le 15 octobre 2023
Recueil de textes de juifs antisionistes, Antisionisme, une histoire juive est sorti cette semaine aux excellentes éditions Syllepse. J’en avais reçu une version numérique, aux fins de recension, voici une bonne quinzaine de jours. Mais j’avais attendu qu’il soit disponible en librairie avant d’en parler. Là-dessus est arrivé ce que vous savez à Gaza et alentour, événements tragiques auxquels certain·e·s n’hésitent pas à rattacher l’agression meurtrière commise le 13 octobre dans un lycée d’Arras. « Une atmosphère de djihadisme, de passage à l’acte, est évidente depuis samedi dernier[1] », a déclaré Gérald Darmanin, retournant ainsi la formule d’un « expert » chéri des médias mainstream, Gilles Kepel, lequel s’est multiplié ces derniers jours sur les chaînes d’infos[2]. Une atmosphère de connerie épaisse, oui ! Pour preuve, le déluge d’invectives qui s’est abattu sur le parti de La France insoumise faute de s’être aligné sur la seule position qui vaille : la défense de l’Occident et de son poste avancé, Israël, soumis aux assauts barbares (dixit Olaf Scholz, le chancelier allemand) d’animaux humains (selon Israël Katz, ministre israélien de l’énergie[3]). La dernière à accabler LFI n’a pas été madame Borne qui a dénoncé les « ambiguïtés révoltantes » de ce parti dont l’antisionisme, selon elle, est « parfois aussi une façon de masquer une forme d’antisémitisme ». « Parfois aussi », « une façon de », « une forme d’ » : qu’avec circonlocutions ces choses-là sont dites ! Quoi qu’il en soit[4], nous avons précisément affaire ici à ce qui a motivé la composition du recueil de textes dont nous traitons aujourd’hui.
On sait assez que la dernière sortie de la Première ministre fait suite à un certain nombre de prises de positions du président de la République, puis de la représentation nationale, qui assimilent l’antisionisme à l’antisémitisme. « Certes, reconnaissent les auteures de ce recueil dans leur Avant-propos, il existe une tradition antisémite qui utilise l’antisionisme pour alimenter sa haine des Juifs et amalgame Juif et sioniste. Ce faisant, elle joue d’ailleurs la même partition qu’Israël et devient ainsi un allié objectif de la position sioniste. […] Pourtant, refuser le nationalisme juif et le régime politique colonial qui s’établit en Palestine, défendre le droit au retour des réfugiés palestiniens, appeler à l’égalité entre Juifs israéliens et Arabes palestiniens et à la fin du suprémacisme juif en Israël-Palestine, n’a absolument rien à voir avec l’antisémitisme et ne saurait justifier l’opprobre du racisme antijuif. » Mais les auteures relèvent que l’énoncé : antisionisme = antisémitisme « constitue un véritable déni d’histoire, une forme de révisionnisme qui veut effacer – comme a tenté de le faire le sionisme lui-même depuis son avènement – toute trace de la longue tradition juive, religieuse ou séculière, d’opposition à l’idée d’État-nation juif[5]. »
Les auteures, toutes trois membres de l’UJFP (Union française des Juifs pour la paix) ont cherché à restituer, à travers ce recueil, cette « longue tradition ». Elles ont donc rassemblé des textes d’auteur·e·s juifs et juives exclusivement – tout ou parties d’articles, conférences, extraits de livres, résolutions de congrès… – de la période des débuts du sionisme jusqu’à aujourd’hui, qu’elles présentent en cinq grandes parties. Voici comment elles justifient cette organisation du volume :
« De nos jours, le sionisme se perçoit et est perçu comme une qualité intrinsèque à la judéité et inséparable de la définition du judaïsme. Ainsi, ses partisans et adeptes opposent aux critiques antisionistes une rhétorique invariable articulée autour d’arguments répétitifs que l’on peut regrouper en cinq grandes thématiques.
« 1. Sionisme et judaïsme : les sionistes se présentent comme porteurs de la seule voix/voie juive authentique et légitime ; ils considèrent Israël comme le représentant du judaïsme et le centre de toute vie juive. Ils vont jusqu’à nier le caractère juif des antisionistes juifs accusés d’être dans “la haine de soi”.
« 2. Sionisme et question nationale : le sionisme prétend résoudre le “problème juif” par la “normalisation du peuple juif” à travers la création de son État-nation. En réfutant le caractère ethno-national du judaïsme, les antisionistes refusent la normalisation du peuple juif et donc son droit à l’autodétermination comme tout autre groupe national.
« 3. Sionisme et antisémitisme : le sionisme se présente comme la seule réponse à l’antisémitisme, et Israël comme le seul garant de la sécurité des Juifs à travers le monde. Il considère que la supposée “haine de soi” des antisionistes juifs les conduit à soutenir l’antisémitisme.
« 4. Sionisme, impérialisme, colonialisme : le sionisme, en se considérant comme le fruit d’un mouvement d’émancipation et de libération nationale, accuse les antisionistes de délégitimer Israël en utilisant l’anathème de colonialisme et d’alliance avec l’impérialisme. Ainsi, ceux-ci feraient preuve d’un anti-américanisme et d’un anti-occidentalisme primaires.
« 5. Sionisme… et après ? : le sionisme juge qu’en soutenant le droit au retour des réfugiés palestiniens et la nécessité de dé-sioniser Israël à travers les propositions d’un État commun de la mer au Jourdain (État binational, ou État laïque de tous ses citoyens), les antisionistes œuvrent à la destruction de l’État d’Israël. »
Je ne proposerai ici que quelques « extraits des extraits », afin de donner une idée de la richesse du recueil (qui compte un peu plus de 350 pages). Les auteures elles-mêmes disent qu’elles ont « été surprises par la richesse et la diversité des matériaux et des prises de position juives antisionistes depuis plus d’un siècle », et que « l’ampleur des documents existants [les] a contraintes à une sélection ».
Voici pour commencer une citation extraite de l’introduction générale du livre – pour donner le ton :
« En Allemagne l’Union pour le judaïsme libéral, opposée au sionisme, fonde en octobre 1912 l’Association du Reich pour la lutte contre le sionisme, qui prendra le nom de Comité antisioniste en décembre 1912. Ce comité dispose d’une publication, Schriften zur Aufklärung über den Zionismus (Cahiers antisionistes), et dénonce l’aspect “racial” de la théorie sioniste :
“Dès ses débuts, le concept de Peuple du mouvement sioniste était complètement et exclusivement rempli de l’idée de la race. Cette idée tout à fait superstitieuse, produit d’un dogmatisme arrogant et de l’égoïsme le plus trouble, qui considère la vie humaine comme prédéterminée par le sang, et que ni la volonté ni l’adaptation au cours des siècles ne peuvent rien contre les prétendues dispositions innées de la race, qui ne voit de salut que dans le maintien d’une race pure, cette théorie absurde contredite par l’histoire et la pratique humaine dut effectivement être conservée assez longtemps pour entraîner une pure exclusion des Juifs de tous les autres peuples. Et c’est en cela, dans ce fantasme de la force bienfaisante de la pureté absolue de la race, que repose jusqu’aujourd’hui la très dangereuse similitude de la doctrine sioniste avec celle des antisémites.” »
On comprendra peut-être mieux la virulence de cette attaque contre le sionisme en lisant ces quelques mots de son fondateur, Theodor Herzl, qui datent de 1896 : « Pour l’Europe, nous formerions là-bas [en Palestine] un élément du mur contre l’Asie ainsi que l’avant-poste de la civilisation contre la barbarie[6]. Comme État neutre, nous aurions des relations avec toute l’Europe, qui garantirait notre existence. »
En introduction de la partie 1 sur les relations entre sionisme et judaïsme, les auteures rappellent que les fondateurs du sionisme politique étaient « athées et laïques ». Or, paradoxalement, ils s’appuyèrent sur le lien religieux des juifs avec la terre d’Israël pour justifier la création d’un État juif. « Selon la formule de l’historien Amnon Raz-Krakotzkin[7], “Dieu n’existe pas mais il nous a promis cette terre” ».
De cette première partie, j’ai choisi de citer un extrait d’un texte de Marc H. Ellis, universitaire américain, enseignant en histoire et études juives. Ce texte de 1989 a été écrit au moment de la première Intifada. (C’est moi qui souligne.)
« Il n’est pas exagéré de dire que l’Intifada interroge l’avenir du judaïsme avec force et obstination. La tragédie de l’Holocauste est bien documentée et gravée dans notre conscience, de manière indélébile : nous savons qui nous étions, mais savons-nous qui nous sommes devenus ? La théologie juive contemporaine nous aide à affronter notre souffrance ; elle a peu à dire sur un aujourd’hui où nous sommes en situation de force. Cette théologie, tendue entre Holocauste et émancipation, met en mots éloquents les victimes de Treblinka et Auschwitz, mais ignore Sabra et Chatila. Elle paie tribut au soulèvement du ghetto de Varsovie, mais n’accorde aucune place à l’Intifada de ceux qu’a ghettoïsés le pouvoir israélien. Des théologiens juifs sont attachés à ce que la torture et le meurtre d’enfants juifs soient rappelés et pleurés dans le rituel et la spiritualité juives. Il reste à prendre en compte la possibilité que des Juifs aient, à leur tour, torturé et tué des enfants palestiniens. La théologie de l’Holocauste relate grandeurs et souffrances de l’histoire du peuple juif, mais elle manque à admettre l’histoire contemporaine du peuple palestinien comme partie intégrante de la nôtre. Cette théologie rend compte de qui nous étions, mais elle ne nous aide aucunement à comprendre qui nous sommes devenus. […]
« Des années après la libération des camps, Elie Wiesel a écrit : “Si la haine était une solution, les rescapés auraient dû incendier le monde à leur sortie des camps.” Compte tenu des capacités nucléaires d’Israël et de son sentiment d’isolement et de colère, puisse l’option de la destruction qu’évoque Wiesel rester une chimère et ne pas devenir un projet. Est-ce abusif de dire qu’une théologie qui ne prend pas en compte la différence radicale entre le ghetto de Varsovie et Tel Aviv, entre Hitler et Arafat, est une théologie qui revient à légitimer ce contre quoi Wiesel mettait en garde ? [8]»
Voici ensuite une citation tirée de la partie 2 (sionisme et question nationale). Il s’agit d’un extrait du texte « Le sionisme du point de vue de ses victimes juives : les Juifs orientaux en Israël », lui-même extrait du livre éponyme d’Hella Habiba Shohat[9], qui est professeure au département d’études culturelles de l’université de la ville de New York.
« Pour les mizrahim [Juifs orientaux], le sionisme européen a été à bien des titres une vaste supercherie, un gigantesque massacre culturel, une entreprise qui a partiellement réussi à éradiquer en une ou deux générations une civilisation enracinée depuis plusieurs millénaires en Orient et unifiée dans sa diversité. Précisons tout de suite qu’il n’est en rien dans mon propos de poser un nouvel antagonisme entre ashkénazes [Juifs d’Europe centrale et orientale] et mizrahim. Malgré leurs différences culturelles et religieuses, les deux communautés ont vécu côte à côte, de façon relativement pacifique dans de nombreux pays et dans diverses situations. Il n’y a qu’en Israël qu’elles ont établi des rapports de cohabitation fondés sur la dépendance et l’oppression. […]
« Le régime israélien actuel a hérité de l’Europe une forte aversion pour le respect du droit à l’autodétermination des peuples non européens ; d’où son discours décalé et dépassé, d’où aussi ses références ataviques aux “nations civilisées” et au “monde civilisé”. »
En introduction de la troisième partie (sionisme et antisémitisme), les auteures rappellent que les premiers sionistes eurent souvent de mots très durs contre les Juifs : « Max Nordau (1849-1923), cofondateur de l’Organisation sioniste mondiale avec Theodor Herzl, dans son livre Der Zionismus und seine Gegner (Le Sionisme et ses adversaires), désigne [l]es Juifs diasporiques par des expressions méprisantes : “assimilateurs”, “apostats”, “renégats”
ou “traîtres”. Herzl va jusqu’à utiliser les termes antisémites les plus odieux pour les caractériser : “Or voici qu’apparut le sionisme – Juif et Youpin furent obligés de prendre position. Et maintenant, pour la première fois, le Youpin a rendu au Juif un service d’une grandeur inespérée. Le Youpin se détache de la communauté, le Youpin est – antisioniste !” » Ce que confirme, à sa façon, le grand publiciste et écrivain Karl Kraus, dans un texte (« Une couronne pour Sion », 1898) où il dit avoir été sollicité par un collecteur de fonds sioniste, au profit de « ce qu’on appelle la cause sioniste ou, pour employer un mot plus traditionnel, antisémite ». Voici maintenant un extrait d’un article d’Henryk Erlich qui, né en Russie en 1882, élu au soviet de Petrograd en 1917, s’établit à Varsovie en 1918 et y devint l’un des principaux dirigeants du Bund, organisation ouvrière juive révolutionnaire qui prônait l’autonomie culturelle des Juifs dans les différents pays d’Europe centrale et orientale. « Il combat[tit] farouchement le sionisme, écrivent les auteures, qu’il dénon[çait] encore le 5 mai 1933, au milieu de l’“orgie nationaliste” dont l’accession de Hitler au pouvoir annon[çait] le déchaînement, comme un nationalisme au même titre que les autres. »
« Le sionisme s’est transformé, au fil des ans, en un allié ouvert de notreennemi juré : l’antisémitisme. Le sionisme a, de fait, toujours puisé sa substance dans les exactions contre la population juive et dans la réaction dans son ensemble. Au cours des quarante ans d’existence du sionisme, la règle suivante a toujours été en vigueur : plus il fait sombre dans le monde, plus la demeure du sionisme est lumineuse ; plus les choses vont mal pour les Juifs, mieux elles se portent pour le sionisme. Que peut être, dans le meilleur des cas, la Palestine juive ? Le micro-État d’une minuscule tribu hébraïque au sein du peuple juif. Lorsque les sionistes s’adressent aux non-Juifs, ils sont de fervents démocrates et représentent les relations sociales de la Palestine, actuelle et future, comme un parangon de liberté et de progrès. Mais si un État juif était créé en Palestine, son climat mental serait la peur éternelle d’un ennemi extérieur (les Arabes), un combat perpétuel pour chaque centimètre carré de terrain, pour chaque miette de travail contre un ennemi intérieur (les Arabes) et une lutte sans répit pour éradiquer la langue et la culture des Juifs de Palestine non hébraïsés. Est-ce là un climat où cultiver la liberté, la démocratie et le progrès ? N’est-ce pas plutôt le climat où fleurissent d’ordinaire la réaction et le chauvinisme ? »
L’introduction de la quatrième partie (sionisme, impérialisme et colonialisme) cite entre autres Ernst Bloch[10] : « La classe dominante anglaise voulait s’assurer l’accès des Indes par la voie terrestre ; or la Palestine était bien située. […] L’Angleterre n’était pas la seule à s’intéresser à la Palestine, Guillaume II et l’impérialisme allemand se sentaient eux aussi sionistes […]. Ainsi, le sionisme, pièce bienvenue sur l’échiquier de la politique impérialiste, était confié de bien des côtés à ce que Herzl avait appelé “la convention des peuples civilisés. »
Voici un extrait de texte[11] de l’un de ceux que l’on a appelés en Israël les « nouveaux historiens ». Ilan Pappé a quitté Israël en 2007 et s’est établi en Grande-Bretagne, où il dirige le Centre européen d’études sur la Palestine à l’université d’Exeter.
« Le choix que fit Herzl, et que ses successeurs endossèrent, fut celui du colonialisme. […] Dans le colonialisme, l’indigène est là transitoirement puis plus du tout. Vous ne trouverez pas dans Altneuland[12] le moindre souci de ce qu’il adviendra de la population autochtone de Palestine. Dans les cas plus classiques de colonialisme, l’invisibilité de l’indigène signifiait que, bien qu’il soit toujours là, il n’y était plus qu’un être humain exploité et marginalisé ne bénéficiant que de peu, voire d’aucun, des droits fondamentaux. Dans l’utopie de Herzl, l’indigène, hormis pour une infime minorité, s’en est allé. Il est invisible parce qu’il n’est plus là ; on l’a fait disparaître comme par enchantement, ainsi que le préconisait Herzl dans son journal. Plus précisément, il écrivait que les Arabes de Palestine devaient être expulsés sans que cela ne se voie, avec “discrétion et circonspection” (en public, il était suffisamment avisé pour affirmer son désir de promouvoir les intérêts de la “population autochtone”). Le colonialisme fusionné avec le nationalisme romantique, cela aboutit à l’élimination de la population indigène non seulement dans une utopie futuriste mais dans une politique concrète de nettoyage ethnique sur le terrain, comme ce fut le cas en 1948. »
Pour terminer, dans la cinquième partie (Le sionisme …et après ?) j’ai choisi un texte qui n’est pas très joyeux – mais il n’y a guère de quoi l’être en ce moment. Ariella Aisha Azoulay de père juif d’Algérie et de mère juive de Palestine, prof d’université aux États-Unis) et Adi Ophir (également prof aux Etats-Unis, et qui a été incarcéré pour avoir refusé le service militaire en Israël) l’ont écrit en hébreu en 1997, à l’occasion du centenaire du premier congrès sioniste mondial en 1897. Avant de vous laisser là avec cette dernière citation, je répète que je n’ai donné ici qu’un aperçu du contenu très riche ce livre. À mon avis, cela vaut la peine de le lire (il est d’ailleurs facile d’accès) pour apprendre des choses (ç’a été mon cas) et se débarrasser des idées trop simples, à la fois sur le sionisme et sur ses opposants.
« Nous sommes les restes maudits de l’Europe. Nous sommes les Juifs que l’Europe n’a pas réussi à éliminer. Nous sommes le lieu où le cauchemar nazi est toujours vivant, porté dans l’esprit des survivants, de ceux qui ont été élevés dans leur ombre, et dans l’esprit de tous ceux dont le cerveau a été lavé par l’infinie logorrhée qui a sanctifié la Shoah et mis Auschwitz à la place vide de Dieu. […]
« Nous sommes la dernière ligne de front du colonialisme militaire que l’Europe a abandonné dans la honte depuis des générations. Nous sommes une épine laissée par l’Europe au bord de l’Orient ; et les États-Unis ont ensuite transformé son acceptation en examen d’entrée au club des États éclairés du nouvel ordre mondial. […]
« Nous sommes le site d’expérimentation d’un principe universel unique auquel l’Europe n’a pas su mettre de limites – l’universalité du mal : chaque individu peut être amené à prendre part à cette terrible combinaison de xénophobie, oppression, humiliation, discrimination raciale, camps d’enfermement, et nettoyage ethnique des quartiers et des villes. Chaque personne risque d’être complice d’un régime maléfique qui produit et propage le mal ; cela peut arriver à chaque peuple, à chaque individu de chaque nation, y compris à ceux qui en ont été victimes. […]
« Nous sommes la preuve vivante du succès du nazisme – il y a encore des juifs en Europe mais il n’y a plus de judaïsme –, parce que le “vrai” judaïsme – c’est ainsi que nous le déclarons – est uniquement celui qui a été créé chez nous ou celui que nous avons validé. […]
« Nous sommes un écran où se projette – un peu en retard mais de façon accélérée par rapport à l’Europe et sans avoir rien appris de son expérience – le récit du déclin de l’État-providence démocratique vers le crime de l’exploitation de la main-d’œuvre étrangère, vers ces lieux où le capitalisme de l’État-nation s’approche de l’obscénité de l’esclavage. […]
« L’expression “souveraineté juive” signifie de nos jours un nationalisme juif violent dont les pratiques discursives, politiques et militaires nourrissent le noyau absolu de la logique de la souveraineté. La souveraineté juive écrase tout sujet ou citoyen israélien qui demande une souveraineté non juive, et tout Juif qui demande un judaïsme non souverainiste. […] La puissance militaire juive est devenue l’image de la souveraineté même et a pris sa place. […]
« Au lieu d’être une violation terrible et temporaire de la vie civile normale, l’état de guerre est devenu le cadre permanent et continu de l’existence civile “entre les guerres”, c’est-à-dire celles qui sont officiellement déclarées : la lutte quotidienne contre le terrorisme, le service militaire obligatoire étape obligée – entre le lycée et l’université, le service militaire annuel des réservistes, les postes ouverts pour la distribution des masques à gaz, les expertises de l’armée de l’arrière, les annonces à Job[13] faites par les officiers de l’arrière aux familles –, le tout comme une évidence de la routine quotidienne. »
Ce 15 octobre 2023, franz himmelbauer pour Antiopées.
[1] Soit le 7 octobre, jour de « l’attaque déclenchée [depuis le territoire de la dite « Bande de Gaza »] par le commandement militaire conjoint de la plupart des organisations palestiniennes, sous la direction des Brigades Ezzedine Al-Qassam (bras armé du Hamas) » (voir à ce propos Alain Gresh, « Gaza-Palestine. Le droit de résister à l’oppression », Orient XXI, 9 octobre 2023).
[2] « Notre grand spécialiste de l’islam et du monde arabe contemporain », selon le site de L’Express, qui l’a interviewé cette semaine, avait publié en 2021 un livre intitulé Le Prophète et la Pandémie. Du Moyen-Orient au jihadisme d’atmosphère. On a les « spécialistes » qu’on mérite.
[3] « Pendant des années, nous avons fourni à Gaza de l’électricité, de l’eau et du carburant. Au lieu de dire merci, ils ont envoyé des milliers d’animaux humains massacrer, assassiner, violer et kidnapper des bébés, des femmes et des personnes âgées », a-t-il déclaré. Katz a juste oublié le blocus imposé depuis 2007 par Israël, qui a transformé ce territoire à la densité de population parmi les plus élevées du monde en camp de concentration à ciel ouvert, sans parler des opérations successives de l’armée israélienne (aux noms évocateurs : « Plomb durci », « Bordure protectrice », « Pluies d’été », etc.) qui ont tué des milliers de personnes, essentiellement des civils, vieillards, femmes et enfants compris. Mais il est vrai qu’ils l’ont fait, pour la plupart, de façon civilisée, depuis des avions, des drones, avec des chars, des canons à longue portée, etc. Ils ont causé – et ils continuent à causer – infiniment plus de morts que leurs ennemis barbares, mais ces morts sont propres, discrets, invisibles. Ils n’ont pas de sang sur les mains, ou si peu. Ils sont civilisés, vous dis-je.
[4] Je pense qu’il s’agit surtout de minables calculs (pré)électoraux. « Minables » car ils ne s’affichent pas comme tels – et on pourrait probablement en dire autant des déclarations d’un François Ruffin, prenant ses distances au bon moment, du moins l’a-t-il estimé ainsi, afin de se ménager soit une voie vers la succession du vieux leader de LFI, soit une porte de sortie vers… vers quoi, au fait ? (Breaking news : le pari communiste annonce son intention de refaire une nouvelle alliance à gauche. Pour les mêmes raisons que Borne, Ruffin & co, semble-t-il. Il est loin le temps où c’étaient les cocos les croquemitaines…)
[5] À ce propos, il faut rappeler que les extrémistes sionistes actuellement au pouvoir en Israël ont finalement réussi en 2018 à faire passer leur projet d’État-nation juif, sous forme d’une loi votée au Parlement et définie comme une des lois fondamentales du pays (sachant que celui-ci n’a pas de constitution). En voici les principes fondamentaux (traduction en français donnée par Wikipédia à partir de la traduction officielle en anglais approuvée par le parlement israélien) : « Israël est la patrie historique du peuple juif, dans laquelle l’État d’Israël a été établi ; l’État d’Israël est le foyer national du peuple juif dans lequel il satisfait son droit naturel, culturel, religieux et historique à l’autodétermination ; le droit à exercer l’autodétermination nationale dans l’État d’Israël est propre au peuple juif. » Par ailleurs, il est précisé que « l’État sera ouvert à l’immigration juive et au rassemblement des exilés » et que « L’État voit le développement de l’implantation juive comme une valeur nationale, [qu’il] encouragera et promouvra son développement et sa consolidation ». Pas question du retour des réfugiés palestiniens chassés depuis 1948. Quant aux « implantations », il s’agit d’un euphémisme pour « colonies ». Il faut savoir qu’elles squattent déjà 45% du territoire de la Cisjordanie, qui devait théoriquement être dévolu aux Palestiniens selon les accords internationaux (Oslo, etc.), lesquels n’ont en vérité jamais été respectés et encore moins appliqués par Israël.
[6] Où l’on voit qu’Olaf Scholz, lorsqu’il parle de « barbares », a de qui tenir.
[7] Voir son excellent livre paru à La Fabrique en 2007, Exil et Souveraineté. Judaïsme, sionisme et pensée binationale.
[8] Il me semble que cette dernière phrase sonne particulièrement juste après ce à quoi nous venons d’assister Gaza et alentour.
[9] Paru à La Fabrique en 2006. De la même auteure, on peut aussi lire ces textes choisis et présentés par Joëlle Marelli et Tal Dor, Colonialité et Ruptures. Écrits sur les figures juives arabes, éd. Lux, 2021.
[10] Le philosophe marxiste Ernst Bloch, auteur du Principe Espérance et de L’Esprit de l’utopie, a aussi écrit Thomas Münzer, théologien de la révolution, dont j’ai rendu compte ici-même. La citation est issue de Ernst Bloch, Le Principe Espérance, t. 2, Les Épures d’un monde meilleur, Paris, Gallimard, 1982, p. 194.
[11] Out of the Frame. The Struggle for Academic Freedom in Israel, Londres, Pluto Press, 2010.
[12] Terre ancienne, terre nouvelle, roman utopique de Theodor Herzl.
[13] NdT : référence aux catastrophes annoncées à Job. Les officiers de l’arrière sont chargés d’informer les familles des décès et blessures de leurs enfants militaires.
20 – 12 – 2023
Un livre indispensable, à lire d’urgence. Un rappel ! Le refus du sionisme a d’abord été mis en avant par des personnes juives et des associations juives. C’est une réponse, argumentée et démontrée, à une campagne qui se déploie et qui a même été relayée par le président de la république française qui n’hésite pas à dire que « l’antisionisme est une forme réinventée de l’antisémitisme ». Elle résulterait d’une alliance entre l’extrême gauche, le nationalisme arabe et l’islamisme. Cette affirmation est fausse du point de vue historique. Elle fonde une nouvelle alliance qui va des sionistes à des milieux de droite et d’extrême-droite dont certains cachent mal leur plaisir à défendre une proposition qui éloignerait, de là où ils vivent, encore plus de juifs.
L’antisionisme, une histoire juive
L’antisionisme a d’abord été une histoire juive ; il traverse le judaïsme et la judéité depuis l’apparition du sionisme. Il concerne les différentes approches du judaïsme, diasporiques ou israéliennes, religieuses ou séculaires. Le livre rappelle que beaucoup de juifs ne sont pas sionistes et, aussi, que la majorité des militants sionistes dans le monde sont les chrétiens évangéliques, les héritiers des théories protestantes et évangéliques, millénaristes et antisémites du 17ème siècle.
Le livre rappelle la longue tradition juive diasporique et antinationaliste. La vie en diaspora était réglementée par un principe rabbinique qui définissait la position des communautés juives « face à l’Etat ». Elle spécifiait que, depuis les Romains, la patrie des juifs était là où sont les juifs et leur Torah. Les liens sont organiques avec l’exil. L’avènement du mouvement sioniste transforme les antinationalistes juifs en antisionistes. Jusqu’au début de la seconde guerre mondiale la plupart des antisionistes étaient juifs. Le diasporisme antinationaliste marque de nombreux intellectuels et révolutionnaires juifs. De nombreux juifs sont antisionistes et sont des militants antiracistes inscrits dans la solidarité internationale. Pour elles et eux, la lutte contre l’antisémitisme nécessite de refuser le nationalisme juif et le régime colonial en Palestine, de défendre le droit au retour des réfugiés palestiniens, d’appeler à l’égalité entre juifs israéliens et arabes palestiniens et à la fin du suprémacisme juif en Israël – Palestine.
Les courants antisionistes. Quatre courants principaux juifs constituent l’antisionisme : religieux ; patriotique assimilationniste, marxiste internationaliste et/ou révolutionnaire, libéral et/ou démocrate humaniste.
Pour le courant religieux, les juifs constituent une communauté religieuse, voire un peuple mais non une nation. Pour eux le sionisme est destiné à faire disparaître le judaïsme. C’est un sacrilège qui veut précipiter l’avènement messianique. L’exil constitue non la condition des juifs mais qualifie la situation du monde en général, l’imperfection du monde et l’espérance de son changement. Il s’oppose à l’histoire des vainqueurs.
Le courant patriotique assimilationniste s’oppose à l’idée d’une nationalité juive. Il met en avant leur patriotisme et considèrent que le sionisme veut faire des juifs des étrangers dans leur pays, aux Etats Unis et en Europe. Ils refusent la « double allégeance ». Ils refusent la convergence entre le sionisme et les aspirations antisémites européennes.
Le courant marxiste, internationaliste et révolutionnaire tente d’intégrer la question juive par le marxisme révolutionnaire. Le Bund s’oppose au sionisme et considère que la nation juive a sa place au sein d’une fédération des peules de Russie. Otto Bauer théoricien de l’austro-marxisme défend l’idée que nation et sentiment national ne sont pas obligatoirement lié à un territoire et des frontières. Rosa Luxemburg considère que l’autodétermination nationale juive est un leurre réactionnaire comme tout nationalisme. Trotsky considère que le capitalisme en déclin déchaîne partout un nationalisme exacerbé dont l’antisémitisme est un aspect. La nation juive va se maintenir mais certains considèrent qu’une nation ne peut pas exister sans un territoire. Mais les faits démontrent que le sionisme est incapable de résoudre la question juive surtout avec le conflit entre juifs et arabes en Palestine. Daniel Bensaid avance que l’optimisme de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH) s’est brisé sous la triple épreuve du nazisme, du stalinisme et de la création d’un « Etat Juif » en Palestine. Dès les années 1960, le Matzpen développe contre le sionisme une position anticoloniale et le soutien au mouvement de libération nationale palestinien.
Le courant humaniste, libéral et/ou démocratique est conscient de la question arabe et coloniale qui s’impose avec les révoltes de 1929 et 1936. Pour les antisionistes, l’avenir doit être judéo-arabe et ils préconisent l’intégration des juifs dans l’Orient arabe. Sigmund Freud exprime ses réticences à un Etat juif. Et Albert Einstein écrit en 1950, « j’aimerais infiniment mieux un accord raisonnable avec les arabes sur la base de vivre ensemble en paix que la création d’un Etat juif ».
Une brève histoire de l’antisionisme juif. Le livre propose une brève histoire de l’antisionisme juif avant même le premier congrès sioniste réuni à Bâle en 1897 par Théodor Herzl. Dès la fin de la première guerre, la Palestine passe sous mandat britannique et les sionistes créent l’embryon d’un Etat en Palestine. Stefan Zweig écrit « plus le rêve menace de se réaliser … plus j’aime l’idée de la diaspora, le destin juif davantage que le bien être juif ». La seconde guerre mondiale, le nazisme et le judéocide ont détruit le judaïsme européen. De nombreux rescapés considèrent toutefois que la question juive ne peut pas être résolue par le sionisme. Le 29 novembre 1947, les Nations Unies votent la partition de la Palestine. Le groupe Ihud mandate Hannah Arendt pour représenter le mouvement contre la partition de la Palestine, poser la question des palestiniens autochtones et considérer le danger du mouvement national sioniste.
La guerre de 1967 marque un tournant ; elle ravive dans les communautés juives la terreur du judéocide. Le sionisme devient, pour beaucoup de juifs, synonyme de judéité, le nationalisme juif commence à remplacer le judaïsme. Des voix s’élèvent toutefois contre l’expansionnisme d’Israél, notamment celles de Abraham Serfaty, Isaac Deutcher, Maxime Rodinson. En 1982, l’invasion du Liban et les massacres de Sabra et Chatila provoquent l’indignation mondiale. Dans les années 1980, les travaux des nouveaux historiens dévoilent les réalités de la Nakba et des réfugiés palestiniens. Des juifs orientaux se considèrent comme des victimes juives du sionisme et revendiquent la désoccidentalisation. En 1987, la première intifada renforce deux oppositions, celle d’un sionisme de gauche, la Paix Maintenant, et celle de groupes antisionistes, comme l’avait été le Matzpen. L’évolution vers un Etat d’apartheid se renforce. Il s’oppose au mouvement qui revendique le droit au retour des réfugiés palestiniens et un Etat binational. En 2005, les palestiniens lancent le mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) ; de nombreuses organisations juives vont le soutenir. La rupture est achevée entre la gauche sioniste et le consensus sioniste, à l’image de B’Tselem qui qualifie le régime comme un régime d’apartheid.
Le livre présente alors 51 textes, de 2 à 5 pages, qui expriment les positions des différents courants juifs de la pensée antisioniste. Ils sont regroupés en cinq thèmes : sionisme et judaïsme ; sionisme et question nationale ; sionisme et antisémitisme ; sionisme, impérialisme et colonialisme ; sionisme et après.
Sionisme et judaïsme. Les sionistes se présentent comme la seule voie juive et nient le caractère juif des antisionistes. Le mouvement sioniste nationalise le judaïsme. Il fait de l’Etat d’Israël l’aboutissement de l’histoire juive. Rabattre l’histoire juive à l’Etat d’Israël, à un nationalisme, récent comme tous les nationalismes, c’est nier deux à trois millénaires d’histoire et de culture juive sur plusieurs continents. Il renie l’histoire diasporique qui est l’histoire du judaisme.
Huit textes illustrent cette thématique. La plateforme de Pittsburgh de 1885 ; la conférence centrale des rabbins américains en 1897 ; la déclaration sur le sionisme du rabbin russe Schneerson en 1903 ; le cas de Neturei Karta de Yisroel Domb en 1958 ; l’idéologie sioniste, obstacle à la paix, du rabbin Elmer Berger, en 1981 ; le soulèvement palestinien et l’avenir du peuple juif, de Marc Ellis, en 1989 ; au nom de la Torah : une histoire de l’opposition juive au sionisme, du rabbin Yakov Rabkin, en 2004 ; Exil et souveraineté, de l’historien Amnon Raz-Krakotskin en 2007.
Sionisme et question nationale. Le sionisme prétend résoudre le « problème juif » par la normalisation du peuple juif à travers la création de son Etat-nation. Les antisionistes juifs réfutent le caractère ethno-national du judaïsme et la définition des juifs comme un groupe national. Il s’agit de ramener la notion de peuple d’Israël à une « nation juive » selon le concept d’Etat-nation européen du 19ème siècle (un groupe ethnique, une culture, une langue, une religion, un territoire). Les antisionistes nient le caractère ethno-national du judaisme. Les juifs libéraux considèrent que leur nation est celle de leur citoyenneté. Un Etat exclusivement juif est contraire, par définition, aux principes démocratiques. Pour Pierre Vidal-Naquet, « ceux qui étaient par excellence les exclus sont devenus ceux qui excluent ». La loi de 2018 exclut les non-juifs de la nationalité israélienne et y inclut les juifs du monde entier.
Onze textes illustrent cette thématique. La question nationale et le sionisme, déclarations des travailleurs juifs de Lituanie, Pologne et Russie, en 1901, 1903, 1905 ; Mémorandum sur l’antisémitisme du gouvernement britannique, de Edwin Montagu, 1917 ; Protestation contre un Etat sioniste adressée à Woodrow Wilson, de Julius Kahn et col. 1919 ; Un proche Orient sans romantisme, de Muhammad Asad, 1923 ; Déclaration du Conseil américain pour le judaïsme, 1943 ; Réexamen du sionisme, Hannah Arendt, 1945 ; Le juif non-juif, de Isaac Deutscher, 1968 ; Critiques juives du sionisme, Moshé Menuhim, 1974 ; Le sionisme du point de vue de ses victimes juives, les juifs orientaux en Israël, Ella Shohat, 1986 ; Pour une autre analyse du sionisme, Jacqueline Rose, 2005 ; L’antisionisme pour la nation juive, Daniel Rovarin, 2020.
Sionisme et antisémitisme. Le sionisme se présente comme la seule réponse à l’antisémitisme et Israël comme le seul garant de la sécurité des juifs dans le monde. Il considère que les antisionistes ont « la haine de soi ». Il s’agit de créer un juif nouveau qui s’oppose au juif de la diaspora. Judith Butler, Richard Falk, Joel Kovel et d’autres s’interrogent sur la loyauté à l’Etat d’Israël comme définition de la seule identité juive possible et sur l’alliance objective et contre-nature entre sionisme et antisémitisme.
Six textes illustrent cette thématique. Une couronne pour Sion de Karl Kraus, en 1898 ; Le fléau du sionisme, The American Israelite, en 1902 ; Le sionisme est-il un mouvement d’émancipation démocratique ? de Henrik Erlich, en 1938 ; Etat, nation et nationalisme : actualité du sionisme, de Michel Warchawski, en 1994 ; Fragments mécréants, mythes identitaires et république imaginaire, de Daniel Bensaïd, 2005 ; Quand le néo-sionisme rencontre le racisme européen, Hilla Dayan, 2015.
Sionisme, impérialisme et colonialisme. Alors que le sionisme se considère comme un mouvement de libération nationale, les antisionistes sont accusés de délégitimer Israël en mettant en avant l’accusation de colonialisme et d’alliance avec l’impérialisme. Le sionisme s’est construit, au 19ème siècle, au moment de la constitution des empires coloniaux européens, en alliance avec ces empires, en faisant le choix de la conquête de la Palestine. L’alliance passe de la Grande-Bretagne à l’Amérique mais conserve le choix de l’impérialisme dans la région arabe. Les colons juifs installés dans les territoires occupés situent leur action dans la continuité de la colonisation sioniste commencée en 1882.
Douze textes illustrent cette thématique. Le sionisme n’est pas le judaïsme, de Hans Kohn, en 1929 ; Qui sont les diviseurs, de Gershom Scholem, en 1931 ; A propos du problème juif, de Léon Trotsky, en 1934 ; a conception matérielle de la question juive, de Abraham Léon, en 1942 ; Communiqué à l’occasion de la déclaration Balfour, Ligue pour la lutte contre le sionisme, 1945 ; Communiqué de la lutte contre le sionisme à l’attention du peuple irakien, de Yusuk Zilkha, en 1946 ; Manifeste de la Ligue juive contre le sionisme (Egypte), en 1947 ; Lettre à Emmanuel Lévine, de Abraham Serfaty, 1970 ; Peuple juif ou problème juif, de Maxime Rodinson, en 1972 ; Judaïsme et sionisme … à bâtons rompus, de Maxime Rodinson, Israël Shahak et Elie Lobel, 1975 ; En 1948-49, Israël n’était pas mon problème, de Maurice Rajsfus, en 1992 ; Hors du cadre, la lutte pour la liberté académique en Israël, de Ilan Pappé, en 2010.
Le sionisme … et après ? Les antisionistes revendiquent le soutien au droit au retour des réfugiés palestiniens et les propositions d’un Etat commun de la mer au Jourdain, fondé sur l’égalité des droits, sous une forme binationale ou autre. Pour les sionistes, c’est la négation de l’Etat d’Israël qu’ils ont construit. On ne peut imaginer un Etat qui serait à la fois exclusivement juif et démocratique. Il faut penser les alternatives possibles au sionisme, au colonialisme de peuplement et au régime d’apartheid actuel.
Dix textes illustrent cette thématique. Deux sortes de sionisme, de Martin Buber, en 1948 ; Contre le sionisme, de Matzpen, 1975 ; Les mythes fondateurs d’Israël à l’épreuve du temps, de Ilan Halévy, en 1988 ; les restes de l’Europe, de Ariella Aïsha et Adi Ophir, en 1998 ; Vers la cohabitation : Judéité et critique du sionisme, de Judith Butler, en 2004 ; L’appel d’Olga, en 2004 ; Un Etat commun entre le Jourdain et la mer, de Eric Hazan et Eyal Sivan, en 2012 ; Scénarios pour l’avenir Israël – Palestine, de Marcelo Svirsky et Ronnen Ben-Arie, en 2018 ; Gauche ou sionisme, de Gidéon Lévy, en 2019 ; Trouver une façon de changer la donne, de Moshé Béhar, en2020.
Quatre manifestes sont annexés à la fin du livre : Mémorandum de Brit Shalom concernant la politique arabe de l’Agence Juive, 1930 ; Charte du Réseau International Juif Antisioniste (IJAN), de 2008 ; L’approche du sionisme de Jewish Voice for Peace (JVP), 2019 ; Charte de L’Union Juive Française pour la Paix (UJFP), 2020.
Quelques réflexions sur la situation actuelle.
Les trois autrices du livre ont choisi, à juste raison, de se concentrer sur le rapport entre le sionisme et l’antisionisme et de se limiter à un siècle et demi d’histoire, entre 1880 et aujourd’hui. Elles ne se sont pas ainsi perdues dans la très longue histoire juive et ont bien démontré que le sionisme est relativement récent et ne se confond pas du tout avec l’histoire juive. Ce qui fascine dans l’histoire juive, c’est qu’elle témoigne encore aujourd’hui d’une longue séquence de l’histoire de l’Humanité et semble relier l’histoire de l’Egypte ancienne et l’histoire romaine à l’histoire contemporaine.
La continuité est peut-être illusoire ; ce qui est plus fascinant c’est la capacité d’adaptation de groupes humains à des situations géographiques et historiques tellement différentes. C’est une situation qui est propre à de nombreux peuples, particulièrement dans le long Moyen Orient qui a vu se succéder de si grandes civilisations à partir des bassins des fleuves du Tigre, de l’Euphrate et du Nil. C’est ce que me rappelait un ami irakien qui m’a dit un jour : ce qui nous énerve chez les américains, c’est qu’il nous prenne pour des sauvages, alors qu’après tout, leur histoire n’a que quelques centaines d’années alors que nous en avons plusieurs milliers !
Les débats sur la Question juive prennent une nouvelle tournure avec les révolutions du 18ème siècle et accompagnent la montée en puissance de l’Etat-Nation et de la 1ère Internationale. On ne compte plus les essais sur la Question juive. Rappelons parmi celles et ceux qui s’y sont essayés. Sur la Question juive, de Karl Marx, en 1844, (Ed La Fabrique), est une réponse à La Question juive de Bruno Bauer, en 1843. Abraham Léon, en 1944, (Ed 1980) publie La conception matérialiste de la question juive. Jean Paul Sartre publie, en 1946, (Ed Gallimard) les réflexions sur la question juive. Albert Memmi publie La Libération du juif, en 1966 (Ed Gallimard); Edgar Morin, Le Monde moderne et la question juive, en 2006, Ed du Seuil) ; Elisabeth Roudinesco, Retour sur la question juive, en 2009, (Ed Albin Michel). Rappelons aussi la présentation et les commentaires de Daniel Bensaïd en 2006 (éd. La Fabrique) et le livre de Ilan Halévy, Question juive, la tribu, la loi, l’espace, en 1981, (Ed de Minuit).
La question religieuse est absente/présente quand on discute de la question juive. Elle participe des discussions sur la transcendance. La montée des positions d’extrême droite dans l’ensemble des religions, et dans chacune d’entre elles, caractérise la période. A une période marquée par la théologie de la libération, l’islam des lumières, le judaïsme progressiste, l’hindouisme gandhien succède la compétition entre les intégrismes. La question religieuse se combine au durcissement de la question nationale et à la montée des idéologies identitaires et sécuritaires. Cette évolution est caractéristique des périodes de rupture, comme celle des années 1930, qui combinent une rupture dans les caractéristiques des modes de production, des changements géopolitiques et des guerres, avec en plus aujourd’hui la rupture écologique.
La période peut être aussi caractérisée comme celle d’un renforcement et d’une crise des impérialismes. La période historique est celle de la décolonisation qui a commencé dans les années 1920 et qui s’est traduite par les indépendances nationales, à partir de 1944. A la conférence de Bandung, en 1955, en présence de Soekarno, Nehru, Nasser, Chou en Lai déclare : les Etats veulent leur indépendance, les nations leur libération, les peuples la révolution. L’indépendance des Etats est à peu près acquise, et on en voit les limites. La Palestine est un des derniers cas de colonisation directe et affirmée, ce qui la rend d’autant plus inacceptable qu’elle rappelle que la décolonisation est inachevée. Les réorganisations géopolitiques sont à l’œuvre dans le monde. Elles accompagnent une revendication des peuples à une désoccidentalisation du monde.
Au rabattement des peuples sur l’Etat-Nation, la période qui vient approfondira et enrichira les rapports entre peuples, Etats et nations. On voit bien les difficultés quand on pense aux Nations Unies. Elles s’appellent Nations unies, la Charte commence par Nous les peuples, et en réalité, il s’agit d’une union d’Etats. Au niveau de la Ligue internationale pour les droits des peuples, nous donnons la priorité à la définition des peuples et nous mettons en avant la définition, donnée par le juriste Charles Chaumont, « un peuple se définit par l’histoire de ses luttes ». L’histoire de la question juive confirme que le rapport entre peuple et territoire ne peut pas être rabattu au rapport entre nation et territoire. Elle confirme aussi que la langue et la culture caractérisent le peuple et qu’on peut donc considérer qu’il y a eu plusieurs peuples juifs. Et que l’internationalisme relève des peuples et non des nations.
La culture diasporique joue un rôle déterminant dans l’histoire juive. C’est le cas aussi pour plusieurs autres peuples. La mondialisation introduit un nouveau chapitre dans l’histoire des diasporas en élargissant leur horizon à l’organisation du monde. Les migrations redéfinissent le monde, tout en conservant les mémoires des origines. Les migrations remettent en cause la contradiction entre nomades et sédentaires qui a accompagné l’histoire de l’Humanité depuis l’invention de l’agriculture en Mésopotamie. Les populations agricoles passent de la majorité des populations à environ 5% de la population totale dans tous les pays. Chacune et chacun ont des identités multiples qui ne peuvent être rabattues à la seule identité nationale. L’émancipation des femmes explique que le taux de reproduction se stabilise à 1,7 enfant par femme. Les pays qui n’accepteront pas les migrants seront condamnés à la stagnation.
Nous vivons une période de profonde rupture. Les idéologies identitaires et sécuritaires répondent à l’émergence des mouvement sociaux porteurs de nouvelles radicalités : le féminisme, l’antiracisme et les révoltes contre les discriminations, les peuples premiers, les migrants et les diasporas. La prise de conscience de la crise écologique d’approfondit, elle se combine avec la crise de la pandémie. La crise s’accompagne d’une crise géopolitique, porteuse de multipolarité, qui ranime les gesticulations militaires. Les cultures juives dépasseront l’impasse du sionisme pour participer à l’invention d’un nouvel universalisme.