Discours de clôture du colloque « Penser le fait Génocidaire – Histoire, mémoire, actualité »
Ma mère, Catherine Lek, fut la première de notre famille, et reste à ce jour la seule, à avoir fait le trajet jusqu’à Auschwitz et à en être revenue, elle dont le grand père, André Lek, y avait été déporté sans retour. Lorsqu’elle annonça ce projet à sa propre mère, Rasjla puis Rose Sender ― dont le frère, Jacques Sender, avait lui aussi été déporté et tué là-bas, à Auschwitz ― lorsque ma mère lui annonça son projet d’y aller ― là-bas, dans cette Pologne qu’elle avait quitté à jamais enfant, pour échapper aux pogroms ― elle eut pour réponse ces quatre petits mots : « Tu liras les noms ». Comme une évidence, et comme un commandement : « Tu liras les noms ».
80 ans après l’entrée de l’armée soviétique à Auschwitz, ce colloque sur le fait génocidaire nous aura pourvus de noms, de mots, de verbes, du verbe, de pensées. C’est un travail sur le trauma, ce sont nos outils contre l’oubli. Ou plutôt ― car nous n’oublions pas, nous ne pouvons pas oublier ― contre les négationnismes, contre les dénis et les dénégations, et contre les salissures.
« La race tue deux fois », comme le dit si bien Rachida Brahim. Le racisme tue une première fois physiquement, et une deuxième fois, parfois simultanée, par le refus de la reconnaissance, par le traitement de la mémoire des victimes, qui peut aller du déni du racisme qui les a tués à l’inversion accusatoire, de l’effacement pur et simple au dévoiement de l’histoire pour légitimer d’autres barbaries.
« Barbarie », c’est le terme qu’utilisait Raphaël Lemkin dans les années 1930 lorsqu’il cherchait, déjà, à qualifier la destruction délibérée de groupes humains, avant de forger le mot « génocide » en 1943, précisément pour essayer de bousculer ce qu’il appellera : « une colossale conspiration du silence », avec cette dualité propre aux crimes racistes, individuels ou collectifs : « Un double meurtre était perpétré, écrira-t-il dans ses mémoires. L’un par les nazis, l’autre par les Alliés qui refusaient de faire savoir que l’extermination de nations et de races avait déjà commencé ». Dire le nom, « génocide », c’est reconnaître qu’il y a un processus d’anéantissement d’un groupe humain visé en tant que tel, et pas seulement le massacre d’un grand nombre d’individus.
Contrairement à ce qu’on croit souvent, la notion de génocide a, dès sa conception, une portée générale. La destruction des Juifs et Juives d’Europe par les nazis n’en fut ni le prototype, ni le paradigme pour Lemkin ― qui non seulement n’omettait pas l’extermination des Tziganes, mais qui était déjà profondément marqué par d’autres meurtres en masse, comme on disait avant lui, par le génocide des Arméniens, en particulier. Lemkin entendait aussi dénoncer avec ce nom commun les processus de destruction de nations par la politique dite de « germanisation », notamment en Pologne.
Nous nous sommes efforcés, l’UJFP et TESEDEK!, d’inscrire ce colloque dans cette double exigence. D’une part, en faire un espace et un temps de mémoire pour les victimes du nazisme, penser Auschwitz et les génocides nazis dans leur singularité ― qui structure profondément et durablement toutes les judéités, et dont l’occident est loin d’avoir tiré les leçons. D’autre part, refuser d’isoler l’antisémitisme des autres formes de racisme, le judéocide des autres génocides, l’antisémitisme nazi de l’histoire européenne du racisme, du colonialisme, de la suprématie blanche. Refuser de faire d’Auschwitz une réalité close sur elle-même, sans résonances ni implications pour le présent ― sans dissimuler les nœuds de complexité que cette double exigence oblige à affronter, et sans pour autant se soustraire à cette obligation.
Il faut à ce point essayer de dire combien nous sommes reconnaissants envers l’ensemble des intervenantes et des intervenants, qui non seulement ont accepté de prendre part à ce colloque sans nécessairement partager toutes les orientations des deux groupes qui en sont à l’initiative, mais qui en outre ont proposé des contenus d’une très grande qualité, d’une grande profondeur souvent, et même d’une grande beauté. Des analyses, des concepts, des arguments qui vont désormais nourrir nos réflexions et nos actions, notre praxis. Je voudrais ici prendre le temps de dire leurs noms. merci Eyal Sivan, merci Rony Brauman, merci Enzo Traverso, merci Johann Chapoutot, merci Dafina Savic, merci Sadia Agsous, merci Jacques Semelin, merci Michèle Sibony, merci David Martin, merci Rada Ivekovic, merci Lissell Quiroz, merci Rafaëlle Maison, merci Michaël Jad Azkoul, merci Raphaël Porteilla, merci Tal Hever-Chybowski, merci Sophie Mendelsohn, merci Dominique Natanson, merci René Monzat, merci Reza Zia-Ebrahimi, merci Gilbert Achcar, merci Dimitri Manessis. Merci à chacun, chacune d’entre vous.
Chacun, chacune, sait bien que nous sommes aujourd’hui dans une période terrible. Le capitalisme tardif s’accompagne de la déliquescence politique, morale et spirituelle de la classe dominante. Partout, et pas n’importe où, des forces d’extrême droite parviennent au pouvoir, sont sur le pas de la porte, infusent leurs idées et leurs politiques, avec le racisme comme socle fondamental. La barbarie vient, la barbarie est déjà-là.
Mais nous ne sommes pas condamné·e·s à reproduire les mêmes impasses, impasse de l’accommodement, impasse du sectarisme et impasse de l’aveuglement au racisme. On mesure mal combien le rôle de l’antisémitisme européen et plus spécifiquement nazi a été sousestimé à l’époque de tous côtés ― tout comme l’est aujourd’hui le rôle de la négrophobie, de l’islamophobie, et plus globalement du racisme dans la fascisation globale, dans le consentement au meurtre en masse des migrant·e·s et dans la déshumanisation des Palestiniens et Palestiniennes. C’est ce racisme déshumanisant qui permet que le nettoyage ethnique et le génocide se déroulent au vu et au su du monde entier. Nous ne sommes pas condamné·e·s à être enfermé·e·s pour l’éternité, jusque dans notre propre camp, dans l’ignorance blanche analysée par Charles Mills, qui empêche de comprendre comment les structures profondes du racisme permettent les développements que nous affrontons aujourd’hui.
Ce colloque a honoré la mémoire des victimes de génocide, les nôtres et les autres si l’on peut dire, d’hier, d’avant-hier, et d’aujourd’hui. Honorer la mémoire des victimes, c’est aussi penser les facteurs profonds qui permettent la barbarie, pour les affronter, le capitalisme, le racisme, le colonialisme. C’est ce qui a motivé la structure de ces deux jours de rencontres et la diversité des interventions, des lieux et des périodes qui y ont été évoqués. Parce que nous sommes porteurs d’un « Plus jamais ça » qui vaille pour tous les êtres humains, toutes les populations, tous les espaces, tous les temps.
Olivier Lek-Laferrière de l’UJFP