Interview réalisée par Christophe Koessler, parue sur le site « Le Courrier » (Genève), le 16 décembre 2016.
Le boycott culturel et universitaire d’Israël suscite des controverses. Partisan de cette mesure, le cinéaste israélien Eyal Sivan s’explique dans un livre.
Si l’idée de refuser d’acheter les avocats ou les oranges venus d’Israël ou de ne plus investir dans ce pays, tant que l’occupation militaire et la colonisation de la Palestine perdureront, a fait son chemin, celle de boycotter les institutions culturelles et académiques israéliennes ne va pas de soi en Europe. La culture et la science sont souvent perçues comme des havres de neutralité, voire des ponts de dialogues, qu’il ne faudrait surtout pas affaiblir.
Le cinéaste israélien Eyal Sivan ne partage pas cet avis. Le documentariste qui vit entre Paris et Israël, mais enseigne aussi en Angleterre et aux Pays-Bas, vient de publier un ouvrage, Un boycott légitime, coécrit avec la productrice de films française Armelle Laborie, qui constitue un véritable manifeste en faveur d’un boycott culturel et universitaire de l’Etat d’Israël 1.
Connu surtout pour son film Route 181, un road movie documentaire qui suit la ligne de partage entre Israël et la Palestine prévue par les Nations Unies en 1947 (http://www.lecourrier.ch/129877/boycott_contre_propagande), Eyal Sivan estime que ce boycott «ne va pas à l’encontre de la liberté critique ou de la liberté d’expression, il en fait partie». Explications.
Quelle est l’ampleur du boycott culturel des institutions israéliennes ?
Eyal Sivan : En 2015, dixième anniversaire de la campagne BDS (Boycott Désinvestissement Sanctions), le gouvernement israélien l’a déclarée «menace stratégique majeure» et a investi des efforts considérables, financiers et diplomatiques, pour la contrer.
La campagne BDS a pris une ampleur extrêmement importante sur les plans artistique et universitaire partout dans le monde, surtout aux Etats-Unis, en Angleterre et dans les pays scandinaves. Au Royaume-Uni par exemple, le Syndicat national des étudiants (NUS), qui représente 7 millions d’étudiants, a adhéré à 100% à la campagne de boycott.
Aux Etats-Unis, plus de 400 universités, cercles universitaires, syndicats d’étudiants ou de professeurs ont également répondu présent. Mille artistes britanniques ont signé une pétition appelant au boycott. Ainsi que des cinéastes importants, de Ken Loach à Mike Leigh ou Jean-Luc Godard, des centaines de musiciens célèbres, comme Roger Walters, Bruce Springsteen ou Björk, d’artistes, d’écrivains, d’intellectuels, etc., la liste s’allonge chaque jour.
En Suisse, au printemps 2015, une pétition demandait au festival de Locarno d’annuler la «carte blanche au cinéma israélien», ce qui a amené les organisateurs à modifier le nom de cette rétrospective.
Nombre d’opposants au boycott culturel affirment que c’est une erreur parce que la culture se situerait par essence en dehors du champ politique. Qu’en pensez-vous ?
C’est l’une des raisons qui nous ont poussés à écrire notre livre. La culture ne se situe jamais au-delà du politique et l’Etat d’Israël instrumentalise la culture à ses propres fins. Le Ministère israélien des affaires étrangères assume de sélectionner les œuvres à exporter non pas en fonction de leurs qualités artistiques, mais selon l’intérêt qu’elles présentent pour la promotion de l’Etat.
Les institutions culturelles israéliennes collaborent constamment aux politiques du gouvernement. Pour ne prendre qu’un exemple, le Théâtre national israélien joue régulièrement dans les territoires palestiniens occupés, ce qui est encore arrivé récemment à Kiryat Arba, une colonie à côté d’Hébron. En agissant ainsi, cette institution se comporte comme un acteur politique de la colonisation.
Le boycott ne pénalise-t-il pas les artistes israéliens pour une politique dont ils ne sont pas responsables ?
Il ne s’agit pas de boycotter des individus, artistes ou intellectuels, mais des institutions étatiques. Le boycott ne vise des œuvres ou des artistes que dans les cas où ceux-ci se prêtent de façon directe à la promotion de l’Etat d’Israël à l’étranger, comme dans le cadre d’un évènement organisé ou financé par l’Etat d’Israël par exemple.
Les lignes directrices de l’appel au boycott rédigées par la société civile palestinienne sont très claires à ce sujet : elles se basent sur la définition de la liberté d’expression telle que stipulée dans le Pacte international des Nations Unies relatif aux droits civils et politiques, et rejettent tout boycott des individus basé sur leur identité (citoyenneté, race, sexe ou religion) ou sur leur opinion.
A l’époque de l’Afrique du Sud, le boycott était beaucoup plus dur. Tout artiste qui touchait une subvention de son Etat était visé. Ce n’est pas du tout le cas du boycott envers Israël.
Boycotter les institutions culturelles ne revient-il pas à léser indirectement les artistes ?
On ne peut pas à la fois soutenir la promotion étatique et prétendre qu’on est libre en tant qu’artiste. Il faut choisir. Le boycott peut inciter les artistes israéliens à se libérer de l’emprise de l’Etat et à prendre position de façon réellement indépendante.
Boycotter le domaine culturel, n’est-ce pas rompre le dialogue avec les acteurs culturels en Israël, dont certains ont des positions plutôt critiques vis-à-vis de la politique d’Israël ?
Dès le moment où l’Etat se trouve entre les artistes et le public, le dialogue est déjà rompu. Comment les représentants de l’art officiel promu par l’Etat pourraient-ils dialoguer de façon indépendante ?
Il existe en revanche une minorité de cinéastes et d’artistes israéliens qui sont en dialogue permanent avec les Palestiniens. Pour nous, la campagne du boycott peut justement être la plateforme d’un réel dialogue. Qu’est-ce qu’un dialogue dans une situation d’occupation et de colonisation ? C’est un combat commun.
Vous déplorez qu’une majorité d’artistes et d’intellectuels israéliens ne se démarquent pas clairement du colonialisme… Ne faut-il pas dialoguer avec eux au lieu de boycotter ?
Je comprends bien qu’ils aimeraient continuer à bénéficier de tous les privilèges des colonisateurs, tout en étant acceptés normalement dans des évènements culturels internationaux. Mais cela ne pousse pas au dialogue. Pourquoi les artistes israéliens prendraient une position allant à l’encontre de la politique israélienne alors qu’ils bénéficient de tous les avantages octroyés par l’Etat ? Ils sont ce que nous avons appelé dans le livre des «dissidents officiels».
Vous mentionnez notamment dans votre livre David Grossman, Amos Oz ou Amos Gitaï, qui ont selon vous toujours soutenu les offensives militaires israéliennes en Palestine…
C’est caractéristique de ce qui est appelé à tort le «camp de la paix» israélien qui soutient, avant tout, l’unité nationale : ils ont toujours soutenu la politique quand les bombes israéliennes tombaient à Gaza, en Cisjordanie ou au Liban, puis, dès l’arrêt des combats ils ont manifesté contre la guerre.
Nous montrons la position ambiguë de l’écrivain David Grossman, qui se dit contre l’occupation mais qui refuse de soutenir les jeunes refusant de servir l’armée dans les territoires palestiniens occupés (les refuzniks, ndlr).
Vous tirez à boulets rouges sur ce fameux «camp de la paix», qui n’en est pas un à vos yeux…
Absolument. Ce «camp de la paix» sert aujourd’hui de barrière de protection de la «critique légitime». Sa position détermine la critique qui est permise et celle qui ne l’est pas. Soutenir les refuzniks ? Illégitime. Se demander si la solution des deux Etats est vraiment la solution (ou un Etat binational, ndlr) ? Hors de question. Dire qu’il faut respecter la Convention 194 des Nations Unies sur le droit au retour des réfugiés palestiniens ? Ils appellent cela une «menace démographique».
En Occident, ces intellectuels sont donnés en exemple pour montrer qu’Israël est une belle démocratie. Et c’est vrai que, de la même manière que l’Afrique du Sud était une démocratie pour les Blancs, Israël n’est une démocratie que pour les Israéliens juifs. Comment un Etat «ethnique» peut-il être véritablement démocratique ? Les citoyens arabes d’Israël, non juifs, représentent plus de 20% de la population. Cinquante lois israéliennes sont clairement discriminatoires vis-à-vis des non-juifs.
On accuse aussi les partisans du boycott d’être antisémites. Cela correspond-il à une réalité ?
Cela relève par excellence de l’intimidation. Cette propagande, cette confusion entretenue en permanence entre Israël et juif, sous-entend que tous les juifs seraient des sionistes, ce qui est faux, et fait de toute critique d’Israël une expression d’antisémitisme, ce qui est également faux. Alors que l’antisémitisme est une forme de racisme envers les juifs, l’antisionisme est une position politique qui considère que la notion d’Etat juif va à l’encontre des idées juives et démocratiques.
Jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le mouvement sioniste était d’ailleurs minoritaire chez les juifs. Traiter aujourd’hui l’antisionisme comme de l’antisémitisme, c’est une insulte à la mémoire des juifs européens exterminés durant la guerre, dont la grande majorité était antisioniste.
En France, la justice criminalise le boycott envers Israël. Y a-t-il un lien direct avec la contre-offensive au boycott menée par le gouvernement israélien que vous décrivez dans votre livre ?
Oui, depuis 2010, la France a servi de laboratoire pour Israël grâce à sa législation sur l’antiracisme, qui a été pervertie, puis une loi du XIXe siècle contre les «entraves au commerce».
La guerre juridique, la «lawfare», lancée par Israël en Europe et en Amérique du Nord, a eu d’autres résultats : la fermeture du compte en banque d’une association juive pro-boycott en Allemagne par exemple, l’interdiction en Angleterre et dans certains Etats aux Etats-Unis pour les administrations publiques et les institutions subventionnées de boycotter Israël. Autre réussite de l’intense lobby israélien : le gouvernement britannique a décidé lundi que déclarer qu’Israël est un Etat d’Apartheid relève de la discrimination et tombe sous le coup de la loi.
Mais cette semaine aussi, deux cent juristes européens ont rendu public un avis de droit établissant que l’interdiction du boycott viole la liberté d’expression et la liberté d’opinion politique. Plus il y a de répression envers le BDS, plus il y a d’adhésions. Le mouvement grandit chaque jour.
Propos recueillis par CKR
- [(Eyal Sivan et Armelle Laborie, [« Un boycott légitime », pour le BDS universitaire et culturel de l’Etat d’Israël, Editions La Fabrique, 2016.)[↩]