Publié le 7 avril 2020 sur le site de la Campagne BDS France.
Stephanie : Bonjour, Omar, je suis si contente de vous voir.
Omar : Bonjour, Stephanie.
Stephanie : Merci de vous joindre à nous ici, pour notre série sur la solidarité en ces temps très intenses, dans ce monde globalisé dans lequel nous vivons. Nous sommes très impatients de vous entendre aujourd’hui.
Omar : Merci !
Stephanie : Je voulais commencer par vous demander, en ce moment où notre attention est sollicitée de toutes parts et attirée sur tous les fronts, localement et mondialement, pour en quelque sorte aiguiser notre regard, à quoi nous devrions prêter attention, sur le terrain, en Israël et Palestine ? Que se passe-t-il ? Que craignez-vous qu’il se passe ? Que devrions-nous regarder ?
Omar : Je pense, avant de nous concentrer sur les Palestiniens, qu’il est important que nous voyions l’ensemble du tableau, avec cette pandémie. C’est une menace très grave pour la vie humaine, pour les moyens de subsistance et pour la dignité. Et nous voyons une montée de l’autoritarisme et de la xénophobie dans cette forme très sauvage de capitalisme. Mais nous voyons aussi une montée de la résistance, non seulement de la résistance envers la manière très problématique que les gouvernements ont de gérer cette pandémie, mais aussi de la résistance envers les causes premières de cette pagaille. Que ce soit aux États-Unis, en Italie ou dans d’autres sociétés capitalistes, les causes premières sont le choix de mettre la priorité sur la guerre au lieu de sauver des vies, au lieu de la santé publique, du social, de l’environnement. Ce capitalisme sauvage, avec l’austérité imposée depuis de très nombreuses années et les politiques néolibérales depuis tant d’années, a détruit beaucoup des infrastructures qui auraient protégé les personnes en période de pandémie.
Je pense donc qu’il est très important de ne pas se focaliser seulement sur la pandémie et les désastres qu’elle est en train de causer, mais aussi sur la résistance. Dans ce contexte, il est important de voir que la question palestinienne fait partie de cette forme de résistance, une résistance mondiale, à l’autoritarisme, à la réduction de l’espace laissée à la contestation, et à la suppression de la liberté d’expression, mais aussi à leurs causes premières. Je dis cela parce que nous voyons que la question, par exemple, d’appeler à un embargo militaire contre Israël, qui est absolument nécessaire, est tout à fait en accord avec l’agenda de ceux qui résistent contre l’administration Trump et sa priorité de la guerre, des compagnies pétrolières, du sauvetage des banques et des multinationales, avant la santé, l’éducation, des emplois durables et la justice climatique. C’est tout à fait en accord avec cette résistance.
Comme Israël est inclus dans cette militarisation, ce développement du sécuritaire et la montée des gouvernements autoritaires dans le monde entier, avec l’extrême droite, que ce soit aux États-Unis, en Europe, au Brésil, en Inde et ailleurs, nous devons donc les combattre ensemble, de manière unie, d’une manière intersectionnelle. Ce n’est pas juste un slogan, c’est devenu une réelle nécessité. Alors, Israël utilise ce moment pour accroître son oppression des Palestiniens, pour confisquer plus de terres, et pour créer plus de « réalités sur le terrain » si on peut dire, des réalités coloniales, des réalités d’apartheid sur le terrain, comptant sur le fait que le monde est occupé ailleurs. Notre travail est donc de dire à tout le monde : « Eh bien, nous sommes tous liés. Le colonialisme et la politique d’apartheid d’Israël sont étroitement liés avec ce que vous voyez dans vos pays, et l’Italie, et les États-Unis, et les autres pays, y sont aussi liés. Soit nous allons vers un agenda plus humain, plus social, avec plus de soutien social, de soins médicaux, d’éducation, soit nous continuons vers plus de destruction de l’environnement, d’entrées en guerre, et de guerres sans fin ».
Stephanie : C’est tout à fait juste, en particulier ce réel carrefour où nous nous trouvons ! Où nous nous trouvions déjà avant, comme vous l’avez dit – d’une certaine manière ce n’est pas un contexte nouveau, c’est l’amplification d’une crise créée il y a longtemps – mais où nous avons maintenant l’opportunité de choisir, soit de nous attaquer aux causes premières, soit de périr. Vu ainsi, c’est une question existentielle et j’apprécie ces liens que vous faites à l’échelle de la planète. Et comme vous l’avez dit, ce n’est pas un slogan, mais vraiment le choix que nous devons voir et regarder. Cela me paraît tout à fait significatif. Et j’aime vraiment beaucoup cette idée de construire à tous les niveaux un monde plus axé sur l’humanité, choisir de prendre soin des autres au lieu de choisir la complicité et l’idéologie guerrière.
Omar : Oui, exactement, Stephanie, la question de la complicité est très importante parce que lorsque cette pandémie a commencé à vraiment frapper fort partout, nous nous sommes d’abord dit : « Est-ce un manque de compassion de notre part que de continuer à insister sur le fait que nous sommes sous occupation et apartheid, est-ce inapproprié d’attendre des gens en Italie et à New York, en Espagne, les épicentres de ce coronavirus en ce moment, qu’ils s’en soucient même ? ». Et puis nous nous sommes dit : « Mais attends une minute, ces gouvernements et toutes ces institutions et ces compagnies sont impliqués dans le déni de nos droits fondamentaux depuis des décennies avant cette pandémie, et pendant la pandémie, et la complicité dans des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité n’est pas devenue moins grave parce qu’on est en pandémie. Cela devient même plus important parce que cela nous rend d’autant plus vulnérables ». Donc nous ne devrions pas avoir honte de dire aux gouvernements des États-Unis, d’Allemagne, de France, de Grande-Bretagne et d’ailleurs : « Vous êtes complices du système israélien d’apartheid et nous n’allons pas nous taire en attendant que la pandémie soit finie. Nous allons combattre ensemble cette pandémie, mais nous allons combattre votre complicité dans des crimes de guerre simultanément ».
Stephanie : C’est vrai, lorsqu’on regarde toutes ces choses avec précision, on voit que c’est un seul et même problème. Cela donne vraiment à réfléchir, à un niveau global c’est tellement clair. Et je me demande ce que cela signifie pour nous, autour du monde, qui ne sommes pas parmi les personnes essentielles qui sont sur le front, mais sommes à la maison. Comment est-ce que nous nous saisissons de ce combat, comment est-ce que nous le renforçons et mettons les bouchées doubles au lieu de nous replier sur nous-mêmes, en ce moment où il se passe tant de choses dans nos vies personnelles ?
Omar : Eh bien, je pense à cette importante victoire de BDS il y a quelques jours, après une bataille menée d’abord par JVP, avec plusieurs partenaires également. Cela a vraiment été une grande victoire pour BDS que Microsoft désinvestisse plus de 70 millions de dollars de la compagnie israélienne de sécurité AnyVision, avec son système de reconnaissance faciale « testé sur le terrain » sur les Palestiniens dans les territoires occupés, et utilisé par les autorités israéliennes d’occupation pour espionner les Palestiniens. Microsoft a fait ce qu’il devait en désinvestissant complètement Anyvision.
JVP et ses partenaires, et nous avons soutenu leur travail, ont gagné une importante victoire, et en pleine pandémie. Donc cet activisme est possible, nous pouvons encore faire beaucoup de choses, et en liant nos combats. Je suis sûr que si vous vous promenez à New York et dites aux gens « vous savez, nous devrions tous faire une campagne contre cette entreprise particulière qui est impliquée dans l’occupation israélienne », ils risquent de ne pas voir le lien : « mais enfin, regardez ce qui se passe à New York, vous avez un peu d’empathie ? ». Oui, nous sommes empathiques, oui, nous souffrons avec vous, nous vous soutenons dans votre lutte pour vaincre cette pandémie, mais pourquoi ne pouvez-vous pas en parallèle aussi faire pression sur les entreprises qui sont impliquées dans la violation de nos droits ? Car je suis sûr qu’elles sont impliquées dans la violation d’autres droits.
Des entreprises comme G4S, qui est impliquée dans la gestion des prisons israéliennes, mais a aussi un programme de prisons privées à travers les États-Unis, et beaucoup d’entreprises, il y a beaucoup de préoccupations communes que nous devrions explorer. Mais le fait que nous devions nous taire n’est pas acceptable parce que « ne faire aucun mal » passe au-dessus de tout le reste. Même si je ne peux pas être en solidarité avec les Palestiniens, si je suis à New York ou à Milan, ou à Paris, ou Madrid, ou Barcelone, que je ne peux rien faire de vraiment actif pour être en solidarité, j’ai une obligation éthique de ne faire aucun mal, et de m’assurer que mon institution, mon Église, mon université, l’entreprise dans laquelle j’ai un peu d’influence, mon syndicat, ne sont pas impliqués dans des crimes de guerre. C’est une obligation que je peux respecter en parallèle avec la lutte contre la pandémie et la lutte pour ma liberté d’expression à New York, à Milan ou ailleurs.
Stephanie : Vous savez, je pense que c’est très important pour nous d’entendre cela, le principe fondamental de « ne pas faire de mal », et nous avons toujours la possibilité et l’obligation d’exiger que nous le respections, que nos institutions ou notre gouvernement le respecte. Je pense beaucoup à comment des moments comme celui-ci sont exactement ceux où, comme vous le dites dans le capitalisme sauvage source de catastrophes, les crises sont utilisées pour faire plus de mal, et augmenter la complicité, perpétuer les structures mêmes qui nous ont mis dans la vulnérabilité. Alors comment pouvons-nous voir ce moment comme une exigence à agir contre cette complicité, et un temps pour dire que nous pouvons être la ligne rouge contre ces attaques et cette violence continues et toujours grandissantes ? Oui, j’ai aussi été enthousiasmée par cette victoire que nous avons tous remportée dans ce mouvement ! Cela faisait du bien de se dire : « regarde, même cette gigantesque entreprise, on peut la faire bouger si on réussit ! ».
Omar : Oui, même au Congrès, on voit des dizaines de membres du Congrès qui disent maintenant que l’aide à Israël devrait être un levier, devrait être conditionnelle. Au moins, ils posent les bonnes questions au Département d’État : que faites-vous des plus opprimés, les Palestiniens sous occupation israélienne, spécialement à Gaza ? Deux millions de Palestiniens, près de deux millions, sont sous ce terrible siège dans « des conditions invivables » comme décrit par les Nations Unies, déjà avant la pandémie. Imaginez, avec le coronavirus, ce qui pourrait arriver à ces Palestiniens dans cette plus grande prison à ciel ouvert du monde. Donc il y a même des dizaines de membres du Congrès qui posent ces questions. Cela signifie que notre activisme, depuis nos maisons, nos ordinateurs, n’est pas futile. Ce n’est pas juste quelque chose que nous faisons pour nous donner bonne conscience, « je ne suis pas utile, au moins je fais quelque chose ». Non, nous faisons vraiment quelque chose. Nous continuons notre travail de différentes manières et il y a des opportunités. Je pense que faire pression sur Israël est une idée qui se répand dans le public états-unien, peut-être grâce à Bernie Sanders, mais cela arrive après tout le travail de terrain de JVP et d’autres organisations qui a permis que cela arrive, la Campagne des États-Unis pour les droits des Palestiniens, et AFSC, et CODEPINK, et beaucoup beaucoup de partenaires, Friends of Sabeel… C’est parce que de nombreuses organisations font pression depuis des années que nous arrivons à ce moment où on associe des conditions à l’aide à Israël, où on remet en question l’aide à Israël, à un moment où les villes, dans tous les États-Unis, ont besoin de beaucoup plus d’investissements et d’infrastructures, de soins médicaux, d’éducation et d’autres choses.
Stephanie : Exactement. Comment est-ce qu’on pourrait mieux poser la question du « care » contre la guerre qu’en regardant l’armée en Israël ? Je crois que nous pouvons vraiment prendre cela à cœur, et il va falloir s’adapter, et imaginer de nouvelles stratégies et de nouvelles tactiques, mais c’est toujours de cela qu’il s’agit quand on veut construire un mouvement, non ? Nous sommes juste dans un nouveau moment qui nous permet de recommencer cela à neuf. Une chose à laquelle j’ai pensé, comment est-ce qu’on reste connectés ? Comme vous l’avez si merveilleusement dit, nous devons relier les questions entre elles, non pas idéologiquement ou théoriquement, mais d’une manière profonde, en comprenant que c’est le même combat, partout où on regarde, pour que tout le monde soit en sécurité, et en bonne santé, et ait ce qui est nécessaire pour survivre. Mais je me demande juste, au niveau humain, les idées que vous pourriez avoir sur comment une communauté ou une communauté mondiale de militants luttant pour ce monde meilleur, quelles idées est-ce que tu aurais sur comment rester connectés les uns aux autres ?
Omar : Je crois qu’on le voit déjà. J’ai mentionné ces deux tendances, plus d’autoritarisme sur la droite et plus de résistance sur la gauche. Une partie de cette nouvelle résistance, de cette nouvelle vague de résistance sur la gauche, après le choc initial devant ce que la pandémie est en train de faire, je crois que nous voyons une nouvelle vague de personnes réalisant que cela est beaucoup plus profond qu’un simple virus. C’est : pourquoi en sommes-nous arrivés à ce niveau de vulnérabilité ? qu’est-ce qui a mené à cela ? et vous voyez maintenant, il ne s’agit pas de l’Italie toute seule, ou de la Chine, ou des États-Unis. C’est un système global et nous sommes tous liés. Nous sommes tous beaucoup plus liés les uns aux autres que nous le pensions. Même ces grandes puissances occidentales se révèlent passablement vulnérables après tant d’années d’austérité et de politiques économiques néolibérales.
Donc je pense que pour rester connectés, nous devons voir au-delà du « je », du « moi et ma société seulement », ce n’est pas ainsi, ce n’est jamais ainsi. Maintenant plus que jamais, alors que les États ferment les frontières et que les dirigeants endossent plus de pouvoirs, plus de pouvoirs autoritaires, c’est le moment où nous progressistes devrions insister sur le fait que nous faisons tous partie de la famille humaine. Mais nous ne sommes pas tous pareils. Ce virus affecte aussi plus durement les personnes de couleur, par exemple, la race, le genre, la classe… sont tous en jeu, l’âge, le sexe, tout cela est en jeu. Imaginez si vous vivez sous l’apartheid et l’occupation. Donc, il est important que nous nous souvenions toujours, aussi difficile que soit la situation localement, que nous devons penser globalement. Pas parce que c’est intellectuellement satisfaisant, mais parce que c’est absolument nécessaire, plus que jamais.
Nous ne devrions pas accepter les tentatives faites pour fermer nos esprits, comme on ferme les frontières. Gardons l’esprit ouvert malgré les frontières fermées, malgré les murs. Ce n’est pas seulement en Israël, c’est aussi Trump et partout ailleurs maintenant. Les murs sont la mode de l’année. Nous devrions dépasser les murs avec notre réflexion globale sur comment affronter cette menace pour l’humanité en tant que telle. Mais ne jamais essayer de dire « oh, nous sommes tous égaux devant cela, les PDG, les grandes compagnies pétrolières et nous, sommes tous dans le même bateau… Non, nous ne sommes pas dans le même bateau. Nous sommes dans des bateaux très très différents, mais l’absolue majorité des humains a intérêt à aller dans la direction du soutien social, de la protection de l’environnement et de la santé, plutôt que de la guerre et du sauvetage des grandes compagnies et des banques.
Stephanie : Oui, le choix est tellement clair, la manière dont vous le présentez, il y a juste soit un avenir soutenable avec l’humanité soit pas, pour notre planète ou pas…
Omar : Sans racisme, sans oppression de quiconque envers quiconque. Nous ne disons pas « oh, arrêtez cette oppression mais gardez tout le reste ». Il faut toutes les combattre.
Stephanie : C’est juste, merci. Des paroles dont on peut se nourrir en ces temps, comme toujours, mais je suis si reconnaissante de l’entendre exprimé si clairement par vous. Je vous avais demandé au début ce à quoi nous devrions porter attention, et je vous entends dire juste maintenant : le tout, et nous tous, et les liens que nous avons, avec la conscience que nous venons de conditions différentes, mais c’est un combat dans lequel nous sommes ensemble. Dans un sens, nous sommes plus connectés que jamais, c’est le moment où nous devons nous trouver maintenant, dans une connexion plus profonde que jamais.
Omar : Oui, absolument, la compassion contre l’oppression, je pense.
Stephanie : Je ne peux pas imaginer de meilleur moment pour terminer cette conversation, sur « la compassion contre l’oppression ». C’est là où nous en sommes, et je suis si reconnaissante de votre rôle de leader, et de l’action du BNC, et la conversation continue sur comment nous continuons à nous battre pour la compassion contre l’oppression.
Omar : Merci, Stéphanie. Et, nous réussirons, j’ai confiance : nous réussirons !
Stephanie : Je vous fais confiance, et je me lie à cet espoir aussi. Merci beaucoup, Omar.
Omar : Merci, Stéphanie. Amitiés à vous.
Traduction : Mireille V. Pour BDS France
Source : Jewish Voice for Peace