.nes : « Faites sans nous. » Et du même coup, refuser le marché de dupes qui consiste à essayer de nous faire croire que l’État d’Israël nous protège de l’antisémitisme, alors qu’au contraire il nous y expose et accroît notre vulnérabilité, qui le sert comme elle sert, dans les États européens, les politiques discriminatoires à l’égard des autres minorités.
- Dire cela est-ce « justifier » ces attentats ? Non évidemment. Mais il est certainement plus facile de nous faire ce procès (« chercher à comprendre c’est chercher à justifier ») que de postuler que le type d’atrocité dont il s’agit se soucie sans doute moins d’être « justifiée » que de faire payer leur « innocence » aux innocents, précisément à eux, parce que l’innocence est parfois l’arme du crime.[↩]
- Sur le mot grec diaspora, ses traductions et ses usages, lire le très beau livre de Stéphane Dufoix, La Dispersion. Une histoire des usages du mot diaspora, Paris, éditions Amsterdam, 2011.[↩]
- Voir par exemple Esther Benbassa et Jean-Christophe Attias, Israël, la terre et le sacré, Paris, Flammarion, 2001.[↩]
- Voir à cet égard les travaux d’Amnon Raz-Krakotzkin sur le rejet de la notion d’exil dans la culture sioniste, notamment son article fondamental de 1993, traduit en 2017 en anglais sous le titre « Exile Within Sovereignty: Critique of “The Negation of Exile” in Israeli Culture », in Zvi Ben-Dor Benite, Stefanos Geroulanos, Nicole Jerr (dir.), The Scaffolding of Sovereignty. Global and Aesthetic Perspectives on the History of a Concept, Columbia University Press, 2017.[↩]
- C’est ce qu’a montré Tal Hever-Chybowski (directeur de la Maison de la culture yiddish-Bibliothèque Medem) lors de la séance du 21 mars 2016 du séminaire « Traduire le peuple et l’exil », au Collège international de philosophie, séminaire sous-titré pour l’année 2016 « Loin de l’autochtonie ». Cette séance était intitulée « Between De-territorialization and Re-territorialization : Towards Conceptual Histories of “Zion” and “Israël” ».[↩]
- On dira, et on aura raison, que cette possibilité, cette mobilité ressortit à notre privilège d’Européen.es.[↩]