Par l’Agence Média Palestine, du 1er au 10 octobre 2025.
Née au début des années 1960 d’un père d’origine algérienne et d’une mère née en Palestine, Ariella Aïcha Azoulay est une essayiste et cinéaste franco-israélienne. Militante de longue date contre la colonisation israélienne et contre les récits coloniaux contemporains, elle a beaucoup exploré ces thématiques dans son travail de théoricienne de la photographie, et dans ses films. Actuellement titulaire d’une chaire à l’université Brown aux Etats-Unis, elle a accepté de revenir sur l’après 7 octobre dans un texte engagé.

Face au génocide commis dès les premiers jours suivant le 7 octobre, le pacte occidental du Nouvel Ordre Mondial, imposé par les Alliés à la fin de la deuxième guerre mondiale, s’est effondré. Ce pacte a servi à justifier la création d’un État « pour les Juifs » en Palestine et en a fait une obligation morale et un élément majeur de l’écriture de l’histoire du XXème siècle. Ainsi l’Occident pouvait s’innocenter de ses crimes envers les Juifs et plusieurs autres groupes racialisés. Il a aussi pu normaliser le développement et l‘usage des technologies génocidaires avec lesquelles il cible le Moyen Orient et détruit systématiquement ses mondes divers et séculaires. A-t-on oublié le Liban ? la Syrie ? l’Iraq ? l’Iran ? l’Afghanistan ? le Yémen ? la Libye ? la Tunisie ? Et la liste est encore longue.
Les pouvoirs impériaux occidentaux qui soutiennent le génocide et envoient des quantités inouïes d’armes à leurs mercenaires dans le Moyen Orient, ne le font ni par amour d’Israël ni par haine des Palestiniens, mais plutôt pour que le génocide paraisse imparable et la destruction du Moyen Orient inévitable. Qu’une grande masse de leurs citoyens ne croie plus en l’exceptionnalité de l’holocauste et en la nécessité présumé de la création d’un État « pour les juifs » met en question l’avenir de ce pacte qui ne peut plus cacher sa nature génocidaire.
Pour répliquer au 7 octobre, qu’il ne puisse désigner la résistance armée contre la colonisation de la Palestine, et pour que ce qui a été violemment acquis en 1948 ne soit pas perdu, Israël a été formé aux technologies génocidaires que l’Occident a inventées. Or, l’opposition globale des citoyens de ces pays, qui s’exprime en différentes formes et sur différentes plateformes fait effondrer ce pacte, qui depuis 1948 a tenté de leur faire croire qu’un génocide n’est pas un génocide, et qu’une colonie de peuplement n’en est pas une, puisque l’Occident l’avait reconnue comme un État souverain ayant le droit de se défendre.
Grâce à la résistance et la résilience des Palestiniens – sumud – et à l’opposition globale contre la réimposition de ce pacte avec la complicité des médias, ce dont le 7 octobre sera le nom à la fin de ce génocide est encore en suspens. Verrons-nous la fin du régime génocidaire que l’État d’Israël incarne ? Nommera-t-il le jour où l’obligation s’est imposée de démanteler et d’arrêter de développer dans « les meilleures » écoles et laboratoires de l’Occident les technologies « avancées » programmées pour détruire la vie ? La responsabilité de l’Occident dans la fusion de « la question juive » et « la question de la Palestine » et dans l’instrumentalisation des deux pour détruire le Moyen Orient va-t-elle finir par déstabiliser la domination des imaginaires et institutions politiques occidentaux pour permettre le retour de la Palestine plurielle et d’un monde juif musulman ? Cela permettrait de contrer le régime génocidaire imposé par cette tradition judéo-chrétienne inventée afin de nourrir le narratif selon lequel les arabes, musulmans et Palestiniens sont les ennemis des juifs et juives (tout en effaçant l’histoire d’une vie partagée pendant des siècles)? Les forces revitalisantes des Palestiniens de Gaza seront-elles soutenues pour pouvoir se guérir autant que cela est possible de l’horreur d’un tel génocide, sans être, comme le furent les survivants juifs à la fin de la deuxième guerre mondiale, instrumentalisés pour d’autres projets de l’Occident ?
Le Nouvel ordre mondial a divisé le monde en 200 États-nations – souvent au détriment des peuples qui ont été dépossédés de leurs pays et privés d’États ; les Palestiniens en sont un exemple emblématique. En imposant cette réorganisation violente du monde, la matrice dominante des histoires nationales efface la responsabilité des empires Euro-Américains pour leurs nombreux crimes génocidaires – y compris ceux commis par cette division (connue sous le nom de « partition »). Afin de surveiller que ce Nouvel ordre soit respecté, des organismes internationaux ont été créés, ayant le pouvoir de déterminer qui sont les acteurs autorisés à y participer et ceux qui doivent en être exclus et délégitimés. C’est ainsi que les dirigeants du mouvement sioniste, mouvement qui était marginal parmi les juifs du monde (notamment dans le monde juif musulman sacrifié pour créer cet État pour « le peuple juif ») ont été reconnus comme représentatifs de tous les juifs du monde et ont été mandatés pour détruire la Palestine. En 1949, un an après la déclaration de l’État d’Israël, cet État a été reconnu par l’ONU comme le seul acteur autorisé à parler depuis-la-Palestine-rebaptisée-Israël, et le narratif du génocide contre les Palestiniens – la Nakba – n’a pu se faire entendre que comme une histoire à part, une histoire palestinienne séparée de l’histoire de l’État d’Israël, dépourvue d’une reconnaissance internationale et démunie du pouvoir de déstabiliser le grand narratif Euro-Américain sur la rédemption du « peuple juif » achevée par l’État que l’Occident s’est autorisé à lui « donner ». Le travail de camouflage de ce qui n’était en réalité qu’une solution post finale pour les juifs faisant d’eux et d’elles les mercenaires de l’Occident, a été assuré par les sionistes eux-mêmes. Ils ont créé Israël comme une grande usine-à-humains où des sionistes de naissance sont fabriqué.es, croyant que « leur » État est égal à leur rédemption post-holocauste. Cette croyance est reflétée non seulement dans les livres fabriqués dans cette usine-à-échelle-d’État mais aussi dans la matrice de l’histoire de l’Occident.
Israël, de concert avec l’Occident, tente d’éradiquer ce que le 7 octobre vient nommer pour beaucoup génocide, et le rêve qu’un autre monde est possible où la fin de ce génocide serait la fin du monde où il a pu être perpétré. Quand un sens jaillit ainsi pour une multitude face à ce qu’elle voit et comprend, il ne peut pas être éradiqué pour en imposer un autre. Un sens n’est pas un contenu bien délimité ou une idée personnelle ; il est plutôt insoumis car il n’appartient à personne et personne ne peut prétendre l’avoir inventé. Un sens est généré en commun et personne n’est exclu, il suffit de ne pas dénier ce qu’on voit et sait. L’assassinat de 250 journalistes et photojournalistes à Gaza depuis le début du génocide est une tentative de sabotage de ce mouvement global de libération du pacte occidental. Ce dernier n’aurait pu avoir lieu sans le travail des journalistes et des photojournalistes palestiniens et palestiniennes à Gaza.

Capture d’écran d’un post Instagram sur Maryam Abu Daqqa, journaliste palestinienne tuée par l’armée israélienne à Khan Younes le 25 août 2025, dans le sud de la bande de Gaza.
L’exécution des nombreux journalistes est très peu rapportée dans les médias mondiaux et jusque récemment a été largement ignorée par les professionnels du métier qui pendant presque deux ans ont trahi leurs collègues palestiniens. Comme le dit ce post Instagram « Gaza brûle, la presse se tait : AFP, ou êtes-vous ? Chaque jour Khadija Toufik risque sa vie, pourquoi son travail n’est-il pas relayé ? » Contre ces oreilles sourdes des travailleurs des médias en Occident, des millions de citoyens ouvrent leurs yeux et leurs oreilles aux Palestiniens qui transmettent depuis le site du génocide, et exercent l’obligation de les écouter afin que les conditions du partage de la vérité de ce qui se passe à Gaza soient maintenues.
Deux idées reçues problématiques ont commencé à circuler autour de l’assassinat systématique des journalistes à Gaza comme explication de leur ciblage par Israël. La première a été évoquée à de nombreuses reprises quand les efforts systématiques d’Israël pour semer la famine ont abouti au bout de plusieurs mois, et les images des enfants affamés ont brièvement circulé dans la presse. Elle explique la raison de l’exécution des journalistes et photojournalistes par le contenu de leurs photos et reportages. La deuxième idée reçue est que si Israël continue de tuer des journalistes il n’y aura plus personnes pour rapporter de Gaza, vu le siège et l’interdiction d’entrée des journalistes étrangers.
Réfuter ces deux idées reçues est essentiel pour désapprendre l’onto-épistémologie génocidaire qui les soutient et qui camoufle l’étendue du génocide et de la complicité de l’Occident rallié au génocide. La première reflète l’éthique occidentale de la photographie qui concentre la temporalité de l’instantané, l’idéologie du cliché singulier et la conception des nouvelles (news) reléguées au passé au moment où elles sont publiées/postées. Une libération anticoloniale du pacte occidental nécessairement rejette aussi cette éthique impérialiste du témoignage instantané, qui déplace la reconnaissance du génocide de ses structures de violence vers la sensitivité des individus horrifiés par l’impact de cette violence sur les corps des victimes. Les millions qui s’opposent au génocide comprennent que sa temporalité n’est pas celle d’une action ponctuelle délimitée temporellement mais un régime d’extermination qui cible un groupe – les Palestiniens. Elles et ils comprennent aussi l’ancrage de leur rôle de témoins dans l’obligation de prioriser l’écoute des voix venant de Gaza et leurs témoignages qui remontent à 1948.
Ce type de témoignage anticolonial ou antigénocidaire, ne cherche pas d’autre évidence pour être persuadé qu’Israël avec le soutien de l’Occident perpétue un génocide, car ces preuves sont déjà en excès (également depuis 1948) et les bourreaux le savent très bien. Il suffit de se rappeler du bombardement de l’hôpital Al-Ahli Arab déjà en octobre 2023 (l’exécution de presque 500 Palestiniens) qui a prouvé que les bourreaux commettent leurs crimes sans gêne, au vu de tous, en toute impunité.
Décrire l’assassinat des journalistes comme une tentative d’effacer les traces des crimes génocidaires assume que les innombrables preuves et blessures inscrites sur différents supports – côte à côte avec le support photographique – peuvent disparaître du jour au lendemain du sol, du corps humain, des limbes amputés, des âmes brisées et traumatisées, de la mémoire, de la connaissance.
Soyons clairs, l’assassinat massif des journalistes n’est pas dû au contenu délimité par chaque reportage ou photographie, mais à la prise de parole de ces journalistes palestinien.nes en tant que ceux et celles qui sont ciblés par le génocide et néanmoins arrivent à parler et se faire entendre directement en temps réel, sans le décalage historique qui auparavant a été imposé aux victimes d’autres génocides, et sans la médiatisation par les filtres de l’Occident.
Paradoxalement, dû au siège qui a transformé Gaza en camp de la mort et tenté d’en faire un ghetto photographique, le travail de témoignage des Palestinien.es est devenu la pièce charnière d’un mouvement anticolonial global qui se tisse autour d’eux et d’elles.

Capture d’écran d’Anas Al-Sharif, le journaliste assassiné par Israël en août 2025. Il est montré enfant sur cette image, regardant vers l’homme en Gilet bleu de la presse, à Gaza en 2008.
La deuxième idée reçue reflète la conception occidentale du métier de journaliste selon laquelle ses valeurs universelles ne s’apprennent que dans les grandes écoles occidentales évidemment, et ignore complètement la manière dont les journalistes à Gaza ont transformé le métier. D’un métier qui respecte les protocoles de l’Occident – des journalistes qui arrivent et s’en vont aussitôt qu’ils et elles ont fini de quêter les infos – en un métier ancré dans la communauté, un métier qui se fait en communauté, avec les mêmes valeurs collaboratives qui ne séparent pas le travail du journaliste de ses obligations envers sa communauté et sa lutte.
Depuis le 7 octobre les voix palestiniennes sont entendues par le monde, criant du lieu même d’un génocide qui dure depuis 1948, n’en pouvant plus d’être asphyxiées et séquestrées, malgré le siège, les murs et les clôtures. Contre la violence et l’argent investis pour focaliser le sens du 7 octobre sur la violence commise par le Hamas, ce jour est devenu le nom du génocide et en même temps, inshallah, le nom de la fin incontournable de l’État sioniste et du club occidental qui l’utilise pour détruire le Moyen Orient, le nom du retour d’une Palestine libre et plurielle.