COUNTERPUNCH
Saree Makdisi, 16 mai 2018
Deux spectacles se sont déroulés lundi en Palestine. À Gaza, des snipers de l’armée israélienne ont tiré et tué 58 Palestiniens, dont six enfants, et blessé près de trois mille autres dans des scènes de fumée, de feu, de grenades lacrymogènes, de poussière, d’agonie et de mort. À exactement la même heure, au tintement des coupes de champagne à une réception éclatante située à peine à quatre vingt kilomètres, à Jérusalem, Jared Kushner et une élégante Ivanka Trump y ont supervisé l’ouverture de la nouvelle ambassade de Donald Trump. La juxtaposition de ces deux scènes contemporaines englobe d’un seul coup d’œil l’entièreté du conflit meurtrier du sionisme avec le peuple palestinien.
Les Palestiniens ciblés et exécutés un par un par les snipers israéliens s’étaient rassemblés pour réclamer leur droit au retour sur leurs terres et dans leurs foyers dans le reste de la Palestine, depuis la plaine côtière jusqu’à Jérusalem incluse. Eux-mêmes ou leurs parents ou grands parents ont été chassés de leurs maisons au cours du nettoyage ethnique de la Palestine en 1948 pour la simple raison qu’ils n’étaient pas juifs : de trop nombreux non-juifs dans l’état juif putatif ne seraient pas tellement constitutifs d’un État juif après tout. (« Il ne pourrait pas y avoir d’État juif avec une minorité arabe nombreuse et hostile en son sein. Un tel État ne pourrait exister. Il ne pourrait pas tenir » a déclaré sans ménagement l’historien israélien Benny Morris dans une interview au journal Haaretz en 2004, dans laquelle il justifiait le nettoyage ethnique ; un État juif n’aurait pas vu le jour sans le déracinement de 700 000 Palestiniens… (donc) il était nécessaire de les déraciner). Depuis lors, le droit au retour dans leurs foyers leur a toujours été refusé pour la même raison : ils ne sont pas juifs et leur présence dérangerait les données démographiques soigneusement conçues que l’État tient à jour pour préserver sa revendication fragile d’une identité strictement juive. Le maintien de cet équilibre démographique et la suspension de leurs droits politiques et humains sont inséparables l’un de l’autre : l’un rend possible, produit et requiert l’autre.
Le démographe Arnon Sofer de l’Université de Haïfa est l’architecte de l’isolement actuel de Gaza. En 2004, il a conseillé au gouvernement d’Ariel Sharon de retirer les forces israéliennes de l’intérieur de Gaza, de boucler le territoire et de tout bonnement tirer sur quiconque essaierait de passer. « Quand 2,5 millions de gens vivent dans une Gaza fermée, une catastrophe va se produire, dit Sofer à un journaliste du Jerusalem Post (11 novembre 2004) ; « Ces gens vont se muer en animaux pires qu’ils ne le sont aujourd’hui, avec l’aide d’un islam fou. La pression à la frontière sera terrible. Ça va être une guerre épouvantable. Donc, si nous voulons rester en vie, il nous faudra tuer et tuer et tuer. Toute la journée, chaque jour ». Il ajouta que « la seule chose qui m’importe est d’assurer que les garçons et les hommes qui vont devoir procéder aux massacres pourront rentrer chez eux avec leurs familles et être des êtres humains normaux ».
Cet impératif de tuer et tuer et tuer des « animaux » humains explique la violence qui se produit aux portes de Gaza – bouclée précisément comme l’a prescrit Sofer – depuis quelques semaines, plus dévastatrice ce lundi. La tuerie qui se déroule maintenant est, en d’autres termes, à la lettre le « tuer et tuer et tuer » invoqué par Sofer il y a quatorze ans. Calmement prémédité, intentionnellement conçu par son architecte, elle est exécutée également calmement et intentionnellement par des soldats israéliens (dont les traumatismes psychiques, à la différence de Sofer, ne m’intéressent pas, même avec le recul). En réponse à la tuerie et aux tirs en cours, un membre important du Parlement israélien, Avi Ditcher, a rassuré lundi les auditeurs de la télévision en disant qu’ils n’ont pas à être indument préoccupés. Leur armée, leur a-t-il dit, « a assez de balles pour tout le monde ». Si tous les hommes, femmes et enfants de Gaza se rassemblent à la porte, il y a, en d’autres termes, une balle pour chacun d’eux. On peut les tuer, pas de problème.
Vous rappelez-vous Kurtz dans Heart of Darkness (Au cœur de la nuit) ? « Exterminez les brutes ! » L’intention génocidaire exprimée par les semblables de Sofer et de Ditcher, personnages mainstream importants de la politique israélienne, est tellement évidente qu’elle annule la nécessité d’interpréter soigneusement leurs propos. Les gens de Gaza sont exterminables parce qu’ils ne sont pas juifs : c’est à cela que revient la situation, non pas selon les critiques du siège de Gaza, mais selon ses architectes, planificateurs, facilitateurs et soutiens. Parce que cette exterminabilité et la capacité à l’effectuer calmement et méthodiquement (tuer et tuer et tuer) garantit une chose, selon Sofer (dans cette même interview) : « Cela garantit un État juif-sioniste peuplé d’une écrasante majorité de Juifs ». Alors, pour être clair : selon ses propres planificateurs et architectes – ce sont leurs mots, pas les miens – le maintien d’un État ‘juif-sioniste’ requiert fondamentalement que l’armée israélienne se munisse d’une balle pour chaque homme, femme, enfant de Gaza, et se prépare à les viser un par un s’ils s’approchent des portes de l’enclos dans lequel ils sont parqués. Et si aucun d’eux n’est encore là lorsque la fumée se dissipe, eh bien tant mieux ; les « garçons et les hommes » israéliens retourneront dans leurs familles et dormiront mieux la nuit puisqu’ils n’auront plus à les tuer.
Au moment même où les snipers israéliens suivaient les ordres de « tuer et tuer et tuer », Jared Kushner marquait l’occasion de l’ouverture de l’ambassade par un discours inepte vantant les mérites de son ampoulé beau-père. Kushner n’a pas eu le pouvoir de présenter ce discours grâce à ses qualifications (il n’en a aucune), ni grâce à ses réalisations (il n’en a aucune à son actif), ni grâce à ses connaissances (il n’en a aucune), ni grâce à son charisme ou sa force de caractère (il n’en a aucun-e), ni grâce à ses talents d’orateur (il n’en a aucun) et certainement pas grâce aux qualités d’entraînement du discours lui-même (il n’a eu aucune). Il a été habilité à le faire tout simplement parce qu’il est juif ; c’est le seul attribut qui l’amène à cette table : un fait de naissance.
Mais les faits de naissance sont distribués au hasard par la main du destin. Et le destin a joué d’une main pour Jared Kushner et d’une main différente pour Ezzedine al-Samaak (âgé de 14 ans), Ahmad al-Shair (16 ans), Said al-Khair (16 ans), Ibrahim al-Zarqa (18 ans) et Iman al-Sheikh (19 ans). Ils étaient tous nés à Gaza, réfugiés et enfants de réfugiés chassés par les troupes de choc sionistes de leurs foyers quelque part ailleurs dans le sud-ouest de la Palestine en 1948. Contrairement à Jared Kushner, qui était à Jérusalem parce qu’il est juif, ils ne peuvent pas aller à Jérusalem parce qu’ils ne sont pas juifs. Contrairement à Jared Kushner, qui pourra aller à Jérusalem autant qu’il le voudra à l’avenir parce qu’il est juif, ils n’iront jamais à Jérusalem parce qu’ils ont été touchés à la tête lundi par des snipers de l’armée israélienne et qu’ils sont tous morts maintenant. En leur volant leur passé et leur présent, l’État d’Israël a aussi volé leur futur. Et il l’a fait, il pouvait le faire, simplement parce qu’ils ne sont pas juifs.
Il y a un lien direct entre les événements de Jérusalem et ceux qui se déroulent à Gaza ; Netanyahou l’a lui-même fait remarquer. « Nous sommes ici à Jérusalem, protégés par les courageux soldats de l’armée d’Israël », a-t-il dit à la cérémonie d’ouverture de lundi, « et nos courageux soldats protègent les frontières d’Israël alors que nous parlons aujourd’hui ». Par « courageux soldats » il désignait bien sûr de lâches snipers cachés dans des positions renforcées, qui tiraient à une distance de 1 000 mètres sur des civils non armés ; et par « protéger » il voulait dire tuer et tuer et tuer, se conformant parfaitement aux prescriptions du Dr Sofer.
Deux groupes raciaux sont en grande proximité en Palestine. Les membres d’un groupe racial – celui auquel Netanyahou et Sofer appartiennent – sont libres d’aller et venir à leur guise, de vivre leur vie, de voyager, d’étudier, de travailler, d’élever des enfants. Les membres de l’autre groupe racial sont, à des degrés divers, privés de ces droits, mais nulle part de façon aussi absolue et abjecte qu’à Gaza, où plus de deux millions de personnes ont tout bonnement été encerclées et stockées sans perspective d’espoir, a fortiori des droits, simplement parce que leur existence même est condamnée à être une menace de mort à l’identité raciale exclusive d’un État qui a été établi par la violence sur leurs terres et à leurs dépens. Pour maintenir l’identité exclusive de cet État, ces gens doivent soit accepter leur destin essentiellement réduit à une cargaison entreposée en permanence – une population superflue – soit se prendre les balles que l’armée israélienne a prévues pour chacun d’eux.
Et c’est fondamentalement sur cela que porte le conflit du sionisme avec les Palestiniens. La juxtaposition de ceux que leur appartenance raciale privilégie et des ceux que leur appartenance raciale déshumanise et permet d’exterminer, n’a été que très peu de fois aussi claire qu’aujourd’hui. Des sionistes progressistes comme Peter Beinart ou Roger Cohen peuvent se tordre les mains et pleurer la grossière et explicite méchanceté de Netanyahou et de son cercle ou l’horreur du spectacle qui se déroule aux portes cadenassées de Gaza. Ils renvoient à l’âge d’or des années 1950-1960, quand les Palestiniens semblaient (à l’imagination sioniste enfiévrée) s’être tranquillement évanouis, comme par magie. Mais ce qui arrive aujourd’hui n’est pas une aberration. C’est ce que le sionisme a toujours impliqué et ce qu’il impliquera toujours. « Le colonialisme n’est pas une machine à penser, ni un corps doué de facultés de raisonnement » avait un jour fait remarquer Frantz Fanon. « C’est la violence à son état naturel ». Il n’est pas possible pour un régime colonialiste de peuplement de favoriser un peuple sur une base raciale aux dépens d’un autre peuple, sans user de violence. Comme Arnon Sofer l’a lui-même admis, le maintien d’un « État juif sioniste peuplé d’une majorité écrasante de Juifs » exige l’institutionnalisation d’une violence permanente. C’était déjà vrai en 1948, cela reste vrai aujourd’hui et cela restera vrai jusqu’à l’abandon une fois pour toutes de ce projet d’exclusivité raciale et de privilèges, pour l’anachronisme abominable qu’il représente.
Traduction SF pour l’UJFP