Un ancien soldat israélien raconte – épisode 4 : « L’espérance »

להיות עם חופשי בארצנו »

ארץ ציון וירושלים »

« [L’espérance] d’être un peuple libre dans notre terre, la terre de Sion et de Jérusalem. »

Une centaine de soldats, en rang, chaque matin font face à la levée de drapeau. Quelques dizaines chantent l’hymne national, les autres restent silencieux. Des officiers circulent et crient à certains soldats de chanter plus fort, pour couvrir le silence pesant du reste du groupe. Les fausses notes résonnent, particulièrement au début du refrain. Dès que j’entends cette mélodie, l’absurde de la situation me revient à l’esprit.

J’ai compris à quel point l’hymne, dont j’aimais tant la mélodie, était problématique lors de mes cours de conduite aux abords de la capitale bédouine du Néguev. Après avoir saisi leurs terres pour y faire des zones d’entraînement militaire, l’armée a passé des accords avec les communautés bédouines pour les leur restituer à prix réduit à condition de s’enrôler dans ses rangs. Beaucoup se retrouvent à servir sans réelle conviction, voire avec animosité envers l’armée et l’État. Tous les matins, pour la levée de drapeau, nous chantions l’hymne national ; seulement quelques-uns d’entre nous. Car les non-juifs n’ont pas l’obligation de chanter l’hymne, dont les paroles les excluent de-facto du groupe dominant. Dans la plupart des cérémonies, cette abstinence au chant passe inaperçue, couverte par la grande majorité juive. Mais dans ce contexte, le silence des non-juifs est écrasant. Et les paroles de l’hymne sonnent encore plus dissonantes que les fausses notes des soldats juifs.

Il y a quelques mois, Netanyahou a été accueilli en grande pompe au Sénat américain. Il a reçu en moyenne une standing ovation par minute. La scène m’a paru irréelle. Connaissant bien son public, il s’est chargé d’amener avec lui toute la diversité de l’armée israélienne: un soldat éthiopien qui a héroïquement couru jusqu’au Kibboutz le matin du 7 octobre, ne trouvant pas de transport pour arriver au front assez rapidement ; un soldat bédouin, blessé à Gaza, déjà prêt à retourner au combat ; une garde-frontière qui s’est battue le 7 octobre pour défendre la base dans laquelle elle était postée. Cette diversité est réelle, je ne la remets pas en cause. J’ai moi-même servi avec des frères d’armes bédouins, druzes, éthiopiens, ukrainiens, russes… Et j’en passe. C’est une réelle richesse, et je suis reconnaissant d’avoir pu partager des moments aussi intenses de ma vie avec des hommes que je n’aurais jamais rencontrés dans un autre contexte. Certains de mes camarades étaient mieux logés dans nos bases qu’en permission, pendant lesquelles ils retournaient dans des baraquements au milieu du désert.

La richesse et l’ouverture de l’armée sont vantées aussi bien à l’international qu’en interne. Mais très peu est fait pour réellement intégrer les soldats non issus de la majorité – hormis des programmes de conversion accélérés pour certains. Les populations israéliennes musulmanes ne sont pas obligées de servir. Certains se portent volontaires, par conviction, ou parce qu’ils comprennent que c’est leur meilleure chance d’intégration dans la société. Mais cette intégration s’apparente à mes yeux à une forme de docilité, frôlant la soumission.

J’aime l’idée d’un foyer juif. Je comprends l’origine de ce besoin, dans une Europe où l’antisémitisme s’instrumentalisait à des fins politiques. Je comprends le besoin viscéral de communautés juives à s’attacher à cette échappatoire, dans le cas où leur pays leur deviendrait à nouveau hostile. Je crois même que la plupart ne se représentent pas ce que ce rêve signifie concrètement pour les populations locales non-juives. Mais un État ne peut pas être pleinement démocratique et rester juif, pour des raisons démographiques évidentes – les pionniers d’Israël l’avaient bien compris. Le judaïsme porte pour moi des valeurs universelles fondamentales de pacifisme et de moralité. J’aime l’idée d’un foyer juif ; mais pas au prix de ces valeurs. Malheureusement je ne peux pas, en restant intellectuellement honnête, visualiser un État démocratique juif qui ne mènerait pas aux dérives éthiques qu’Israël vit aujourd’hui, en essayant de mêler deux concepts incompatibles.

Tous les ans, pour la Pâque juive, nous lisons le récit de la sortie d’Égypte des Hébreux – et Égyptiens ayant suivi le mouvement. Nous finissons cette longue lecture, bien arrosée, en chantant « L’an prochain à Jérusalem construite ». Je me souviens, avant mon service, quand j’étais encore très religieux, d’avoir passé le Seder chez de la famille par alliance. Ils venaient de quitter un bel appartement au cœur de Jérusalem pour s’installer dans un avant-poste illégal en Cisjordanie. Sans encore comprendre l’ampleur de l’immoralité que représentait ce lieu, une intuition m’a fait douter de me joindre à eux. Je savais que nous étions loin d’être alignés politiquement, mais je passais cette fête chez eux, ma seule famille religieuse, depuis mon arrivée en Israël. Je m’y suis tout de même rendu. De jeunes soldats, qui eux n’avaient pas du tout l’air religieux, étaient postés là pendant la fête pour défendre cette installation illégale de plusieurs maisons. Quand nous avons chanté le verset final de la lecture, quelqu’un a pris la parole pour demander au reste de la table. « Pendant des générations, ce verset paraissait être un fantasme messianique. Maintenant nous sommes installés à Jérusalem. Comment lisez-vous ce verset maintenant ? Qu’est-ce que Jérusalem construite signifie aujourd’hui ? ». J’imagine qu’il espérait ouvrir un débat spirituel sur la signification métaphorique de ce vers. La première réaction a été celle de son jeune cousin, fraîchement enrôlé dans une unité combattante : « Jérusalem sans arabes. ».

Pourquoi encore espérer être un peuple libre sur la terre de Sion 77 ans après la création de l’État d’Israël et après 58 ans d’occupation de Jérusalem-Est et d’une part grandissante de la Cisjordanie ? Que signifie « libre » dans ce contexte ? Si trente ans plus tôt, on aurait pu dire que cet espoir de liberté serait assouvi par des accords de paix, cette lecture est difficile à défendre aujourd’hui. Comment les soldats bédouins qui ont servi à mes côtés peuvent-ils l’interpréter autrement que ce que ce jeune colon formule si crûment ?

 

Yossi Yaacovi

3 décembre 2024