À l’âge de 95 ans, notre ami Uri Avnery est décédé cette nuit à Tel Aviv. Il y a encore une dizaine de jours il publiait encore un article dans le quotidien Haaretz contre la Loi sur la Nation, excellent comme toujours.
Uri n’était pas seulement le meilleur journaliste qu’Israël ait connu, mais le père fondateur du journalisme israélien, en particulier le journalisme d’investigation.
Avant lui, le journalisme était synonyme de propagande, de soutien inconditionnel au consensus défini par le pouvoir, et de porte-voix des différents partis politiques. L’hebdomadaire « Haolam Haze » va oser dire ce que tout le monde cachait, et dévoilera les grandes affaires que la censure – omnipotente à cette époque – essayait de cacher. Face à celle-ci, Uri avait trouvé une parade : raconter la réalité sous forme de contes, où il suffisait de trouver la clef pour apprendre ce qu’on essayait de nous cacher. C’est ainsi que grâce à Haolam Haze, on a pu apprendre le massacre de Kafr Qassem ou l’arrestation d’un réseau du Mossad qui avait tenté de faire tomber Gamal Abdel Nasser (le nom donné par Avnery à cette affaire, « la Sale Affaire », est aujourd’hui le nom utilisé dans tous les livres d’histoire…). Tous les politiciens, mais aussi toute la jeunesse urbaine, lisaient Haolam Haze, souvent en cachette car il symbolisait l’opposition au pouvoir absolu des Travaillistes. On disait que, le mercredi, jour de la sortie de Haolam Haze, Ben Gourion se précipitait pour le parcourir, mais refusait systématiquement de le nommer, se contentant de l’appeler « cet hebdomadaire ».
Personne n’a jamais connu aussi bien qu’Uri la politique israélienne, ses acteurs… et ses secrets. Tous les bons journalistes israéliens des années soixante-dix et quatre-vingt ont fait leurs classes dans Haolam Haze, dont le logo était « Sans peur, sans partialité ».
Imprégné de culture allemande (il a fui l’Allemagne avec sa famille quand Hitler est arrivé au pouvoir), il était un des rares Israéliens de sa génération à bien connaitre le monde, et en particulier le monde arabe. C’est ce qui faisait toute la richesse de son éditorial hebdomadaire « A propos ». C’est aussi ce qui explique sa compréhension relativement rapide de l’íncontournabilité de l’OLP.
Relativement, car contrairement à ce qu’il écrit dans sa biographie, pendant plusieurs années il n’a pas mâché ses mots contre l’extrême gauche anti-sioniste (Matzpen) qui soutenait la résistance palestinienne, alors qu’Uri était encore dans l’euphorie nationaliste post-1967 (en Juin 1967, la une de Haolam Haze appelle à conquérir Damas et, comme député, il vote l’annexion de Jérusalem Est…). Il se rattrape vite, et Uri sera le premier Israélien à rencontrer Yasser Arafat dans Beyrouth assiégée, avec la photographe Anat Saragusti.
C’est à l’époque des accords d’Oslo que nous avons commencé à collaborer politiquement, et petit à petit à devenir amis, pour autant qu’Uri était capable d’exprimer ses sentiments : ensemble nous avons participé à la création du Bloc de la Paix (Gush Shalom) pour pallier la démission de la Paix Maintenant qui, naïvement, pensait qu’avec la signature des accords d’Oslo la paix entre Israël et les Palestiniens était devenue réalité. Les rapports entre Uri, et surtout Rachel, et moi se sont fortement renforcés dans le cadre des nombreuses conférences en Europe où nous étions invités à intervenir : Uri aimait la bonne chère, et moi je connaissais bien la gastronomie européenne, ce qui fait que nous avons pu avoir de nombreuses heures d’échange autour d’un bon bœuf strogonof ou d’une choucroute, au grand dam de Rachel qui se faisait du souci pour son diabète.
Uri cachait bien ses sentiments, ce qui ne signifie pas qu’il n’en avait pas : au cours de nos tournées en Europe j’ai découvert à quel point il aimait Rachel, même si je n’ai jamais été témoin d’une moindre manifestation affectueuse envers elle. Et puis, grâce à Rachel, j’ai eu un jour le privilège de voir, dans leur chambre, une photo de Uri avec sa mère : il s’avère que le Renard de Samson était capable d’une très grande tendresse…