Vendredi 20 avril, le Conseil d’État suspendait la dissolution du collectif Palestine vaincra, qui avait été dissous par décret. Une victoire importante, dans un contexte de multiplication des dissolutions d’organisations. Entretien avec Cécile Brandely, l’une des avocates en charge de ce dossier.
Entretien réalisé par Louisa Lamour, élève avocate et militante à Révolution Permanente
LL : Quels étaient les arguments avancés par le ministère de l’Intérieur dans son décret de dissolution et face à ça, qu’est-ce que vous avez soutenu ?
Le 9 mars, le Conseil des ministres adoptait un décret portant dissolution du collectif Palestine Vaincra en application de l’article l 212-1 du code de la sécurité intérieure qui prévoit la dissolution l’association qui provoquerait ou contribuerait par ses agissements à la discrimination, à la haine ou à la violence et se livrerait à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l’étranger.
Le Conseil des ministres a tenté de justifier sa décision en affirmant que les campagnes d’appel au boycott, la dénonciation de l’instauration d’un régime d’apartheid en Israël, la participation aux campagnes de libération des prisonniers politiques et en particulier celle menée en faveur de George Ibrahim Abdallah ainsi que certains commentaires publiés par des internautes sur les pages Facebook du Collectif Palestine Vaincra étaient l’expression de l’antisémitisme du collectif et par conséquent, constitutifs de provocations ou contributions à la haine, à la discrimination et à des actes de terrorisme. Depuis la loi séparatisme, l’article L212-1-1 du code de la sécurité intérieure permet de considérer que les associations sont responsables des publications sur leurs réseaux sociaux et les associations sont responsables des commentaires.
Par ailleurs, il faut rappeler qu’en mars dernier, quand Macron est venu à Toulouse participer à l’hommage rendu aux victimes de l’attentat perpétré par Mohammed Merrah, il s’est personnellement félicité de la dissolution du collectif Palestine vaincra, qu’il a qualifié d’antisémite. Bien évidemment, ce grief ne reposait sur aucun élément concret, c’est la raison pour laquelle le Conseil d’Etat a suspendu le décret. Tous ces arguments étaient des arguments de façade, ce qu’on reproche au Collectif Palestine Vaincra est un délit d’opinion, c’est son indéfectible solidarité en faveur du peuple palestinien et sa critique intransigeante de la politique du gouvernement israélien. C’est ça que le Conseil des ministres a cherché à attaquer juridiquement, et qu’il a échoué à faire. Donc cette décision est une vraie victoire, ça vient rappeler au gouvernement qu’il ne peut pas ériger des délits d’opinion comme il le souhaite, c’est une défaite infligée à Darmanin et à l’ensemble du Conseil des ministres.
LL : Il y avait plusieurs intervenants volontaires, AFPS et UJFP, Solidaires, quel rôle est-ce que ça a joué ?
Aux côtés de Lionel Crusoé et moi pour le Collectif Palestine Vaincra, il y avait Paul Mathonnet qui représentait l’AFPS et Solidaires ainsi que Messad Balloul pour l’Union Juive Française pour la paix. C’était vraiment important qu’on ait ces intervenants volontaires à nos côtés puisqu’en réalité ce délit d’opinion et les menaces qui pèsent sur le Collectif Palestine Vaincra pèsent sur l’ensemble des associations. Au vu des arguments qui étaient retenus à l’encontre du Collectif Palestine Vaincra, comme l’appel au boycott ou la dénonciation du régime d’apartheid, de nombreuses autres associations pourraient subir le même sort.
LL : Qu’en est-il du contexte de cette dissolution ? Depuis l’adoption de la loi séparatisme, les dissolutions se multiplient (une par mois en moyenne depuis l’adoption de cette loi), c’est particulièrement inquiétant ?
Oui tout à fait, depuis six mois les dissolutions s’enchaînent à tout-va à un rythme jamais connu. D’ailleurs avec le Syndicat des Avocats de France (SAF) nous avons adopté un communiqué signé par d’autres organisations comme le GISTI ou le syndicat de la magistrature, dans lequel on explique que c’est une épée de Damoclès qui pèse au-dessus de chaque association. Si une association doit tomber sous le coup de la justice, ça devrait être à la justice d’en décider et pas au gouvernement de monter des dossiers de toute pièce comme ça a été le cas ici, et de dissoudre une association de la sorte sans aucune forme de procès, de manière arbitraire.
LL : Cette décision est un coup d’arrêt en la matière puisque c’est la première fois que le CE suspend une dissolution d’organisation. La semaine dernière, il y a aussi eu la victoire de la mosquée de Pessac dont la fermeture était définitivement annulée. Ça envoie un message fort à toutes les autres organisations, qui luttent contre une dissolution ou plus globalement contre les tentatives d’intimidation et de répression du ministère de l’Intérieur ?
L’audience du Collectif Palestine Vaincra et du Comité d’Action pour la Palestine a eu lieu le 26 avril, le jour où le Conseil d’État a rendu sa décision s’agissant de la mosquée de Pessac. Lorsqu’en sortant de l’audience j’ai vu cette décision, je me suis dit que peut-être les choses allaient évoluer positivement… Le Conseil d’État est venu rappeler au gouvernement que leur arbitraire n’est pas sans limite et qu’ils n’ont pas les mains aussi libres que ce qu’ils pensaient. Donc en effet, c’est un coup d’arrêt qui rappelle que si les dissolutions d’associations sont possibles, il faut des éléments matériels, dans le cas du Collectif Palestine Vaincra, le dossier était vide.
LL : Je voudrais revenir sur des points de la décision qui me paraissent intéressants, sur la question de la lutte contre le sionisme et l’islamophobie. Il y a toute une rhétorique utilisée par le gouvernement notamment pour légitimer ses lois sécuritaires et islamophobes qui vise à assimiler la lutte contre le sionisme à une forme d’antisémitisme, ou bien la lutte contre l’islamophobie à un appel à la haine. C’est des positions qui sont incarnées par Darmanin par exemple, de manière très claire, et d’ailleurs de nombreuses dissolutions d’organisations musulmanes se font sur ces fondements. Est-ce qu’on peut dire qu’aujourd’hui le Conseil d’État est obligé de limiter le gouvernement dans son délire sécuritaire et islamophobe ?
Il y a trois points qui ont été particulièrement débattus à l’audience. En premier lieu, la question de l’appel au boycott : sur ce point le CE a considéré que « l’appel au boycott, en ce qu’il traduit l’expression d’une opinion protestataire, constitue une modalité particulière d’exercice de la liberté d’expression et ne saurait par lui-même, sauf circonstances particulières établissant le contraire, être regardé comme une provocation, une contribution à la discrimination, à la haine ou à la violence envers un groupe de personnes susceptible de justifier une mesure de dissolution. » Sur ce point, le Conseil est venu très clairement faire application de la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme qui avait déjà condamné la France en juin 2020.
Ensuite s’agissant des commentaires, le Conseil d’État a considéré que contrairement aux allégations du ministère de l’Intérieur, le collectif, compte tenu des moyens dont il dispose, a cherché à supprimer certains commentaires particulièrement virulents, grossiers ou haineux proférés sur sa page Facebook et il n’est pas établi que les commentaires en cause émaneraient des membres du collectif. Ça, c’est très important, pour l’ensemble des associations me semble-t-il.
Enfin, sur les prises de positions exprimées par le collectif, là encore le Conseil d’État vient retoquer les arguments développés dans le décret, selon lesquels ils constitueraient une incitation au terrorisme. Notamment, le fait d’exiger la libération de George Ibrahim Abdallah ne peut pas être considéré comme tel, contrairement à ce que la représentante du ministère de l’Intérieur a avancé. Dans le cas de George Ibrahim Abdallah, l’autorité judiciaire s’est prononcée en faveur de sa libération en 2013, à la condition qu’il soit expulsé. Or, s’il est toujours détenu, c’est une décision politique, parce qu’aucun ministre de l’Intérieur n’a accepté de prononcer son expulsion. Il s’agit donc d’un prisonnier politique.
LL : Face à cette dissolution, il y a eu une mobilisation exemplaire, notamment à Toulouse plus de 30 organisations se sont réunies à l’initiative du collectif pour construire un rapport de force, le Syndicat des avocats de France y a d’ailleurs pris part. Comment ce front large a pu jouer et quel peut être le rôle des avocats en dehors des prétoires ?
En l’occurrence ce qui me semble juste c’est que les libertés d’expression et d’association soient pleines et entières et qu’elles ne soient pas bâillonnées par un ministre Darmanin qui cherche à taire toutes voix dissidentes. Donc ça me parait important de mettre concrètement à profit ma profession pour défendre ces organisations. Ensuite, sur le soutien des organisations, je pense que cette mobilisation était nécessaire. S’il n’y a pas de réponse face à une telle attaque, ça signifie que n’importe quelle organisation peut être menacée et dissoute dans l’indifférence, sans qu’une solidarité et une mobilisation se mette en place, alors que c’est primordial pour résister et se défendre.