« Un seul État change la donne » : entretien entre Ilan Pappe et Awad Abdelfattah

« Un seul État change la donne » : entretien entre Ilan Pappe et Awad Abdelfattah sur la campagne pour un seul État démocratique en Palestine

Par Romana Rubeo, Ramzy Baroud

Comme les élites dirigeantes américaines ont totalement succombé au discours politique d’Israël sur la Palestine, le gouvernement israélien du Premier ministre de droite, Benjamin Netanyahu, estime sans doute qu’il peut décider tout seul de l’avenir du peuple palestinien.

C’est du moins ce que semble indiquer le comportement d’Israël au cours des dernières années et des derniers mois. L’expansion des colonies juives illégales, le plan d’annexion de larges pans des Territoires palestiniens occupés et l’enracinement du système d’apartheid et de colonialisme perpétuel sont autant de preuves du sentiment de toute-puissance d’Israël.

Ce sentiment est encouragé par le fait que la soi-disant « communauté internationale » n’a, jusqu’à présent, rien fait pour s’opposer aux décisions intransigeantes américaines et israéliennes. L’Union européenne, qui lutte pour sa propre identité, sans parler de sa survie, est marginalisée en Israël et en Palestine. Incapable de mener une politique indépendante, elle suit les États-Unis.

De plus, comme il n’y a pas d’autre puissance mondiale capable de dissuader Washington de soutenir aveuglement et inconditionnellement Tel-Aviv, il est difficile, voire impossible, pour les dirigeants palestiniens d’investir dans un nouveau paradigme politique.

La normalisation des relations entre divers pays arabes et Israël a encore aggravé la situation. Privé du soutien arabe officiel, le leadership palestinien, qui défend historiquement sa position dans le cadre de l’unité arabe, se sent désormais orphelin, abandonné.

Mais tout n’est pas perdu. Le démantèlement du modèle de « paix » étasunien pourrait permettre aux Palestiniens de promouvoir leur propre vision politique de libération et d’indépendance. En effet, les États-Unis et leurs alliés « modérés » dans la région ont toujours fait obstacle à la liberté des Palestiniens. Leur seul but était de maintenir le statu quo, avec ses vains pourparlers interminables et son absence de calendrier, de cadre de référence juridique et de mécanisme permettant d’exercer une quelconque pression sur l’occupant israélien, de lui faire rendre des comptes ou de mettre fin à son occupation militaire.

Les Palestiniens et leurs alliés sont maintenant engagés dans un processus d’introspection. Ils remettent en question les anciennes façons de voir, les vieux clichés, pour imaginer un nouvel avenir, débarrassé des « solutions » mortes-nées et d’une notion de la justice adaptée aux attentes et aux demandes de la partie occupante.

Un État démocratique unique, tel qu’envisagé par la Campagne pour un État démocratique unique (ODSC) basée à Haïfa, est l’une de ces nouvelles idées qui espèrent faire passer le débat sur un éventuel avenir partagé du stade de sujet académique au stade de processus politique actif avec un soutien réel et mesurable sur le terrain. C’est la seule façon, selon le groupe, d’obtenir un minimum de justice, comme le droit au retour pour les réfugiés palestiniens qui sont toujours dispersés, par millions, dans de nombreux camps de réfugiés en Palestine et dans la « shataat » (diaspora).

Le 30 décembre, nous avons pris contact avec l’historien israélien Ilan Pappe, un auteur bien connu et un universitaire très respecté, ainsi qu’avec l’honorable analyste politique palestinien, M. Awad Abdelfattah, qui est également le coordinateur de l’ODSC.

Nous avons demandé à ces deux intellectuels d’expliquer pourquoi la solution des deux États n’est pas une réponse viable à l’occupation israélienne et à l’apartheid et pourquoi un seul État démocratique est possible et juste.

Ilan Pappe : la solution à deux États n’a jamais été viable

« La solution à deux États n’a jamais été viable. Elle a pu sembler possible pendant quelques semaines après la guerre de juin 1967, lorsque les colons juifs sont arrivés en Cisjordanie. Mais elle n’était pas viable même à cette époque, car elle ne correspondait pas à la politique fondamentale du mouvement sioniste, depuis sa création et son arrivée en Palestine à la fin du XIXe siècle. Le sionisme est un mouvement de colonisation et Israël est un État colonialiste.

Les Sionistes – et cela inclut même ce que l’on appelle le « camp de la paix » en Israël – soutiennent la solution à deux États. Pour eux, il n’est pas nécessaire de contrôler directement toute la Palestine historique pour établir leur domination et leur hégémonie entre le Jourdain et la Méditerranée. L’idée est d’enfermer les Palestiniens dans de petits bantoustans avec un drapeau et une parodie de gouvernement. Cela ne dérangerait pas la majorité des Israéliens pourvu que cela permette d’en finir avec la question palestinienne. Pour les Palestiniens, cela signifierait qu’ils n’auraient pas de véritables droits politiques, pas de droit au retour pour les réfugiés et qu’ils vivraient dans des morceaux de la Palestine historique, au mieux comme des citoyens de seconde zone, au pire comme des sujets d’un État d’apartheid.

« Je pense que la solution des deux États n’a jamais été une solution viable parce que l’interprétation israélienne de la solution de deux États était la seule à prévaloir. Cette interprétation a toujours été acceptée sans condition par les États-Unis. De ce fait, même les pays européens n’ont pas osé la contester et, comme nous l’avons malheureusement vu récemment, certains régimes arabes commencent également à accepter l’interprétation israélienne. Pendant un certain temps, ils ont essayé de la contester dans le cadre du fameux plan de paix de la Ligue arabe en 2002. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

« Je pense qu’il n’y a toujours eu qu’une seule option depuis la création de l’État d’Israël, et c’est de remplacer un État colonial de peuplement par un véritable État démocratique pour tous ».

Awad Abdelfattah : Israël n’a jamais sérieusement cherché la paix – Un seul État est un choix stratégique pour les Palestiniens

« Je suis un Palestinien de citoyenneté israélienne, un des survivants de la Nakba, un des descendants de ceux qui ont réussi à rester dans leur patrie. J’appartiens à cette partie du peuple palestinien qui a lutté pacifiquement à l’intérieur de l’État d’Israël contre toutes les formes de discrimination et d’apartheid. Malgré toutes nos luttes, nous continuons à endurer une colonisation continue et systématique.

« Pendant de nombreuses années, les gens (même ceux qui soutiennent la cause palestinienne) n’ont pas considéré Israël comme un État colonial de peuplement. Nous, Palestiniens vivant à l’intérieur de la Ligne verte, avons joué un rôle important en exposant la nature de ce régime et en montrant que l’occupation en Cisjordanie et dans la bande de Gaza n’est pas quelque chose de distinct du régime israélien existant. C’est le contraire qui est vrai. Il s’agit d’une extension de ce régime.

« Nous devons montrer au monde que nous, les Palestiniens ayant la citoyenneté israélienne, ne sommes pas traités sur un pied d’égalité et je pense que nous devons aussi montrer qu’Israël ne souhaite faire la paix avec personne, ni avec les Palestiniens ni avec le monde arabe. Si Israël voulait vraiment la paix, alors il aurait fait la paix avec ses propres citoyens non-juifs (c’est le terme qu’Israël utilise pour nous décrire). Je pense donc que nous pouvons jouer un rôle stratégique dans la promotion de l’ « État démocratique unique ».

« Le régime d’apartheid n’est pas viable. Je pense qu’Israël se comporte comme les Croisés en Palestine. L’apartheid ne peut pas durer. Il ne finira peut-être pas demain, mais ce régime d’apartheid injuste et cruel ne pourra pas être maintenu longtemps, parce que la moitié du peuple palestinien vit toujours dans sa patrie et que les Palestiniens sont déterminé à résister, à ne pas se rendre, malgré la sinistre réalité qui est la leur ».

Ilan Pappe : l’idée d’un seul État gagne du terrain dans la jeunesse palestinienne

« Il y a une grande différence entre l’opinion des jeunes générations et celle des générations précédentes lorsqu’il s’agit de la solution d’un seul État. La génération précédente a renoncé à la solution à deux États par désespoir de ne pas pouvoir la mettre en œuvre. Mais la jeune génération (et n’oubliez pas que plus de 50% des Palestiniens ont moins de 18 ans, c’est une population très jeune), croit en un seul État pour des raisons morales et idéologiques. Pour elle, il ne s’agit pas seulement de désespérer de la solution à deux États. La jeune génération veut que, après la libération, la Palestine soit un endroit où il faut bon vivre. »

« La jeune génération ne rêve pas seulement d’avoir un État arabe à elle, comme l’Égypte. Il ne faut pas oublier qu’elle fait partie de la génération du printemps arabe. Ses aspirations vont bien au-delà de l’indépendance nationale. Il s’agit de bien plus que de constituer un seul État au motif que ce n’est pas possible d’en faire deux. La jeune génération croit au respect des droits de l’homme et des droits civils et, dans le cas de la Palestine, les droits sont très clairs. La jeune génération veut que ses droits soient respectés et notamment le droit au retour ; elle veut que la Palestine fasse partie du monde arabe et du monde musulman ; elle veut que la Palestine soit un phare en matière de droits de l’homme et de droits civils au niveau international. »

« Je pense que c’est la raison pour laquelle la lutte ne se limite jamais à la Palestine, géographiquement ou moralement. Nous l’avons vu lors des manifestations dans le monde arabe au moment du Printemps arabe. De nombreux manifestants, du Maroc à Bahreïn, portaient le drapeau palestinien en raison de ce qu’il symbolise pour eux, même dans leur propre pays. »

« Je pense que ce sont plutôt les élites politiques qui renoncent par désespoir. Il est vrai que leur croyance dans la solution à deux États a été, d’une certaine manière, trahie par les Israéliens et la communauté internationale. Il n’y a aucun doute à ce sujet, mais je pense que la principale impulsion en faveur de la solution à un seul État viendra de la jeunesse. Elle se mettra en mouvement pour construire son propre avenir. Les dirigeants actuels les suivront, soit par désespoir, soit par fidélité à des idées auxquelles ils ont eux-mêmes cru – et dont ils devraient se souvenir – dans les années 60 et 70. »

« Donc, je pense que les Palestiniens sont prêts à soutenir l’idée d’un seul État. Il reste la question de l’organisation qui incarnera démocratiquement et authentiquement cette vision. Si une telle organisation voyait le jour, cela changerait complètement la donne et cela obligerait toute la région et même le monde entier à considérer la question palestinienne d’une manière tout à fait différente. »

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