Un long hiver républicain

Ça pourrait commencer par un approximatif à la manière de Wittgenstein : de ce dont il n’y a rien à dire, il est inutile de parler.
Considérant en effet que nul ne vous soupçonne de penser que décapiter un prof à la sortie d’un établissement scolaire puisse être une chose à propos de laquelle on soit susceptible d’avoir des avis variables (du genre : recommandable ou son contraire, de mauvais goût, pas très malin, courageux, intempestif, etc.) et donc susceptible de donner lieu à une conversation ouverte et détendue – tout énoncé que vous serez porté à produire à propos de l’événement en question, commençant par une accumulation d’adjectifs et de superlatifs de répudiation et d’anathème n’aura pour effet que de vous inscrire dans le diagramme de cette correction morale qui est le ciment de toutes les unions sacrées et de vous assigner votre place dans le troupeau.
Commençons donc par dire que du geste du tueur et du tueur lui-même, mieux vaut ne rien dire, mieux vaut commencer par ne rien dire plutôt que participer au concours d’adjectifs et de superlatifs qui vaut ce que valent tous les concours de crachats et dont l’unique objet, au fond, est de se proclamer inconditionnellement républicain – ceci dans un contexte où, au contraire, ce qui importerait avant tout, du point de vue de la pensée, de la politique comme de la morale, ce serait de prendre le large et de ne pas être républicain du tout – aux conditions de ce que la meute et ceux qui l’inspirent ont fait de ce terme.
Pour parler du sujet du jour, il faudrait donc commencer par se taire, par éviter du moins de parler en somnambule, en automate pour dire des choses aussi inutiles, aussi vulgaires et basses pour tout dire, aussi gouvernementales, aussi médiatiques, aussi con (invariable) en somme que l’horreur que nous inspire en toutes circonstances la violence qui s’en prend aux personnes et le sang versé en abondance. Ce serait à la condition de ce suspens premier que l’on pourrait commencer par articuler quelque chose à propos de l’affaire, quelque chose qui ait une chance de make sense.
Or, c’est exactement à l’inverse qu’ont procédé la plupart de nos ami-e-s ou supposé-e-s tels, qui ont commencé par se plier scrupuleusement au rite républicain, avant d’en venir à ce qu’il-elles avaient sur le cœur, ignorant que le rite n’est pas ici une pure forme mais au contraire, ce qui délimite un espace, un régime de parole et vous y inscrit irrévocablement – une fois que vous avez commencé à parler de « la chose » sous ce signe, vous n’en sortez plus.
Vous êtes un républicain – une républicaine équipé-e d’états d’âmes. La meute et ses chefs adorent ça – ça assure le show.

Il fallait donc attendre que la poussière soit un peu retombée pour commencer à parler pour dire quelque chose et non pour faire tourner les moulins à prières. Dire quelque chose qui ait quelque chance d’échapper à l’insignifiance, dans cette configuration, cela suppose, élémentairement, commencer par le commencement et s’y tenir, à ce commencement, à l’encontre de toute l’opération discursive de grand style qui a consisté à l’éluder, le rendre nébuleux, le travestir, le transfigurer – le falsifier pour assurer le gros plan tétanique sur la scène d’horreur, le moment gore.

Au commencement, donc, il y a un prof qui, dans une espèce de cours d’instruction civique (peu importe le nom dont on affuble la chose, c’est bien toujours la même denrée sous des enveloppes différentes), montre des images à des gamins et gamines de treize ans. L’objet du cours, c’est la liberté d’expression, thème impulsé par les sommets de l’Etat depuis l’attaque contre les locaux de Charlie Hebdo. Aux premiers temps de la République, l’instruction civique était patriotique et revancharde, elle véhiculait aussi tout un catéchisme moral – aujourd’hui, elle est citoyenniste et la liberté d’expression en est le mantra – ce qui sert à tracer la ligne de partage entre le monde de l’autochtonie axiologique et culturelle et celui de cette cinquième colonne plébéienne aux contours variables, suspecte d’être allergique et rétive aux « valeurs de la République ».
Histoire de meubler, peupler, imager son cours, le prof exhibe deux dessins supposés satiriques de Charlie Hebdo, un gros plan destiné à enraciner dans la pâte molle des jeunes cervelles dont la culture et la garde lui ont été remises cette notion première : que la liberté d’expression, en général et en particulier, c’est la question de Charlie Hebdo avant tout, ou bien, réciproquement, que Charlie Hebdo, c’est l’alfa et l’oméga, le test des tests de la liberté d’expression. Bizarre, cette idée fixe, cette obsession – n’existe-t-il pas, dans notre beau pays, terre des droits de l’homme tant soit peu malmenés par les temps qui courent, d’autres sujets, d’autres exemples à propos desquels l’avantageux motif de la liberté d’expression (en tant qu’elle est le cœur battant de la vie démocratique) pourrait être utilement, pédagogiquement déployé ? – la possibilité pour les détenus de nos prisons d’exprimer des opinions audibles hors des espaces pénitentiaires, des opinions concernant leur condition de détenus et d’autres sujets d’intérêt public aussi – un exemple entre mille.
Mais non, le prof, un peu formaté comme tant de ses collègues par les consignes tombées du ciel, donc, a une prédilection pour Charlie Hebdo – allez savoir pourquoi. Il exhibe donc ses deux images, tout en mentionnant que ceux-celles qui seraient réticent-s- à les regarder en face, vu leur caractère tant soit peu provocant (quels furent ses mots exacts, les flics qui ont recueilli les témoignages en ont assurément une idée assez précise, mais nous ne sommes pas près de les connaître – allez savoir pourquoi – bis).
On est en droit de s’interroger ici sur le sens ou la qualité pédagogique d’un geste consistant à montrer des images à une classe tout en indiquant que ceux-celles qui ne veulent pas les voir peuvent s’en détourner… N’est-ce pas, mal grimé en attitude libérale (sentez-vous libres de regarder ou ne pas regarder…), le geste même, évoqué plus haut, et qui consiste à tracer une ligne de démarcation entre vrais inclus dans le champ de l’esprit républicain (ses valeurs, ses rites, ses images, donc…) et celui des rétifs, des réfractaires, ceux qui résistent aux images républicaines et qui, à ce titre même, sont du bois dont on fait les suspects ?
Vous pouvez détourner le regard et refuser de voir ces images. Mais tout le monde aura compris que ce que vous ne voulez pas regarder dans les yeux, c’est la République, et que ce regard qui se détourne, c’est un manquement précoce à la discipline républicaine que l’école a la vocation de vous inculquer. En refusant de voir ces images qui recèlent la quintessence de l’esprit républicain et de la valeur qui s’attache à celui-ci, vous vous assignez à vous-mêmes votre place – en marge, en position litigieuse.

Mais ces images elles-mêmes, qu’est-ce qu’elles disent, qu’est-ce qu’elles montrent, qu’est-ce qu’elles mettent en jeu ?
On est pas bien fûté, la chose est notoire, mais pas au point de tomber dans le panneau qui consisterait à les reproduire, tout bêtement, ces images, à titre d’ « illustration » du propos et, ce faisant, à faire rebondir une nouvelle fois l’outrage qu’elles infligent sciemment, perfidement à ceux qu’elles visent à humilier. On ne va rien montrer du tout, donc, on ne mange pas de ce pain moisi, mais du moins faudra-t-il bien en parler, puisqu’elles sont là, étalées au beau milieu du différend noué à propos de l’affaire. Nous reste donc l’unique ressource de les décrire aussi minutieusement que possible, de les passer au traitement de texte, nous laissant guider par la main experte de Foucault analysant les Ménines au début de Les mots et les choses ou de Daniel Arasse dans ses magnifiques analyses de tableau. Mais là, l’exercice est plus modique et moins réjouissant – car c’est bien de disséquer, d’autopsier des documents de barbarie qu’il s’agit.
Le croquis le plus litigieux, celui devant lequel les âmes sensibles ou susceptibles (allez savoir pourquoi, ter…) sont invitées à détourner les yeux représente un personnage accroupi, fesses tendues, testicules et sexe pendants, poilus et dégoulinants. Ce personnage est désigné sans équivoque comme musulman par deux signes distinctifs : la calotte qui lui couvre la tête et la barbe qui lui couvre le visage. Nez busqué et œil globuleux qui, en d’autres temps, auraient été susceptibles de désigner un autre alien exposé à la moquerie et à la vindicte publique (ces stigmates sont interchangeables, ils circulent, dans ce genre de caricatures comme la fausse monnaie de la persécution).
La posture, à tous égards grotesque et nettement obscène du personnage prosterné, celle d’une prière, mais aussi bien, vu la nudité du sujet, celle d’une invitation à la sodomie, suggère fortement un trait d’animalité (pieds démesurés et vaguement griffus de l’individu), mais aussi de bestialité – ici, c’est le subliminaire qui travaille, le bon vieil inconscient colonial – dans tout « bon » musulman, la chose est notoire, il y a un enculeur/enculé qui sommeille… voir à ce sujet toute cette littérature orientaliste dont la liste sera épargnée au-à la-lecteur-trice, dans le souci d’économiser du papier ou du temps de lecture… L’expression très simplifiée ou stylisée du visage, si l’on peut dire, du protagoniste est un mélange de stupidité dévote et de bestialité perverse – dans l’imminence de l’union contre nature et, bien sûr, de soumission – autre inépuisable cliché orientaliste.
Enfin, last but not least, l’anus du personnage est recouvert par une vaste étoile jaune distinctement associée ici à l’Islam (ici aussi, il suffit d’une infime déplacement pour entériner le changement de bouc émissaire, l’étoile jaune, ça ne vous rappelle rien ?), une marque venant en complément de la boutade figurant en légende au-dessus du dessin : « Mahomet : une étoile est née ! ». Pas de doute, donc, le clou étant aussi lourdement enfoncé, le dévot sodomite, c’est le Prophète lui-même, mais aussi bien, tout musulman mâle sera appelé à s’y voir désigné, moqué, méprisé et humilié (car le fond de l’affaire, c’est encore, dans le jeu toxique entre les « nous » et les « vous », ce cri du cœur plus ou moins explicite : « On (nous) vous encule, vous les rebeuxmuslims et toute votre séquelle ! ») .

La question que nous ne sommes pas près de cesser de poser et reposer est donc la suivante : quelle est au juste la qualité pédagogique intrinsèque de cette image, mélange d’outrage ordurier autant que délibéré à une religion, (une foi qui se trouve être celle d’une fraction significative des milieux populaires de ce pays), de pornographie de bas étage et de clichés néo-coloniaux inusables ? Quelle est au juste la qualité et la vocation pédagogique du geste consistant, pour un enseignant, à exhiber cette caricature, non pas du tout pour en analyser les signes ou en déchiffrer les sous-entendus, le subliminaire, mais pour l’assortir d’un blabla sur la « liberté d’expression » dont le fond consistera à asséner cette franche insanité : plus le dessin est offensant pour certains, vulgaire à tous égards, nul en qualité esthétique, et plus la « liberté d’expression » s’y trouve validée et grandie. C’est dans l’abjection même que se trempe la valeur d’une valeur ou d’un principe – si l’on voulait une définition du nihilisme ou une illustration du tournant nihiliste des normes aujourd’hui, nul besoin d’aller chercher plus loin – on est ici au cœur du sujet. Le problème étant, entre autres, l’enthousiasme avec lequel une partie au moins du corps enseignant entre dans cette spirale nihiliste. Bien au-delà du temps des abandons progressifs, nous voici entrés dans le temps de l’auto-lobotomisation collective.

La prétendue normativité républicaine qui tente de s’imposer ici au point de faire de la présentation du croquis fétide et nauséeux de Charlie Hebdo la quintessence du geste pédagogique, geste distinctement héroïque quand l’affaire tourne mal, ce n’est jamais que la résultante, le débouché d’une fuite dans l’imaginaire. Dans le monde réel, ou, plus sobrement, dans le monde d’hier, ce type de dessin était immédiatement associé premièrement à l’obscénité, deuxièmement à l’incitation à la haine, les discours de haine comme on dit aujourd’hui. Le signe infaillible de la fuite dans l’imaginaire, une sorte d’effondrement mental ou de dégringolade collectifs, c’est le fait que ce qui, hier, et non sans raison, s’associait à la plus méprisable des pornographies et le plus manifeste des activismes de persécution se trouve, par l’effet d’un coup de force discursif et normatif, transfiguré en manifeste en faveur de la liberté d’expression, des Lumières et des valeurs de la République.
Que ce tournant ou cette opération relèvent bien d’une aberration collective, la chose serait facile à vérifier, les journaux, les médias de notre pays auraient aisément pu le faire en temps réel s’ils n’avaient rien de plus pressé qu’emboîter le pas aux joueurs de flûte : il aurait suffi d’aller enquêter dans les pays voisins (je ne parle pas de pays arabes ou musulmans proches ou lointains) et y demander à des enseignants, des personnes rassises et supposées éclairées issues de différents milieux, ce qu’ils pensent de la qualité pédagogique de ce genre de « matériel » et de l’action enseignante consistant à le présenter comme document de civilisation et de progrès à des enfants de treize ans… Le retour au réel aurait été, assurément, foudroyant, comme il l’est, d’ailleurs, avec le développement (pas volé) de la campagne de boycott des produits français dans les pays musulmans… Mais non : le républicanisme en mode Charlie Hebdo, c’est une bulle, c’est une sphère étanche, « sans portes ni fenêtres » – et que l’étranger, à Dieu ne plaise, ne se mêle pas de nous faire la leçon. Les couilles de Mahomet à la une (ou en pages intérieures – est-ce que ça fait vraiment la différence ?), c’est le cœur battant de la liberté d’expression, c’est les droits de l’homme dont la France est la Jérusalem et rien de tout cela ne saurait souffrir la moindre objection.

Pauvre pays, pauvre peuple – et pas seulement, hélas, dans ce moment même, pauvre et détestable engeance qui le régente.

La seconde caricature à vocation de manifeste en faveur de la liberté d’expression est une « une » publiée après l’attentat contre Charlie Hebdo. Elle présente une autre version, moins pornographique que la précédente, mais pas moins venimeuse de la politique du mépris. On y voit un musulman identifié comme tel par son turban, sa barbe, son vêtement et son regard de crétin (et qui, à nouveau, peut-être aussi bien le Prophète que le quelconque muslim) porteur d’une pancarte proclamant « Je suis Charlie ». La légende, au-dessus du dessin, dit : « Tout est pardonné ».
Ce qu’il s’agit bien de signifier ici est tout à fait distinct : quoi que vous puissiez entreprendre contre nous, nous demeurerons à tous égards hors de votre portée, tant notre qualité morale et notre distinction naturelle (qui est ce « nous » subliminaire qui parle ici ? – chacun apportera sa propre réponse à la question) nous place au-dessus de la bande d’abrutis fanatiques que vous êtes. « Vous » et « nous », donc, encore et toujours, sur un fond de guerre des civilisations (des races, des religions…) inexpiable et in-terminable – c’est la philosophie du présent, la philosophie de l’Histoire de Charlie Hebdo et de ceux qui s’y reconnaissent, réduite à sa plus claire et simple expression.
A la fin, donc, bande de cons que vous êtes, vous finirez par adopter le signe de ralliement de l’humanité civilisée, « Je suis Charlie » – et comment faire autrement, tant la chose va de soi. Et nous, aristocratie de l’esprit et du reste que nous sommes, maîtres de l’ironie supérieure, serons alors en situation de donner libre cours à nos infinies puissances humoristiques. « Tout est pardonné » – en d’autres termes, vous êtes tellement cons, tellement en dessous de nous et abjects que nous n’allons pas perdre notre temps à vous haïr.
Dans la vie réelle, qui se tient très à l’écart des « unes » de Charlie Hebdo, ce serait plutôt le contraire qui imposerait ses conditions, comme l’indique le procès fleuve en cours aujourd’hui : rien n’est pardonné et une impitoyable vindicte poursuit tous ceux qui, de près ou de loin, sont réputés avoir entretenu des liens et des collusions avec les auteurs de l’attentat – et tous, on ne prend pas grand risque à le présager, seront condamnés à des peines d’élimination… Mais qu’importent ces menus détails : l’important est ce qui s’affiche sur cette « une » et sur quoi ne sauraient se méprendre ceux qu’elle vise, et qui s’appelle le coup du mépris. Le coup du mépris, dont les déclinaisons se multiplient dans ce qu’Axel Honneth appelle la société du mépris, consiste ici très distinctement à remettre l’autre (abject) à sa place et à re-tracer d’un coup de crayon vigoureux la ligne de partage qui nous sépare de lui.
En exhibant cette « une » en classe, l’enseignant pyromane remet un coup de crayon sur cette ligne de partage, pour son propre compte, car il n’ignore pas que certains, parmi les élèves, se savent de l’autre bord, qu’ils le veuillent ou non. C’est à ceux-là qu’il indique, d’un mot où perce la même ironie supérieure que dans le dessin, qu’ils peuvent, s’ils se trouvent avoir l’esprit si embrumé par leurs superstitions et leurs susceptibilités, « détourner le regard pendant quelques instants ». Vieille histoire : le superstitieux, l’hérétique, c’est celui qui se refuse à vénérer les images, qui les rejette, qui les détruit. Ce qui est une autre façon de dire que ces images que notre esprit de tolérance sans bornes autorise les enfants déplorablement étrangers à la vraie foi (la républicaine mais ressemblant ici à s’y méprendre à la catholique) à ne pas regarder sont des images saintes et que ce que fait le prof qui les présente en classe s’apparente à la célébration d’un culte. Ne faisons pas semblant de redécouvrir à l’occasion que les enseignants républicains n’ont jamais été, en règle générale, que des espèces de prêtres – cela fait quelque temps déjà que le bon Frédéric a attiré notre attention sur ce point.

Pauvre époque que celle en laquelle un torchon raciste en vient à remplacer le petit catéchisme illustré de jadis…

Dans un article d’irréprochable facture républicaine et néanmoins abondamment parfumé aux scrupules démocratiques et anti-racistes les plus méritants, Pierre Tévanian livre le fond de sa pensée : « On a, écrit-il à propos des caricature de Charlie Hebdo, le droit de détester cet humour, on a le droit de considérer que certaines de ces caricatures incitent au mépris ou à la haine raciste ou sexiste, entre autres griefs possibles, et on a le droit de le dire. On a le droit de l’écrire, on a le droit d’aller le dire en justice, et même en manifestation. Mais – cela allait sans dire, l’attentat de janvier 2015 oblige désormais à l’énoncer expressément – quel que soit le mal qu’on peut penser de ces dessins, de leur brutalité, de leur indélicatesse (sic), de leur méchanceté gratuite envers des gens souvent démunis, de leur racisme parfois, la violence symbolique qu’ils exercent est sans commune mesure avec la violence physique extrême que constitue l’homicide, et elle ne saurait donc lui apporter le moindre commencement de justification [c’est l’auteur qui souligne] » [1].

On ne saurait mieux dire, dans le genre catéchisme républicain, et on ne saurait mieux l’énoncer sur le ton de prêche et d’édification de la prêtraille. Le seul problème, c’est que le différend autour duquel s’agence ici la situation de référence n’est pas soluble dans la mieux peignée des leçons de morale. Le différend, en tant précisément qu’il est irréductible aux opérations discursives et communicationnelles, aux procédures réglées et aux conditions fixées par la normativité politique et juridique dans les démocraties du présent, c’est cela précisément qui fait et qui continuera de faire qu’en certaines circonstances particulières, le tort subi ne saurait faire l’objet d’une procédure judiciaire (on en connaît l’issue d’avance), d’une manifestation (interdite, dispersée à coup de gaz et de tirs de LBD) ou d’un débat public (les médias sont bien tenus) mais d’une explosion de violence. C’est cette configuration vouée à la répétition par le caractère inaudible et incompensable du tort subi qui est ici le réel, le différend comme la figure tangible du réel – par opposition à la musique céleste de l’homélie déclamée en chaire par le philosophe en soutane et surplis.

Le boulot du philosophe, en la circonstance, c’est l’analyse critique du présent, les diagnostics et, si possible les généalogies (comment avons-nous pu en arriver là, tomber si bas ?), pas les sermons républicains. Tant qu’il y aura dans les espaces scolaires et autres des moments de violence discursive, disciplinaire, pédagogique, autoritaire et pour tout dire imbéciles aussi épais que celui qui a fait déborder tout récemment la coupe de l’actualité, il y aura de ces retours de boomerang stridents dont la propriété est de mettre en mouvement de ces chœurs de pleureuses dont, à y regarder de près, on ne tarde pas à s’apercevoir qu’elles ne sont jamais que les Erinyes rhabillées par la circonstance [2]. Le point de réflexion est là et nulle part ailleurs. Le reste, c’est du théâtre républicain, en version funéraire et macabre et rien ne s’y trouve qui soit un objet de pensée.

Al(a)i(n) Brossat [3]

Notes

[1Les mots sont importants, article posté le 22 octobre 2020, sous le titre sulpicien : « Je suis prof – seize brèves réflexions contre la terreur et l’obscurantisme, en hommage à Samuel Paty » : https://lmsi.net/Je-suis-prof

[2] Tévanian a beau jeu d’opposer « violences symboliques » (incommodantes, mais pas si graves, supportables comme une piqûre de guêpe, à condition de serrer les dents) aux violences homicides qui, elle, constituent l’interdit par excellence. C’est qu’en bon immunitaire républicain qu’il est, il vit dans sa bulle hexagonale et veut tout ignorer du prolongement distinctement et massivement homicide des violences symboliques exercées par les caricatures, là où les bombes larguées par les avions de la coalition n’ont jamais bien fait la différence entre les combattants du djihad et les civils, femmes et enfants inclus. Le propre du « principe » que pose Tévanian est de supposer résolu le problème sur lequel, précisément, son pathos moralisant se casse les dents.

[3] Philosophe islamo-gauchiste. C’est qu’en effet, il faut de tout pour faire un monde à la française, aujourd’hui, des philosophes islamo-gauchistes qui infiltrent et colonisent l’Université, et puis aussi des facho-républicains à la Blanquer qui s’en vont remplir leur petit caddie discursif, on n’ose pas dire intellectuel, à la supérette Le Pen du coin… De tout, vous dit-on, de tout…