Par Lénaïg Bredoux, le 15 juillet 2017.
Emmanuel Macron a convié le premier ministre israélien à la commémoration de la rafle du Vél’ d’Hiv’, le 16 juillet. Une première qui soulève de nombreuses questions sur le symbole politique et mémoriel choisi par le nouveau pouvoir.
Qu’a donc voulu dire Emmanuel Macron ? Tout à sa séquence diplomatique, après les visites de Vladimir Poutine et de Donald Trump à Paris, le président français a convié Benjamin Netanyahou le 16 juillet. Jusque-là, rien de bien original ni de surprenant. Mais il a choisi la commémoration de la rafle du Vél’ d’Hiv’ pour susciter la venue du premier ministre israélien. Une première qui soulève de nombreuses questions sur le symbole politique et mémoriel choisi par le nouveau pouvoir.
Benjamin Netanyahou prendra la parole, dimanche 16 juillet, sur les lieux de l’ancien Vélodrome d’Hiver, dans le XVe arrondissement, après Francis Kalifat, le président du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France), et avant Emmanuel Macron. Les deux dirigeants ont ensuite rendez-vous à l’Élysée pour un entretien et une déclaration commune à la presse.
Vivement dénoncée par les militants de la cause palestinienne, de l’Association France Palestine Solidarité (AFPS) au PCF, en passant par l’Union juive française pour la paix (UJFP) et le NPA, et par les signataires d’un appel à rassemblement le 15 juillet à Paris, cette invitation interroge plusieurs chercheurs spécialistes de la mémoire de la Shoah.
À cela, plusieurs raisons. La commémoration du Vél’ d’Hiv’ n’est pas une commémoration comme les autres. Comme le rappelle Sébastien Ledoux, chercheur en histoire à Paris-I et auteur de Le Devoir de mémoire, une formule et son histoire (CNRS Éditions, 2016), « la commémoration de la rafle du Vél’ d’Hiv’ s’est construite comme le symbole de la participation de l’État français dans le génocide des juifs au détour des années 1980-1990 ».
C’est en 1992 qu’un président de la République y participe pour la première fois – il s’agit de François Mitterrand, alors sifflé par une petite minorité de l’assistance. Il refuse de s’exprimer mais institue, par décret, le premier dimanche suivant le 16 juillet comme une commémoration nationale, organisée par l’État.
Surtout, en 1995, Jacques Chirac, tout juste élu, prononce enfin les mots qui manquaient : dans un discours resté célèbre, il affirme la responsabilité de la France, et non du seul gouvernement de Vichy (qui ne représenterait pas la France), dans la rafle, les 16 et 17 juillet 1942, de 13 152 hommes, femmes et enfants juifs, retenus pendant quatre jours sur les gradins du Vélodrome d’Hiver, à Paris, avant d’être déportés à Auschwitz. Moins d’une centaine – dont aucun enfant – ont survécu. « La France accomplissait l’irréparable », a dit Chirac en 1995. En 2012, François Hollande avait à son tour prononcé un discours peu après son élection, évoquant un « crime commis en France, par la France ». « La Shoah, ce n’est pas l’histoire du peuple juif, c’est l’Histoire, c’est notre histoire », avait-il ajouté.
Pendant la campagne électorale, Emmanuel Macron a réaffirmé ce qui est devenu « un héritage » institutionnel, selon l’expression de Sébastien Ledoux. « Vous avez insulté beaucoup de Françaises et de Français lorsque vous êtes revenue sur […] les propos courageux qu’avait tenus Jacques Chirac en 1995 et la responsabilité de l’État Français », avait lancé le candidat d’En Marche! à sa concurrente Marine Le Pen, qui avait affirmé que la France n’était pas « responsable », mais le régime de Vichy.
« Le Vél’ d’Hiv’ est un événement français à double titre : parce qu’il a eu lieu en France et parce qu’il marque la responsabilité française dans la Shoah. C’est à travers le Vél’ d’Hiv’ que la responsabilité française a été reconnue », rappelle le chercheur Henry Rousso, auteur notamment de Le Syndrome de Vichy (Le Seuil), de Vichy, un passé qui ne passe pas (Fayard) et, plus récemment, de Face au Passé. Essais sur la mémoire contemporaine (Belin, 2016). « La commémoration du Vél’ d’Hiv’ est le moment où la Shoah est nationalisée », ajoute-t-il, indiquant qu’il n’aurait pas les mêmes réticences si Netanyahou était invité pour un événement international comme la Journée à la mémoire des victimes de la Shoah, le 27 janvier.
« Le défi est de ne pas communautariser la mémoire du Vél’ d’Hiv’, estime également l’historien Sébastien Ledoux. C’est le risque que comporte l’invitation lancée à Benjamin Netanyahou. Car tout le travail mené dans les années 1980 et 1990 sur la mémoire de la Shoah a été de ne pas en faire une histoire seulement juive mais une histoire universelle, qui concernait la France également dans son rapport au passé vichyste. »
Ce choix pose aussi une question de principe à plusieurs intellectuels. Si certains jugent tout à fait justifiée la présence du représentant d’Israël, d’autres s’inquiètent d’un risque de confusion trop grande, entre les juifs de France et Israël, entre la mémoire de la Shoah et Israël. D’où l’étrangeté d’inviter un représentant étranger à cette commémoration, fût-il le premier ministre israélien.
« Comme historien, comme juif, je ne supporte pas l’idée qu’on puisse assimiler tous les juifs à Israël. Il s’agit d’une vision complètement dépassée », explique le chercheur Henry Rousso. Même si, nuance-t-il aussitôt, il est également « impossible de dissocier les juifs et Israël ». Cette invitation alimente une « ambiguïté », selon Rousso, dont il ne voit pas l’intérêt. « On peut prendre un risque – parce que les antisémites n’ont de toute façon pas besoin de prétexte pour l’être –, mais à condition que l’enjeu en vaille la peine. Là, je ne vois pas ce que cela va apporter. »
« Cette invitation m’a surprise », estime aussi Renée Poznanski, professeure de science politique à l’université Ben Gourion, à Beer Sheva. Selon l’auteure de Drancy, un camp en France (Fayard, 2015) et de Les Juifs en France pendant la Seconde guerre mondiale (Fayard, 1997), la venue du premier ministre israélien conduit à « entrer dans le jeu de ce que tous les gouvernements israéliens successifs ont voulu : parler au nom de tous les juifs du monde entier ». « D’un point de vue israélien, cela peut se justifier, dans la mesure où Israël se vit comme le refuge de tout juif menacé dans le monde. D’un point de vue français, c’est autre chose », estime Poznanski.
« La communauté juive officielle est très à droite en France et soutient Israël, quoi qu’il arrive, poursuit la chercheuse. Mais ce n’est pas le cas d’une bonne partie des juifs de France. » Selon elle, la « confusion entre les juifs de France et Israël est une erreur ». « Il faut respecter les différentes catégories de juifs de France dans leurs identités », argumente Poznanski, qui prépare actuellement un ouvrage sur les juifs dans les mouvements de résistance en France.
Elle y décrit, et décrypte, les parcours individuels de nombreux résistants qui s’affichaient non en tant que juifs, mais en tant que Français, à l’image de Marc Bloch. « Le nombre extrêmement important de juifs français dans les mouvements de résistance donne à leur engagement un sens collectif et nous permet par exemple de réfléchir sur les modes de comportements politiques des juifs français. Mais, cela n’aurait aucun sens d’en faire une récupération politique sur le sens individuel de leur engagement. »
« Je crédite Emmanuel Macron d’une sensibilité intellectuelle sur la question de la mémoire, estime Henry Rousso, qui précise avoir soutenu le candidat d’En Marche!. Mais je ne suis pas certain que le jeu de symbole [du 16 juillet – ndlr] soit un mélange que le pouvoir en place maîtrise tout à fait. » Car, questionne le chercheur, « quel est le message ? Je ne suis pas sûr de comprendre l’initiative du président, d’autant qu’il est peu probable qu’il en tire de réelles avancées diplomatiques ». Une analyse partagée par Samuel Ghiles-Meilhac, sociologue et auteur d’une thèse intitulée Le Conseil représentatif des institutions juives en France, de la Résistance juive à la tentation du lobby.
« On ne peut pas dire qu’il n’y a rien à voir entre Israël et la Shoah, mais Macron fait un pari risqué avec cette invitation, ou bien alors s’agit-il d’inconscience. Car quel sens différent veut-il donner à cette commémoration en invitant Benjamin Netanyahou ? » « L’inquiétude est celle de la tentation du coup d’éclat diplomatique, poursuit le chercheur. Une fois de plus, les questions mémorielles ne sont pas pensées avec suffisamment de gravité. »
Le sociologue rappelle que « les usages de la mémoire de la Shoah sont différents en France et en Israël, au-delà de la dénonciation commune du nazisme » : « Pour les Européens, notamment les Français, les leçons tirées de la Shoah reposent sur la défense de l’État de droit, la protection des minorités ou du multilatéralisme. La leçon tirée par Israël consiste à dire que les juifs ne peuvent compter que sur eux-mêmes, que la communauté internationale les a laissés mourir, et qu’il faut donc un État juif, qui doit être fort. »
« Que va-t-il faire de cet hommage ? s’interroge l’historien Sébastien Ledoux. Reprendre un capital symbolique, mais pour légitimer une violence sur l’Autre [en l’occurrence, les Palestiniens – ndlr] ou assumer un héritage du passé au sens ricœurien, en le retraduisant aujourd’hui pour donner place aux droits des Palestiniens ? » Il s’inscrirait alors, selon le chercheur, dans le prolongement de la phrase qu’il a prononcée lors de l’hommage national à Simone Veil : « La souffrance ne donne qu’un droit, celui de défendre le droit de l’autre. »
La constance prudente de Macron sur le dossier israélo-palestinien
À ces questions de principe soulevées par l’invitation présidentielle s’ajoute celle de la personnalité du premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, figure de la droite dure, alliée à l’extrême droite. Elle pose problème par la politique qu’il mène, de poursuite de la colonisation, de discrimination et d’opposition systématique aux maigres tentatives de processus de paix, mais aussi par l’instrumentalisation qu’il fait régulièrement de la mémoire de la Shoah.
En 2015, le premier ministre avait fait du grand mufti de Jérusalem l’inspirateur de la solution finale : « Hitler ne voulait pas à l’époque exterminer les juifs, il voulait expulser les juifs. Et Haj Amin al-Husseini est allé voir Hitler en disant : “Si vous les expulsez, ils viendront tous ici.” – “Que dois-je faire d’eux ?”, demanda-t-il. Il a répondu : “Brûlez-les.” » Une thèse contestée par la très grande majorité des historiens israéliens, dénoncée à l’époque par l’ensemble de l’opposition et par l’ancien ambassadeur d’Israël en France Élie Barnavi.
Son comportement, lors de ses dernières visites en France à l’occasion d’hommages aux victimes du terrorisme, a également choqué les autorités françaises. C’était le cas en 2012, lors de la cérémonie en mémoire des victimes juives de Mohammed Merah : le premier ministre israélien avait pris François Hollande de court en « transformant l’hommage en meeting de soutien à Israël », rappelle Samuel Ghiles-Meilhac. En 2015, après les attentats de Charlie Hebdo, de Montrouge et de l’Hyper Cacher, Netanyahou avait appelé les juifs de France à émigrer en Israël : « À tous les juifs de France, tous les juifs d’Europe, je dis : Israël n’est pas seulement le lieu vers lequel vous vous tournez pour prier, l’État d’Israël est votre foyer. »
Le premier ministre israélien n’est pas revenu en France depuis sa participation à la grande marche du 11-Janvier et à la cérémonie organisée à la grande synagogue de la Victoire à Paris. Il avait refusé de participer en janvier dernier à la conférence internationale sur le Proche-Orient organisée à Paris. Netanyahou avait qualifié l’événement « d’imposture ». Il s’est finalement conclu par un naufrage diplomatique (lire l’analyse de René Backmann), malgré les efforts français et le « chant d’amour » à Israël proclamé par François Hollande lors de sa visite à Jérusalem.
Le nouveau président Emmanuel Macron s’est, quant à lui, peu exprimé sur le conflit israélo-palestinien. Pendant la campagne, il avait repris à son compte la traditionnelle position française à deux États. « Il faut poursuivre le fil de la diplomatie française, qui est de participer à la sécurité de l’État d’Israël, de ne rien transiger sur cette question et d’être fidèle à la cohabitation des deux États », avait-il déclaré le 22 mars lors d’un débat aux Amis du CRIF. Une position réaffirmée lors de la venue du président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas, le 5 juillet à Paris.
La paix « doit passer par la réalisation des droits légitimes des Palestiniens à disposer justement d’un État viable et indépendant, conformément à la légalité internationale, et elle passe aussi par la sécurité d’Israël, à laquelle la France est indéfectiblement attachée », avait alors déclaré Macron. Avant de très classiquement condamner la colonisation : « La France a toujours condamné et condamne la poursuite de la colonisation, qui est illégale au regard du droit international. Elle a atteint depuis le début de l’année un niveau sans précédent et ces décisions envoient un signal très négatif. » Un nouveau programme de plus de 1 500 logements vient d’être approuvé par les autorités israéliennes dans les colonies de Jérusalem-Est, rendant encore plus hypothétique la perspective d’un État palestinien.
Devant Mahmoud Abbas, le président français avait de nouveau mis en garde contre tout geste « unilatéral ». Pendant sa campagne, il s’était fermement opposé à la reconnaissance unilatérale par la France de l’État de Palestine en cas d’échec des négociations. Une menace brandie par Laurent Fabius quand il était ministre des affaires étrangères, avant d’être largement nuancée par son successeur Jean-Marc Ayrault.
« Reconnaître unilatéralement la Palestine aujourd’hui, dans ce contexte, c’est faire le choix d’un camp et c’est complètement se couper avec l’autre, avait défendu Macron sur le plateau de Mediapart, deux jours avant son élection. La force de la diplomatie française, c’est d’avoir toujours tenu ce point d’équilibre qui fait que l’on est l’un des rares partenaires qui parlent aux deux. Si on veut être utile à l’humanité, à la région et à celles et ceux qui y vivent, c’est la capacité à parler aux deux qui est efficace. »
Devant les Amis du CRIF, Macron avait également condamné les campagnes de boycott d’Israël et, plus étonnamment, la décision de l’Unesco sur Jérusalem. Il avait alors promis de la faire modifier, s’il était élu. « Si je suis président, je voterai pour que ce soit corrigé », avait-il déclaré en mars. Entre-temps, l’Unesco s’est de nouveau attiré les foudres de Benjamin Netanyahou en classant la vieille ville d’Hébron sur la liste du patrimoine mondial en péril.