Sur le rapport Stora : Une mémoire hors contrat

assafirarabi

Nos mémoires ne sont pas que « déformation ou fantasmes ». Nos traumatismes ne sont pas qu’imaginaires de guerre mystifiés par l’appareil FLN. Ils participent de notre condition historique. Ils agissent aussi telle une vigie contre les formes actuelles de domination, pour la défense des justes et des opprimés. La récupération nationaliste ne retire rien à la grandeur de cette mémoire traumatique qu’il faudrait aussi penser comme une puissance d’agir pour soi et dans le monde.

Publié le 1er février 2021

rapport Stora. Alger, 1960
Alger, 1960.

« La vérité première devant régler les rapports d’entre les hommes est la justice non la mémoire ».

Pour l’historien que je suis, écrire ne sera pas présentement tenir un engagement. Ces lignes rompent une promesse, celle de ne plus réagir à une initiative politique française dès lors qu’il s’agit de notre passé colonial. C’est dire le peu d’attentes suscitées par cette mission sur la mémoire 1, et le peu de confiance en son résultat. C’est dire aussi, contre l’idée défendue par nombre de commentateurs, que ce rapport ne s’adresse pas qu’à la société française. Les jeux d’échos sont trop forts pour que nous puissions l’admettre. S’il faut aller vers plus de vérité comme le préconise l’auteur du rapport, je ne suis pas certain qu’il faille la chercher et que nous puissions la trouver là où il y a l’État. Je m’applique une prudence très foucaldienne, là où il y a le pouvoir, on travestit, on feint, on édulcore, on ment. Et dans ce rapport aux accents « renaniens », la position d’équilibre que Benjamin Stora a voulu tenir entre sa qualité d’historien émérite et une mission commandée ne tient pas. Il veut (re)faire nation avant de faire histoire.

Pas d’attente, aucune déception donc, mais quelques inquiétudes assez fortes pour justifier une prise de parole contre ce que je considère comme un doux révisionnisme, doux puisque sa force de persuasion est adossée à une morale de réconciliation. Révisionnisme parce que sans nier les crimes coloniaux, dans son inventaire à la Prévert, l’auteur fouille dans l’histoire, trie et sélectionne, nivelle et hiérarchise. Nous n’en sommes plus tellement à dire ce qui a été mais plutôt à faire valoir ce qui importe pour le présent. Dans ces conditions, chacune des sociétés réglant son droit d’inventaire selon ses propres urgences, pas sûr que nous puissions trouver un terrain d’entente.

Nos mémoires algériennes aux prises des intérêts français

Cet impératif de réconciliation est problématique tant en son principe qu’en ses probables usages politiques. Il est à craindre que cette opération de pacification des mémoires se traduira en une sorte de morale autoritaire, en ce qu’elle finira par disqualifier ses réfractaires comme des hommes du ressentiment, radicaux des temps présents. Pour ma part, il y a du bon dans le conflit. Maîtrisé, il est une force de questionnement plus puissante que la réconciliation, dans le renouvellement de nos historiographies respectives. Si celles-là peuvent être réciproques, elles doivent pouvoir rester divergentes et opposables, sur ce que fut la France en Algérie et sur ce que fut l’Algérie colonisée. De mon point de vue, la morale du rapport Stora interrompt ces procédures parfois heureuses de confrontation.

La manière de mettre en discours la réconciliation est trop politique pour que nous devions en faire une motivation des recherches historiques à venir. Se disant attentif à « la querelle des mots », nous attendions de l’auteur une reprise moins naïve et plus critique des tours de phrase de son Président. Pour le sens commun, le mot réconciliation est lourd d’un a priori historique qui ne résiste pas aux faits. Notre guerre de Libération n’a pas rompu un lien d’amitié à la France. Depuis 1830, la France n’était pas l’amie de l’Algérie ; elle en était l’occupant. A moins de comprendre réconciliation dans son acception chrétienne – très paulienne même – selon laquelle un pécheur se réconcilie par la confession de ses fautes, ce terme à double entente est trop embarrassé pour que nous puissions l’accepter sans dire mot. Il sous-entend une option française décisive qui, à la justice, préfère la réconciliation. Chacun sa préférence.

Et puis, je dois vous avouer une défiance, réfléchie bien que quelque peu systématique, dès lors qu’on rattache l’État et ses politiques à la sphère de l’amitié. C’est là le domaine de la niaiserie feinte ou sincère en ce que l’amitié recherchée à tout prix, et pour la partie française à bas prix, dissimule à peine des volontés de puissance. Il est normal que l’État français soit animé d’une pareille volonté, comme il est attendu que l’Algérie soit son parfait pendant à ce sujet. Mais, il est dommageable que la France croit devoir se réaliser à bon compte en dévaluant nos mémoires algériennes de la conquête et de l’occupation françaises. La mémoire n’est pas un effet de commerce. Ce n’est pas la mémoire qui règle les rapports entre États mais l’intérêt. Elle n’a jamais été un empêchement à la signature d’accords commerciaux, comme le rappelle justement Benjamin Stora. Alors pourquoi, maintenant, forcer à une mémoire commune ? Parce que dans notre géopolitique méditerranéenne et sahélienne heurtée, l’Algérie est redevenue une frontière utile à la France. C’est le triptyque migrants-terrorisme-énergies fossiles/renouvelables mis en avant par Benjamin Stora à la fin de son rapport. Si nous comprenons le présupposé utilitariste de la réconciliation et la promesse d’un bénéfice commun, la mémoire ne saurait être avancée comme concession de bon voisinage. L’Algérie n’a pas à payer le prix fort d’une situation pour laquelle, depuis l’affaire libyenne, la responsabilité française est largement engagée.

Nul besoin de mémoire commune pour réfléchir ensemble à une relation gagnant/gagnant dans l’intérêt des États, au service de leurs peuples respectifs, il s’entend. Surtout qu’elle s’accompagne toujours d’une rengaine intempestive, bien française, qui justifie une prétendue destinée politique au nom d’un « passé commun de 132 ans ». Et quel passé ! Il faudrait que l’on m’explique ce tour de force philosophique par lequel les Algériens sont aujourd’hui cordialement sommés de marcher pas à pas avec la France parce que celle-ci, 132 années durant, après les violences meurtrières de la guerre de conquête, a réglé leur rattachement étatique à la France sous l’implacable loi de la dépossession, de la discrimination et des humiliations. C’est d’abord et surtout cela la France en Algérie. Et les trajectoires individuelles de quelques Français libéraux engagés aux côtés des Algériens est une décharge post mortem, autrement dit trop facile.

Prendre au sérieux les Algériens commence donc par les respecter comme partenaires ordinaires de la scène internationale, c’est-à-dire selon la règle des avantages comparatifs qui décident librement du choix des partenaires, loin de tout déterminisme historique. Autrement dit, la France n’ayant, par le passé, jamais été l’ami irréprochable, il n’est pas aujourd’hui l’ami irrévocable. Ni exclusif français donc, ni relation privilégiée à la France ni la France en interdit. Dans la juste appréciation de ce que devraient être les relations entre nos deux pays, l’histoire ne devrait pas être agitée telle une rente à perpétuité, surtout lorsqu’il s’agit d’une histoire de domination coloniale. Fonder la promesse d’un avenir radieux sur les malheurs des temps coloniaux est un marché de dupes. Ce tour de force est insultant. Non seulement déplacée, la transaction mémorielle proposée par le rapport français risque de se trouver fort impolitique.

Un révisionnisme historique inacceptable

Le problème de la réconciliation sur ordonnance c’est qu’elle tente le règlement d’une question philosophique, celle du bien et du mal, du juste et de l’injuste, par les détours de l’histoire. Nous ne pouvons gager le devenir de nos sociétés respectives sur un point de vue personnel donné sous prescription d’autorité. Et les assurances du rapporteur quant à la « porte des controverses citoyennes » restée ouverte n’engagent que lui. Nous ne sommes pas obligés de le croire sur parole. Surtout que l’histoire qu’il nous raconte dans les deux premières parties de son compte-rendu ne passe pas. Benjamin Stora a beau militer pour un approfondissement de la connaissance historique du moment colonial, il manque le profond renouvellement historiographique qui déjà bouleverse notre rapport à ce passé.

Il est légitime de se demander pour qui la mémoire est-elle une question, un problème ? Et qui a le plus à gagner dans un règlement amical de ces mémoires traumatiques ? Le raisonnement de Benjamin Stora pèche par une conception trop pathologique de la mémoire quand, appelant Ricœur en renfort, il nous administre, à bonne dose, oubli et pardon comme un affranchissement bienvenu. La posologie est peu rigoureuse tant il semble confondre les usages politiques du passé de ce qu’en retiennent les Algériens. Nos mémoires ne sont pas que « déformation ou fantasmes ». Nos traumatismes ne sont pas qu’imaginaires de guerre mystifiés par l’appareil FLN. Ils participent de notre condition historique. Ils agissent aussi telle une vigie contre les formes actuelles de domination, pour la défense des justes et des opprimés. La récupération nationaliste ne retire rien à la grandeur de cette mémoire traumatique qu’il faudrait aussi penser comme une puissance d’agir pour soi et dans le monde. Comme le disait Nietzsche, le ressentiment, à comprendre comme ces retours dans la mémoire des malheurs bien réels des temps passés, est déjà une révolte.

De cette thérapeutique par la mémoire que nous propose Benjamin Stora, il ressort une forte impression d’équilibre des peines et des traumatismes. C’est comme dire que tout se vaut puisque tous étaient – au même titre ? – habitants de l’Algérie. Nous en sommes encore à ce vieux tabou persistant de l’Algérie c’était la France. Non. Au moment où éclate Novembre 1954, l’Algérie ce n’était pas la France ; ou du moins c’était la France, peut-être pas sans les Algériens, mais sûrement contre eux. Comme développé dans mes recherches, cette affirmation péremptoire participe aussi de la fiction juridique. Avec la départementalisation de l’Algérie, c’est faire comme si l’Algérie est la France tout en sachant qu’elle ne l’est pas tout à fait, car pour cela il faudrait donner aux Algériens des droits politiques égaux aux Français. Mais ce faisant, le nombre faisant la force, par le libre jeu démocratique, l’Algérie ne serait dès lors plus la France. D’où le refus de l’égalité politique, continué sur plus d’un siècle. Il serait alors prudent que les historien.e.s ne reprennent pas à leur compte, sans le discuter, cet aphorisme martial qu’un ministre français en guerre – François Mitterrand – déploie un jour de décembre 1954 2. Une cécité politique déclamée avec force expressive ne saurait faire une clé de lecture du long siècle colonial français en Algérie. De même, un espace de souveraineté partagé, mais duquel Algériens et Français ressortent distinctement, ne suffit pas pour faire histoire commune. Dire encore et encore que l’Algérie c’était la France est un abus de langage. Et si les guillemets sont prescrits, ce sera pour signifier que l’Algérie française c’était d’abord la guerre continuée sous les guillemets.

Dans ces conditions, la thèse de Benjamin Stora selon laquelle la (con)quête algérienne d’une citoyenneté française a travaillé à l’émergence d’un monde du contact est irrecevable. L’annexion française fait des Algériens moins des Français que des ennemis passés sous souveraineté française. Et l’examen attentif de la succession des lois de nationalité, étalées sur près de 132 ans, avoue une conscience française de vulnérabilité : la France se savait présente en Algérie par effraction et sans le consentement des premiers intéressés, les Algériens. Que faire donc des indigènes toujours là en dépit des violences d’une guerre de conquête, résistants au projet d’anéantissement total que certains généraux français avaient fomenté pour eux ? Les endiguer au moyen du droit. Les lois de nationalité n’ont pas été pensées dans une perspective libérale et progressiste, comme le suggère Benjamin Stora qui préfère Guy Pervillé aux travaux récents renouvelant ce champ de recherche. Elles poursuivent la guerre par d’autres moyens. Le premier ennemi de la colonie, c’est la démographie. Alors, par une sorte de malthusianisme juridique, le droit de la nationalité cherchera à minorer la majorité indigène et à majorer la minorité dite européenne. Il travaille à une inversion d’autochtonie faisant des derniers arrivés – les migrants européens nécessaire à la possession réelle de l’Algérie – les premiers d’entre les hommes, des votants. Alors, il n’y avait peut-être pas de Bantoustans, mais l’Algérie colonisée avait aussi un peu d’Afrique du Sud. Sous l’alinéa de ses lois sur la nationalité, une angoisse diffuse de subversion, de submersion, perce. C’est comme si l’indigène était en embuscade. Cette condition de belligérance ne surgit pas comme par accident en 1954 ; elle éclate au grand jour, rappelant cette défiance réciproque liant sur plus d’un siècle la France comme « vainqueur intimidé » et l’indigène comme vaincu redoutable. Si histoire commune il y a, c’est une histoire d’inimitié.

La communautarisation des mémoires est alors inévitable sans qu’il faille s’en inquiéter. Elle est la réplique exacte des expériences historiques dissociées selon les communautés auxquelles appartenaient les individus. Dans la colonie, il n’y a pas de en même temps qui tiennent entre Français et Algériens. Et les convivialités accumulées de part et d’autre de ces deux blocs n’annulent pas le choc de ce grand partage. Car telle le voulait la loi. Et la minutie de Benjamin Stora à dresser des vies en parallèle (Camus-Feraoun, Ricœur-Kateb Yacine, Marie Cardinal-Leila Sebbar) à la recherche d’un entre-deux, est un présentisme discutable. Elle trahit la recherche désespérée de cette troisième voie qui, impossible à trouver pendant la guerre de Libération, est appelée à régler aujourd’hui la postcolonie France. Elle explique la recherche désespérée de cet homme-trait d’union que la partie française croit découvrir en la personne de l’émir Abdelkader. Ce dernier n’est honorable qu’en ce qu’il est, pour la France, un perdant magnifique, sorte de figure vieillie de l’ennemi déradicalisé. Il est certain que ce que la France entend célébrer en ce personnage emblématique ne fasse pas écho à nos propres questionnements. Viendra le temps, pour nous autres Algériens, d’interroger le désengagement algérien de l’émir suite à sa reddition. Et, pour ma part, l’argument humaniste de sa retraite damascène est un cache-sexe.

Enfin, les liaisons paresseuses faites entre les derniers assassinats ayant endeuillé la France et cette transaction mémorielle qui nous est proposée, ne peuvent faire l’économie d’une démonstration, à moins de ne considérer cette mémoire voulue commune comme un dispositif disciplinaire à l’adresse de la composante musulmane de la société française. Rien n’est dit des ressorts coloniaux réactualisés par la classe politique française dans son offensive de mise en ordre du culte musulman et de contrôle des populations qui professent cette religion. Si l’on veut disqualifier les violences, sonner le terme de la compétition victimaire, il faudrait aux politiques français l’audace de s’attaquer une fois pour toutes à la question des discriminations et des violences policières qui affectent préférentiellement les porteurs d’une mémoire algérienne de la colonisation française. Pas besoin donc d’une OPA sur la mémoire, surtout que la conscience historique que les Algériens de France peuvent avoir de notre passé traumatique n’est pas un chemin tout tracé vers l’identitarisme ou vers l’impasse intégriste.

Sous le soleil de Camus, le fléchissement d’une pensée trouble

Alors, on grossit le fameux monde du contact, hors de proportions historiques, comme si des trajectoires individuelles suffisaient à établir une sociologie historique riche d’enseignements. Il convient de restituer à la marge et aux individus leur juste pertinence sociologique plutôt que de les élever post mortem à la dignité d’une exemplarité. Cette tentation du récit éthique, où la peine de chacun vaut celle de l’autre, est une posture idéologique. Et c’est comme telle que nous devons la discuter. Il ne s’agit pas d’histoire. C’est un peu de ce vieux rêve de cosmopolitisme colonial qui est remis au goût du jour.

Alors, on nous dit et répète à tue-tête que le Pied-noir n’était pas toujours gros colon. Certes. Aucune sociologie sérieuse ne le contesterait. Mais la modestie d’une condition sociale n’opère pas un rapprochement d’avec les Algériens. Du plus gueux des Français, du plus humble des pieds-noirs, l’État colonial en fait toujours un nanti vis-à-vis des Algériens. Il faut admettre l’élargissement de sens que les Algériens font de la catégorie colon comme le révélateur d’une réalité sociale vécue et digne d’être racontée. Pour nombre d’Algériens, le pied-noir est dit colon quand bien même ne serait-il pas propriétaire, grand ou petit. Pourquoi ? parce que le Français d’Algérie est celui sur qui repose le bénéfice de la conquête française, celui qui en jouit préférentiellement. Parce que sans l’État et son droit, sans la guerre à l’indigène, il n’aurait pu se faire pareille place sous les cieux de l’Algérie. L’Algérie française est, malgré eux mais pour eux, un coin de soleil arraché sur la mort des autres. Le colon est celui qui participe de cette dépossession de l’indigène, dépossession qui, sans les faire propriétaires terriens à coup sûr, leur fait un chez-soi chez les autres. L’indigence ne saurait donc être une indulgence a posteriori ni une circonstance atténuante de cette part de soleil gagnée sur la somme des dénouements et des relégations indigènes. La peau tannée par le soleil, le regard aux reflets argentés de la mer, les voluptés d’une terre possédée poussant au sentiment exalté d’un attachement au pays natal, allant jusqu’à leur donner cette couleur locale, autant de manières, parfois rudes, d’exalter la beauté ocre d’une terre difficile et généreuse, tout ce naturalisme bon enfant ne saurait vider la question fondamentale de leur rôle historique en Algérie. Autrement dit, comme le dirait sans doute Sartre, la question de leur liberté restait ouverte. Liberté de dire non à ce système inique. Le sentimentalisme, les tristesses d’un arrachement à la terre, ne sauraient résumer les conduites humaines dans toutes leurs possibilités. Décidément, Camus est un soleil d’une luminosité insupportable tant il s’abîme en une puissance d’aveuglement. Depuis 1830, le pays des Français n’était pas l’Algérie. C’était la colonie.

Si crime contre l’humanité il y a, alors les Algériens ne devraient pas être hors la loi, hors du droit qui les condamne

Alors, on joue de la morale contre la justice, en évacuant la responsabilité juridique de l’État par une prestation mémorielle peu engageante. Dans cette question de mémoire, la justice est toujours en retenue. On nous exhorte à de la pondération, au pardon facile, au sobre ressentiment, parce qu’il y aurait eu une égalité des peines et des souffrances. On invente, à présent, une égalité dans le malheur quand, à l’époque, la France n’a pas su ni voulu la réaliser en droit, faisant des Algériens les premiers des damnés sur leur terre dépossédée. En règle générale, il est aisé pour les Algériens de comprendre les tristesses pied-noir, ce douloureux arrachement à la terre. Mais qui est comptable de cela ? Nullement les Algériens. Or, la France se défausse trop facilement sur notre compte. C’est comme si, dans un souci d’économie des rancœurs françaises, elle nous désintéressait d’une exigence de justice que nous sommes en droit de réclamer au nom d’un principe bien connu et pourtant absent de ce rapport : la continuité de l’État.

Ce faisant, tout en rappelant « la brutalisation de la société indigène », le rapporteur en minimise la prise en charge politique à un effet de discours, refusant de poursuivre le Verbe présidentiel d’un droit de suite. Comme si la parole jupitérienne d’un Président français suffisait aux Algériens. Quid de l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité ? Les possibilités de traitement judiciaire de ce crime reconnu contre l’humanité sont tout simplement manquantes. Qui ordonne une concurrence des victimes quand, à certaines d’entre elles, une juste mémoire est préférée à une exigence de justice ? quand une transaction mémorielle vaudrait pour toute réparation ? Aussi, il est tentant de comprendre cet emprunt à Ricœur comme une solennité érudite qui chercherait à cacher le cadavre de la conquête après l’avoir à peine exhibé. La vérité première devant régler les rapports d’entre les hommes est la justice non la mémoire aussi prétendument apaisée soit-elle parce résolument voulue commune ou partagée.

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• Noureddine Amara, historien algérien. Auteur d’une thèse sur les questions de la nationalité des Algériens : « Faire la France en Algérie : émigration algérienne, mésusages du nom et conflits de nationalité dans le monde. De la chute d’Alger aux années 1930 ». Resident Fellow au Abdallah S. Kamel Center à la Yale Law School, pour l’année 2021-2022. A paraître aux éditions Chihab (2022), un livre traitant de la descendance de l’émir ‘Abd al-Qâdir et de leurs appartenances étatiques en contexte ottoman.
• Publié initialement dans le journal algérien « Liberté », Assafir al Arabi le republie en accord avec l’auteur.


Note-s
  1. Un rapport commandé par le président de la république française, Emmanuel Macron, à l’historien Benjamin Stora, sur la colonisation et la guerre d’Algérie, et sur la « réconciliation des mémoires ». Ce rapport a été remis au président Macron le 20 janvier 2021 et rendu public (note de AsA).[]
  2. https://fresques.ina.fr/mitterrand/fiche-media/Mitter00086/allocution-de-francois-mitterrand-sur-la-toussaint-sanglante.html []