Ariella Aïsha Azoulay : « Voir le génocide »

Photos : La rue Al-Rashid dans la ville de Gaza, avant et après le 7 octobre. Image inférieure : Reuters

Le 28 décembre 2023

Depuis le 7 octobre, Israël utilise des images pour faire écran à sa campagne génocidaire contre les Palestiniens.

I.


Les deux d’images ci-dessus, montrant Gaza « avant et après », ont circulé en Israël comme une image du triomphe sur le Hamas. Si les personnes qui ont disséminé ces images les avaient perçues comme des preuves d’un crime, elles auraient été censurées pour qu’elles ne puissent pas servir à témoigner du spatiocide mené à Gaza. Au lieu de cela, elles ont été diffusées avec fierté, pour annoncer que les Palestiniens ne pouvaient désormais plus marcher le long de la rue Al-Rashid à Gaza City, et plus généralement qu’ils et elles ne pouvaient plus retourner dans la partie nord de Gaza, une zone désormais vidée de sa
population palestinienne. “Cessez-le-feu maintenant”, “levée du blocus » et “stop aux massacres » : ces appels d’urgence pour mettre fin de façon immédiate aux bombardements et à la destruction perpétrée par Israël à Gaza sont exprimés par des millions de personnes à travers le monde, dans les rues et sur les réseaux sociaux. Pourtant, ils sont rejetés par les gouvernements libéraux en Occident ainsi que par les dirigeants institutionnels des universités aux organisations médicales. Ces groupes transforment ces demandes, qui sont le strict minimum – arrêter les massacres – en déclarations controversées. En effet, dans le but de convaincre le monde que la violence exercée sur Gaza n’est pas génocidaire, les gouvernements et institutions occidentaux ont lancé une campagne idéologique de la terreur, utilisant les accusations d’antisémitisme comme arme contre celles et ceux qui rejettent ces affirmations et s’opposent à la confusion entre Juifs et Israéliens.

Une image de génocide, ça n’existe pas ; mais des images au pluriel, réalisées au fil du temps, peuvent servir à contredire un discours qui nie la racialisation d’un groupe et sa transformation en un objet de violence génocidaire. Mon point de départ est qu’un génocide est manifeste lorsque certains groupes sont transformés en un « problème » auquel on apporte des « solutions » violentes sous la forme d’expulsion, de concentration, d’affaiblissement, d’incarcération, de meurtre, de destruction et d’extermination. Un régime génocidaire est celui qui produit, cultive, échange, utilise et légitime ces formes de violence tout en éduquant ses citoyens à les considérer comme nécessaires pour leur protection et leur bien-être. Ces dernières semaines, nous avons assisté au génocide des Palestiniens de Gaza.

Pendant ce temps, la machine de propagande israélienne a lancé une énième campagne pour faire taire celles et ceux qui refusent d’accepter ses récits, lesquels vont à l’encontre de ce qu’ils et elles voient, entendent, se remémorent et pensent lorsqu’ils et elles regardent les médias non-occidentaux. Le gouvernement israélien a utilisé des photographies et des vidéos prises le 7 octobre pour imposer sa violence génocidaire contre Gaza et plus généralement contre les Palestiniens. Une compilation de quarante-sept minutes, d’images et de vidéos, a été diffusée en privé à des journalistes acquis par avance, des dirigeants et des lobbyistes dans plus de quarante pays, à la fois pour obtenir un soutien mondial à la violence génocidaire contre les Palestiniens mais aussi pour renforcer la campagne mondiale d’intimidation et de punition contre quiconque s’oppose ou « comprend mal » cette prétendue guerre contre le terrorisme, qui est en réalité surtout une guerre dirigée contre les Arabes et les Musulmans.

Les images ne possèdent pas une vérité innée ; elles vivent en communauté avec ou contre celles et ceux qu’elles concernent. Aussi douloureuses que soient les images du 7 octobre, la violence qu’elles contiennent ne peut plus être empêchée, mais elle peut être réparée. L’éruption de violence contre celles et ceux qui vivent de l’autre côté du mur est indissociable de la condition génocidaire qui doit être comprise en lien avec ce qui est laissé en dehors du cadrage de chaque image prise entre la mer et le Jourdain. Le fait que les images de violence visant les Israéliens soient utilisées comme une preuve décisive visant à légitimer la réponse d’Israël est en soi un témoignage du génocide contre les Palestiniens.
Cette guerre des images, par laquelle Israël cherche à nier, obscurcir et étendre sa violence, n’est pas nouvelle. Ce régime utilise cette technique depuis ses débuts en 1948, époque où la mise en place d’une violence génocidaire pour détruire la Palestine fut justifiée à travers des images où la « solution triomphante » de la création d’un État pour les Juifs “remportait” la guerre des images aux yeux des puissances impériales euro-américaines. La destruction de la Palestine et la tentative de l’ensevelir sous l’État d’Israël – sapant ainsi les possibilités de rétablissement, de réparation et de retour des Palestiniens – ont imposé une condition génocidaire dans l’espace situé entre la mer et le Jourdain. Cette condition est inhérente aux colonies de peuplement. Elle est entretenue par les colons, qui cherchent à tout prix à la pérenniser pour s’assurer que ce qu’ils et elles ont fait aux Palestiniens ainsi que ce qui leur a été pris, ne soient pas remis en question. Colon et colonisé sont des positions que des gens occupent, quels que soient leurs points de vue individuels sur ce rapport de violence. Ces différences de position, notamment en ce qui concerne l’exposition à la violence et la durée de cette exposition, ne passent pas inaperçu dans le domaine des images.

II.
L’image de l’”après” ci-dessus diffère des nombreuses autres images prises ces dernières semaines à Gaza. D’autres images, la plupart d’entre elles prises par des Palestiniens souvent à l’aide de téléphones pour témoigner et alerter le monde sur la violence subie, mettent en avant des Palestiniens persécutés, leurs foyers et leurs institutions. En revanche, dans cette image, c’est la condition génocidaire elle-même qui est mise en avant, et il est crucial de le souligner. Il s’agit d’une image d’un lieu d’où les habitants ont été évincés – soit tués, mutilés, blessés ou déportés –pour la seule raison qu’ils et elles sont Palestiniens.
À l’heure actuelle, le sol de Gaza a été dévasté par plus de 25 000 tonnes d’explosifs – l’équivalent de deux bombes nucléaires –largués depuis les airs et par des obus tirés par des milliers de soldats qui n’ont pas refusé d’obéir aux ordres leur intimant de détruire des pans entiers de Gaza. Les soldats au volant des chars qui paradent en procession impériale ont décimé des mondes dont les habitants ont été expulsés s’ils n’avaient pas déjà été tués.
Ils luttent contre un Hamas diabolisé, qu’ils comparent aux nazis pour justifier leurs actions, tout en niant qu’ils perpétuent en fait un génocide contre les Palestiniens. Mais bien sûr, ce « avant et après » ne devrait pas nous induire en erreur, car la violence génocidaire israélienne est également inscrite dans la première image – l’avant.

Avant 1948, Gaza n’était pas cette bande isolée et étroite, et ses habitants jouissaient d’une liberté de mouvement dans l’ensemble de la Palestine historique. Cependant, avec l’isolement de Gaza des autres parties de la Palestine en 1948, même la mer est devenue une frontière surveillée par la marine israélienne, qui a restreint les moyens d’accès des habitants à celle-ci. Avant la campagne génocidaire actuelle, plus de la moitié de la population de réfugiés de Gaza vivait dans huit camps surpeuplés, et la densité dans la bande était telle que seules deux grandes routes reliaient le nord et le sud. En détruisant Gaza aujourd’hui, les forces militaires israéliennes ont effacé soixante-quinze ans de
souvenirs qui étaient gravés dans la région – les blessures et les cicatrices des multiples « solutions » génocidaires imposées à ses habitants. La destruction de cette archive géophysique de la Nakba et la deuxième expulsion massive de celles et ceux qui sont devenus en quelque sorte ses archivistes – les Palestiniens familiers avec ses moindres détails – s’inscrivent dans une violence génocidaire visant à effacer les preuves de ses propres crimes.

Les Israéliens qui ont détruit ce monde se sont arrogé le contrôle de cette terre brisée avec le droit exclusif d’y photographier. L’objectif était de s’assurer qu’aucun Palestinien ne resterait pour prendre ses propres photos ou pour photographier ses oppresseurs. Pourtant, malgré l’intention impériale d’Israël de garder le contrôle sur le sens de ses actions et d’éliminer la pluralité humaine du champ photographique, nous pouvons toujours reconnaître les crimes que ces photos révèlent ; nous savons qu’il y a peu de temps encore, un monde existait ici, avant que ses habitants ne soient jugés superflus parce que Palestiniens. Bien que nous voyions comment les chars ont écrasé la surface de la terre, nous voyons aussi la terre refuser de se rendre et d’oublier. Nous entendons les larmes, les gémissements et les plaintes.

Malgré l’érection de multiples murs de séparation sur le territoire qui s’étend de la mer au Jourdain – dont dix-huit ans de loi martiale, des frontières empêchant le retour, un archipel d’enclaves entourées de checkpoints, de clôtures et de murs de ciment – la violence raciste systématique et le régime juridique distinct imposés ici par le régime israélien impactent et organisent la vie de tous ses habitants. Seuls des mensonges assénés par un État militarisé peuvent créer l’illusion que le groupe responsable de la création et du maintien de ce régime racial peut être protégé des conséquences de ses actions. Le niveau d’exposition à la violence y est évidemment différent pour les groupes racisés ; néanmoins, tout ce qui est entrepris pour impacter la vie des Palestiniens a également une conséquence et met en danger les Israéliens aussi. L’attaque douloureuse du Hamas du 7 octobre n’a pas transformé cette condition, mais l’a plutôt révélée.

S’en est suivie une campagne accrue visant à essentialiser la violence de ses auteurs comme preuve de ce qu’est le Hamas et, par identification, de ce que sont tous les Palestiniens. Ainsi, la douleur des Israéliens a été utilisée comme une arme pour continuer à nier leur rôle et leurs actions en tant que colons et opérateurs des technologies génocidaires. Reconnaître cela n’est ni une justification de l’attaque ni une minimisation du tort causé, et ce n’est pas non plus la preuve d’un manque d’empathie envers les victimes de l’attaque, comme les Israéliens ont tendance à l’interpréter. C’est plutôt le refus d’oublier que cette attaque, et le génocide qui a suivi, auraient pu être évités si ce régime génocidaire et suicidaire cessait d’exister. Reconnaître les crimes contre les Palestiniens avant le 7 octobre et s’opposer au génocide contre eux est le minimum requis si l’on vise à imaginer un avenir partagé et dénué de génocide en ce lieu. Et reconstruire la longue histoire impériale de celui-ci est nécessaire pour envisager l’abolition de son régime et pour reconstruire une Palestine riche en diversité humaine. Nous devons nous rappeler que l’histoire n’a pas commencé le 7 octobre.

III.

Haifa, Novembre 1948. Image : AP Photo/Jim Pringle

Dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale, dans le cadre des efforts fournis par les puissances impériales euro-américaines afin de sécuriser leur influence au Moyen-Orient, la technologie impériale de la partition a été utilisée, et la Palestine a été confiée aux Euro-sionistes.

La promesse d’un État sioniste en Palestine constituait en même temps une autre « solution » à la « question juive » européenne séculaire, qui, à la fin de la guerre, appelait de nouveau une « solution » étant donnée que les systèmes de racialisation européen n’avaient pas été démantelés. Ne sachant pas comment gérer les nombreux Juifs déracinés dans les camps des personnes déplacées après l’Holocauste – qui étaient toujours indésirables en Europe et pas non plus les bienvenues aux États-Unis – les puissances impériales euro-américaines ont soutenu les dirigeants sionistes oeuvrant à l’établissement d’un État souverain en Palestine et les ont reconnus comme seuls représentants des Juifs. Leurs intérêts se rejoignaient, l’Occident ne voulant pas perdre cette précieuse colonie, située au cœur du monde judéo-musulman. Dans le cadre de leur campagne contre la souveraineté indigène, les puissances euro-américaines ont ainsi fait de leurs propres ennemis – les Palestiniens – les ennemis des Juifs. Auparavant, aucune hostilité historique n’existait entre les Juifs et les Palestiniens, et plus généralement entre les Juifs et les Arabes et Musulmans ; pendant des siècles, être Palestinien et Juif et être Juif et Arabe n’étaient pas des contradictions. Les Juifs et les Musulmans avaient vécu ensemble dans la région élargie depuis l’émergence de l’islam et faisaient partie du monde arabe.

Vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Nations Unies sont alors créées de manière à faciliter la mise en place d’un « nouvel ordre mondial ». Elles s’efforcent de légitimer la partition et le transfert de population, en les marquant du sceau du droit international. En novembre 1947, à peine deux ans après sa création, l’ONU annonce le plan de partition pour la Palestine. Avec l’aide de comités coloniaux tels que la Commission anglo-américaine, la partition de la Palestine est élaborée et proposée comme une « solution » contre la volonté de la majorité des habitants de la Palestine et de la région (déjà divisée et sous domination coloniale française et britannique), où vivaient de nombreux Juifs non-sionistes. Cette résolution de l’ONU autorise des groupes armés sionistes à utiliser tout une gamme de technologies génocidaires afin de la mettre en œuvre.

Il en résulte la destruction de la Palestine et des Palestiniens en tant que peuple, mais aussi de leurs terres ancestrales, leurs pratiques et leur patrimoine. La majorité des habitants musulmans et arabes de la Palestine sont expulsés du nouvel État-nation construit à sa place et n’ont pas été autorisés à revenir depuis. Encore aujourd’hui, celles et ceux qui vivent entre la mer et le Jourdain sont constamment déplacés de force. Indésirables dans cet État racialiste, ils et elles ont été transférés vers des sites déconnectés les uns des autres. En reconnaissant la formation de l’État d’Israël comme un triomphe occidentalo-sioniste et une « solution » nationale pour le peuple juif, l’ONU a étouffé cette première campagne génocidaire contre les Palestiniens. C’est ainsi que les Musulmans et les Arabes ont été transformés en menaces potentielles pour cette souveraineté juive acclamée. Depuis, des millions d’enfants juifs, dont je fais partie, sont nés Israéliens, enrôlés dès la naissance dans le processus de négation de la destruction de la Palestine et dans la campagne mondiale visant à reconnaître les Israéliens-juifs comme les habitants légitimes de la Palestine.

La destruction de la Palestine et son remplacement par l’État d’Israël est le résultat de cette convergence d’intérêts entre les pouvoirs impérialiste Euro-Américain et sioniste. Ces deux événements figurent dans un récit d’hostilité historique qui les présente comme faisant partie d’un conflit entre « deux parties », un conflit entre deux groupes identitaires : les « Palestiniens », qui sont niés en tant que survivants d’une campagne génocidaire (la Nakba), et les « Israéliens », qui ne sont inventés qu’en 1948, à partir des sionistes, des Juifs palestiniens, et des survivants d’un génocide (l’holocauste). S’il y a bien deux parties à ce moment-là, il s’agit plutôt des colons et des colonisés. Au centre de l’identité coloniale endossée par les Israéliens est le déni de la violence génocidaire qui leur a permis de remplacer les Palestiniens et de s’emparer de leurs terres et de leurs biens. Ainsi, en son cœur se trouve, intériorisée, la notion selon laquelle les Palestiniens sont les ennemis des Juifs et non pas celles et ceux que les sionistes ont dépossédés. Depuis la création d’Israël, les États impérialistes qui soutiennent les intérêts sionistes en Israël ont œuvré pour maintenir les Israéliens comme ennemis des Palestiniens tout en brouillant les distinctions entre Israéliens et Juifs en général.

À partir de la fin novembre 1947, des villages, des cités et des villes de Palestine sont détruits les uns après les autres et réduits en ruines afin d’empêcher les Palestiniens expulsés de retourner chez eux. Cette destruction systémique visait aussi à faciliter la fabrication d’une mémoire israélienne dans laquelle la Palestine pourrait s’estomper et émerger comme le nom d’un ennemi menaçant. En parallèle à l’expulsion des 60 000 Palestiniens de Haïfa par exemple, les sionistes ont commencé à détruire le cœur de la ville, soit environ 220 bâtiments. Ce qui est capturé dans la photographie ci-dessus n’est pas le signe de la guerre, mais plutôt d’une politique coloniale, transformant Haïfa en une ville juive afin que les quelque 3 000 Palestiniens qui n’avaient pas été expulsés ne se reconnaissent plus dans leur ville, et ne s’y sentent plus chez eux.

Au-delà de ce que nous pouvons comprendre de Haïfa à partir de cette photographie, elle représente également une image générique de la condition génocidaire qui, depuis sa mise en place en 1948, a réduit en ruines des villes, des cités et des villages où vivent les Palestiniens, détruisant ainsi leurs moyens de subsistance, leur patrimoine, leurs droits, leurs histoires, leurs rêves et leurs souvenirs. Gravée par le régime racial érigé en ce lieu, cette condition offre une preuve constante que la vie palestinienne peut être ôtée à tout moment, elle démontre également que les tentatives pour reconstruire les espaces palestiniens sont toujours précaires, entravées par la violence génocidaire. Cette condition se révèle dans d’innombrables images prises au fil des années, où ce sont toujours les Palestiniens qui sont pris pour cible. Sous la direction de l’ONU, l’horloge mondiale a été réglée au 15 mai 1948, marquant la naissance d’Israël, tandis que les récits des Palestiniens au sujet du génocide enduré ont été réduits au silence, déformés et remplacés par d’autres narratifs. Des institutions culturelles et éducatives ont éclos pour promouvoir ce sujet colonisateur nouvellement inventé : l’Israélien, dont l’identité est basée sur l’effacement de la mémoire de sa propre naissance.

IV.
Dans plusieurs entretiens ainsi que dans un article d’opinion au New York Times, l’historien Omer Bartov souligne le potentiel de l’actuelle attaque sur Gaza à évoluer vers le génocide. Il appelle à condamner l’offensive « avant que cela arrive, plutôt que de la condamner après ». Bartov cite quelques déclarations de plusieurs officiels de l’armée israélienne ou de membres du gouvernement dans lesquelles, selon lui, l’intention génocidaire est explicite. Et pourtant, ce qu’il se passe effectivement à Gaza, dans l’analyse de Bartov, n’est pas un génocide : « Il n’y a pas de preuve qu’un génocide s’effectue à Gaza, même si des crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité ont lieu. »

Quand Bartov évoque les violences actuelles, il parvient à mettre de côté les intentions génocidaires et choisit plutôt de croire en la rhétorique utilisée par l’armée israélienne – en coordination avec des avocats et d’autres experts en droit international – pour décrire leurs actions. Il répète leur narratif comme s’il s’agissait d’une preuve que leurs actes ne reflètent pas leur intentions, qu’elles soient déclarées à l’oral ou par écrit :

« Les commandants de l’armée israélienne insistent sur le fait qu’ils essayent de limiter les pertes civiles et attribuent le grand nombre de morts et de blessés palestiniens à la tactique du Hamas qui utilise les civils comme boucliers humains et place leurs centres de commandement sous des structures humanitaires comme les hôpitaux … Ainsi, même si nous ne pouvons affirmer que l’armée cible ouvertement des civils palestiniens, d’un point de vue pragmatique et rhétorique, il se peut que nous soyons en train d’assister à un nettoyage ethnique organisé qui pourrait très rapidement se transformer en génocide. » 1

Ce qui amène Bartov à affirmer que ce qu’il voit ne correspond pas à la définition du génocide donnée par les Nations Unies en 1948 – « l’intention de détruire, dans son ensemble ou par partie, une nation, une ethnie, une race ou un groupe religieux, comme tel » – est sa conviction que l’acteur de cette violence génocidaire peut justifier ses actions et, sans honte, attribuer leurs conséquences au Hamas.

Si Bartov écrivait un article sur le nettoyage ethnique des Palestiniens, une réalité qu’il reconnaît être en cours, je ne rentrerais pas en débat avec lui, puisque le terme de nettoyage ethnique est approprié dans cette situation, parmi et aux côtés d’autres termes. Cependant, compte tenu de l’histoire de l’instrumentalisation et de l’exceptionnalisation du génocide perpétré contre les Juifs, du fait qu’il utilise son autorité en tant qu’historien du génocide ainsi que le langage restreint du document de 1948 des Nations Unies pour juger que ce n’est pas un génocide – en se basant donc sur des preuves fournies par les accusés – il participe à la fétichisation du terme « génocide » et à son association exclusive à des cas exceptionnels dans lesquels l’Occident n’est pas le premier responsable – comme dans les génocides rwandais et bosniaque.

Ne voulant pas répéter les expressions israéliennes exprimant une intention génocidaire, je tiens à souligner leur persistance et prévalence dans la société israélienne et leur histoire. Étant née et ayant grandi dans la colonie sioniste de Palestine, j’ai régulièrement entendu ces expressions, à l’oral ou à l’écrit, en public et en privé, par des particuliers ou des officiels. Des personnes plus âgées que moi entendent ces expressions depuis 1948 ; elles ont été socialisées à voir les Palestiniens endurer d’extrêmes violences, encore et toujours, accompagnées à chaque fois de justifications cachant leurs nature génocidaire – le but étant de les éliminer en tant que groupe avec leur propre histoire, désirs, souffrances et rêves.
L’endurance et la permanence de ces expressions requièrent de nous une reconfiguration des prémisses temporelles de l’emploi du terme génocide. La dimension temporelle assignée à la définition légale de génocide permet de minimiser, nier et légitimer les génocides lorsqu’ils sont perpétrés par des régimes coloniaux occidentaux. De tels génocides ne constituent pas un événement isolé, mais se dévoilent au fil du temps, et partagent leur temporalité avec celle du régime qui les commet.

Au lieu de supposer que « nous avons encore le temps » de prévenir ce génocide, nous devons inverser la vapeur et reconnaître que nous manquons de temps ; le génocide a déjà éteint tant d’aspects de la vie palestinienne, il nous faut donc continuer de crier que ceci est un génocide et agir pour y mettre fin !

Les génocides coloniaux sont d’une nature floue parce qu’ils sont commis par des régimes progressistes soi-disant « démocratiques », soutenus par un corps de citoyens – un groupe parmi d’autres groupes eux aussi gouvernés – qui croient que, bien que leur gouvernement brandisse une technologie violente et raciale contre ses sujets colonisés, les fondements de leur régime sont démocratiques et justes. C’est ce qui s’est passé en Amérique du Nord et du Sud, en Algérie et en Palestine, où des acteurs coloniaux ont installé et maintenu leur régime en faisant usage de technologies génocidaires. Ces technologies, opèrent aussi au travers de mécanismes épistémologiques qui consistent à maintenir séparés des éléments qui, mis ensemble, pourraient témoigner d’un génocide. Ce qui doit être étudié, ce sont les décennies d’usage de la violence génocidaire contre la Palestine et les Palestiniens en tant que groupe, et non les événements disparates qui composent ce génocide. La condition génocidaire est le résultat cumulé d’un régime génocidaire construit contre les Palestiniens et ayant pour but leur destruction.

Le régime totalitaire du discours tel qu’Israël l’orchestre actuellement – un régime qui transforme la manifestation de la vérité en « contenu terroriste » et sa consommation en un crime, ne date pas d’hier. Les mécanismes de l’impérialisme mondial étaient déjà en place pour faire taire, détourner, censurer, intimider et punir celles et ceux qui combattent le vrai sens du régime qui fut imposé en Palestine en 1948. Ce fut sous ce régime que les Palestiniens furent traités comme sacrifiables et déportés dans des camps de concentration appelés camps de réfugiés où la vie était touchée par des crises humanitaires et par la mort lente. Simultanément, la citoyenneté israélienne fut modelée pour empêcher leur retour et les réparations, appelant ainsi à la militarisation de tous les aspects de la vie israélienne. La façon dont les historiens et autres intellectuels ont trahi les Palestiniens en se conformant avec le narratif triomphal de l’émergence de ce régime en 1948 est encore à étudier.

V.
Bien qu’on puisse y retrouver les traces, le génocide n’apparaît pas au premier plan des images. En regardant au-delà des corps des victimes qui apparaissent dans différentes photos, on remarque un modèle, ainsi que l’empreinte de l’utilisation systématique des technologies génocidaires sur les colonisés. Toutes ces images mettent en lumière un objectif unique : celui d’Israël, visant à évincer les Palestiniens de la totalité de la région entre la mer et le Jourdain, et éliminer leurs modes de vie, leur marque sur le sol, leur autonomie, leur dignité, leurs moyens de subsistance et leur sagesse.

L’abondance excessive de photographies de Palestiniens témoigne de cet objectif. Photographier ainsi les Palestiniens n’a pas commencé immédiatement en 1948. Peu de photos existent de l’expulsion des Palestiniens vers Gaza par les sionistes et de la création de la « bande de Gaza » comme « solution » pour séparer et contenir les 200 000 expulsés (parmi les 750,000) d’autres qui sont partis de la Palestine. Comme je l’ai visuellement restitué dans From Palestine to Israel: A Photographic Record of Destruction and State Formation (2011), les expulsés ont été contraints de vivre dans cette bande de terre étroite où seulement environ 75000 Palestiniens vivaient jusqu’alors. Peu de temps après que la région fut entourée de barbelés, la première crise humanitaire éclata.

Ce fut le résultat attendu de l’utilisation combinée des technologies génocidaires d’expulsion, de concentration et de meurtre. Très peu de photos pouvant interrompre le narratif sioniste ont été prises pendant les deux premières décennies de l’existence de l’État. La plupart ont été prises dans des camps de réfugiés des pays voisins : les Palestiniens y apparaissent comme des réfugiés sans voix, privés du monde dans lequel ils vivaient pleinement en Palestine. Pendant cette période, l’intérêt sioniste pour la constitution d’un État a convergé avec les intérêts de l’Europe de s’absoudre du génocide commis pendant la Seconde Guerre mondiale, et de se présenter plutôt comme libérateur des Juifs. Dans ces conditions, les sionistes, de concert avec les impérialistes européens, ont pu édifier Israël en un fait accompli. En 1967, malgré la conquête de Gaza, de la Cisjordanie et de certaines parties de la Syrie par Israël, les habitants des camps de réfugiés qui y étaient construits ont résisté pendant plusieurs années. En réponse, Israël a utilisé des technologies génocidaires pour détruire et déplacer les Palestiniens, mettant en œuvre différentes « solutions » pour à la fois les éliminer en tant que groupe et les exploiter comme main d’œuvre.

Progressivement, Gaza, comme la Cisjordanie, est devenue le plus grand studio de photographie militarisé ouvert du monde. Là-bas, les Palestiniens pouvaient être transformés à tout moment en sujets de « photographies des droits de l’homme », comme on les appelle. En lançant des attaques militaires (avec des noms tels que « Pilier de Défense », « Retour d’Écho » et « Plomb Durci ») tous les quelques mois, ou plus fréquemment encore, les forces israéliennes ont ciblé les habitants de Gaza avec une violence génocidaire. Pendant la première Intifada, Gaza est devenue une véritable mine photographique et un laboratoire spectaculaire pour tester à la fois de nouvelles armes sur les Palestiniens, et la tolérance de l’Occident face à l’exercice de ces technologies à la vue de tous. De cette mine, des centaines de milliers de photos de Palestiniens ont été extraites, publiées, discutées, circulées, achetées, vendues, mises aux enchères et conservées dans les archives de la presse, les collections de musées, les archives d’ONG, etc. Malgré les différences perceptibles entre les nombreuses photographies, dans presque toutes les Palestiniens sont capturés comme des vies sacrifiables. Leur mise à mort n’est donc pas une perturbation, mais une validation de ce caractère sacrifiable. Lorsque les Israéliens apparaissent dans le cadre, ils sont principalement présentés comme des soldats « en service », des agents de l’État, de sa loi et de son ordre.

Les légendes qui accompagnent ces photos mettent généralement l’accent sur le problématique langage des droits de l’homme, mettant davantage en lumière la condition des victimes plutôt que le régime et les technologies qui créent ces conditions. De telles légendes, qui signalent visuellement un appel à l’aide humanitaire plutôt que la dénonciation d’un régime qui viole le droit humanitaire, normalisent le caractère sacrifiable de la vie palestinienne. En 2005, suite à la déclaration d’Israël selon laquelle il se retirerait de Gaza, une autre « solution » lui a été imposée : en faire le plus grand camp de concentration du monde.

Cela a été accompli grâce à l’utilisation d’une technologie carcérale qui isole Gaza des autres parties de la Palestine et du monde, créant une condition générale de mort lente pour ses habitants qui, comme nous l’avons vu à la suite du 7 octobre, peut être accélérée à tout moment. Contrairement aux déclarations des agents de ce régime carcéral selon lesquelles ils ne gouvernent plus Gaza, l’État israélien continue de lancer des attaques depuis la mer, les airs et la terre tout en coupant les Palestiniens du reste du monde. Présentés pendant si longtemps comme des sujets précaires dans des images de violations des droits de l’homme, les Palestiniens sont maintenant exterminés aux yeux du monde sans être reconnus comme victimes de la violence génocidaire coloniale.

Les plans visant à détruire davantage Gaza n’ont pas été imaginés le 7 octobre. Ils étaient en préparation depuis des années et ont été mis en œuvre à différentes échelles depuis 1948. Mais la violence perpétrée au cours des dernières semaines se distingue en termes d’échelle et d’horreur par rapport à tout ce qui a précédé. Il en va de même pour la résistance de millions de personnes dans le monde entier qui refusent d’accepter le récit impérial qu’Israël et les États-Unis mettent en place pour justifier cette violence. Cette violence ne peut pas être isolée de l’utilisation systématique des technologies génocidaires contre les Palestiniens au cours des soixante-quinze dernières années. Ceux qui ont préparé ces plans attendaient l’occasion de les mettre en œuvre. Comme de nombreux généraux et politiciens du régime colonial l’ont dit au fil des ans, l’armée israélienne n’avait besoin que de l’opportunité ou de l’événement qui justifierait leur intervention ; cela fait, ils la mettraient enfin en œuvre.

VI.

Palestiniens fuyant le nord de Gaza, 10 Novembre 2023. Image: Reuters/Ibraheem Abu Mustafa

Dans son compte rendu du procès d’Adolf Eichmann, Hannah Arendt écrivait que “le génocide est une possibilité réelle de l’avenir », et qu’ainsi, « aucun peuple au monde … ne pouvait raisonnablement être certain de survivre ». Les gouvernements impériaux ne représentent pas l’humanité, mais plutôt la logique inhérente à leurs propres régimes racistes. Cela leur confère des droits impériaux pour se soutenir mutuellement lorsqu’ils recourent à la violence génocidaire. Dans le monde entier, les millions de personnes sortant dans les rues, barrant les routes, manifestant devant les bureaux et les usines de fabricants d’armes, bloquant les expéditions d’armes et défilant en nombre sans précédent en soutien aux Palestiniens, savent que l’ordre de l’humanité est une fois de plus attaqué. lls affirment que nous ne devons pas ignorer que ce qui se déroule en ce moment même est un génocide. Si cette vague de violence génocidaire reste ignorée et que le régime génocidaire qui la perpétue n’est pas remis en cause, cela mettra en péril non seulement les Palestiniens mais un plus grand nombre de personnes ne seront pas en sécurité..

L’analyse d’Arendt du concept des crimes contre l’humanité est instructive. Ces crimes, écrit Arendt, sont inscrits dans les corps de leurs victimes, mais ils sont également commis à l’encontre du groupe social au nom duquel ils sont perpétrés—contre sa loi, et de manière plus générale, contre l’ordre de l’humanité défini par sa diversité. La Palestine a été détruite et les Palestiniens ont été attaqués, parce que les sionistes refusaient que les Palestiniens vivent parmi eux ; c’est ainsi que le régime mis en place par les sionistes ne pouvait que concrétiser cette intention génocidaire. La mise en place d’une loi raciale, cette attaque à la diversité humaine, est donc la raison d’être de ce régime depuis 1948 et son fondement. C’est cette loi qui organise l’espace entre la mer et le Jourdain qui devrait être abolie pour que tous les habitants de cette région soient libres. Elle doit être abolie pour le bien des Palestiniens, afin qu’ils puissent retrouver leur droit de retourner vivre en Palestine et de reconstruire leur monde ; et de même, elle doit être abolie pour le bien des Juifs israéliens, afin qu’ils puissent se libérer du sionisme, s’affranchir du rôle de bourreaux – le seul rôle qu’ils et elles peuvent occuper dans ce régime génocidaire – et récupérer les diverses histoires juives dont ils ont été privés, contraints d’adopter une identité israélienne fabriquée par l’État sioniste, identité définie par son inimitié envers les Palestiniens. Les Israéliens peuvent choisir d’agir en tant que citoyens de leur régime génocidaire et approuver la transformation de la journée tragique du 7 octobre en justification du génocide, ou comme certains l’ont fait, ils peuvent retrouver une place au sein d’une humanité partagée et rejeter les fondements génocidaires de leur régime.

Les images du génocide de ces dernières semaines auraient pu mener à des résultats différents, poussant les Israéliens à reconnaître qu’ils sont des colons et à surmonter l’illusion selon laquelle l’utilisation de la violence génocidaire pourrait les protéger de la résistance des colonisés. Ces images auraient également pu déclencher un mouvement populaire appelant à une grève générale contre le régime colonial, un mouvement qui refuserait de soutenir et d’exécuter sa violence génocidaire et de servir dans son armée dont les intentions génocidaires sont évidentes. Le flux d’images concomitant de la violence génocidaire ininterrompue contre les Palestiniens – principalement à Gaza mais aussi en Cisjordanie – aurait pu être évité à tout moment si l’utilisation de telles technologies pour cibler les Palestiniens n’avait pas été normalisée, justifiée et légalisée depuis la création de l’État d’Israël. Ce qui rend cette violence génocidaire révélatrice, c’est qu’elle réitère et reflète le moment fondateur à partir duquel ce régime génocidaire a été établi. En 1948, ce sont 750 000 Palestiniens – la majorité des habitants de la Palestine – qui ont été expulsés sur une période s’étalant sur un peu plus d’un an. Aujourd’hui, en à peine quelques semaines, à la cadence d’une usine de mort, plus de 1,5 million de Palestiniens, déjà résidants d’un camp de concentration, d’un ghetto ou d’une prison, ont été déplacés, et entre 1 et 2 % de la population de Gaza a été blessée ou exterminée.
D’une manière troublante et douloureuse, les images en noir et blanc prises en Palestine lors de la Nakba de 1948 prennent vie, se transformant en images animées et en couleur. Les images qui proviennent de Gaza – du moins, lorsqu’Israël ne coupe pas l’électricité ou Internet – ne peuvent qu’être qualifiées à tort d’images, puisqu’elles saisissent, sous une forme rectangulaire immatérielle, les personnes appelant à mettre fin au génocide. Il ne s’agit pas simplement d’images distinctes de ce qui s’est passé, mais de porte-voix visuels nous appelant à reconnaître le génocide qui dure depuis des décennies et à l’arrêter maintenant. Reconnaitre le génocide signifie aussi rejeter toute autre solution génocidaire pour Gaza et la Palestine quand ces tueries auront cessé.

Ariella Aïsha Azoulay
Traduction par le collectif Tsedek!

Initialement publié sur le site https://www.bostonreview.net/articles/seeing-genocide


Note-s
  1. Il y a quelques années, j’ai donné au Centre Pompidou une collection des 700 images annotées – Act of State – 1967-2007 – montrant cette condition à travers 40 ans. Je leur ai donné cette collection à condition que le Centre la rende accessible au public, mais elle est restée depuis dans leur dépôt.[]