Par Michèle Sibony, le 22 juillet 2013
Trappes en passant par Gennevilliers.
Il faut prier pour calmer le monde
Vendredi dernier 19 juillet, mon ami Ali de l’ATMF (l’ATMF, une association avec laquelle l’UJFP entretient des liens privilégiés depuis 2001, autour de valeurs communes antiracistes, laïques, pour une coexistence fondée sur l’égalité, au Maroc, en France, en Palestine…) m’avait invitée à une soirée de Ramadan, dans le local de la section de Gennevilliers où il milite; je devais arriver relativement tôt pour que nous puissions avoir avec les militants un échange sur l’actualité en Palestine, avant le «ftour», dîner de rupture de jeûne qui en cette saison commence autour de 22h.
J’ai donc rejoint l’inénarrable ligne 13 à place Clichy vers Asnières-Gennevilliers; je recommande le trajet et l’expérience à ceux qui ne l’ont jamais fait:
Tout commence sur les quais bondés de cette ligne à deux destinations alternées: Asnières ou Saint-Denis, vers les banlieues nord les plus peuplées d’Ile de France. Quais et rames surchargés en permanence. Des employés vêtus de vestes rouge se tiennent sur le quai devant toutes les portes, et aident au débarquement et à l’embarquement des voyageurs pendant que la voix du micro répète à chaque arrêt «laissez d’abord descendre les passagers avant d’embarquer ». Trimbalée plutôt que transportée j’arrive en nage et en rage à Gabriel Péri, et je retrouve le paysage de cités oubliées.
19H30. Tout de suite l’atmosphère me frappe, les gens rentrent chez eux chargés de courses, voilées, sans voile, pères de famille, jeunes, chacun affairé rentre préparer le ftour tardif. Fatigue, mais une sorte d’ambiance calme et concentrée, de fête, qui me rappelle les jours de kippour à Paris, dans certains quartiers.
Dans le petit pavillon qui sert de local à la section, une grande table de fête occupe toute la salle, et nous serons bientôt une bonne trentaine autour de la table, beaucoup d’hommes seuls, âgés parfois, retraités de l’industrie, des militant-e-s que je connais de nos manifestations communes, des femmes, seules souvent, elles ont préparé la harira délicieuse, le msemen, les crêpes au miel, dattes, gâteaux, œufs dur sel et cumin, pain. Thé, café, lben… Certains ont jeûné d’autres pas, mais tous partagent le repas avec affection et attention pour les plus âgés. Il faut boire parce que le dernier repas possible est vers 5h du matin, beaucoup ne se réveillent pas exprès, et avec la chaleur de juillet, une journée entière sans boire c’est carrément difficile. Les jeunes filles ravissantes de mon copain Ahmed (en pré-retraite suite au dernier «plan social» de chez Citroën) arrivent une à une, l’aînée est journaliste à la télévision marocaine, la jeune dernière en moto, son casque à la main. Et il y a Fadila, qui porte le foulard comme le portait ma grand-mère au Maroc, attaché sur le sommet de la tête, longue robe violette. Elle est de Rabat comme moi, une femme humble et discrète, qui a trimé toute sa vie chez les autres, dans le ménage et la cuisine sans doute, pour élever sa fille qui a l’âge de mon fils. Seule, devenue veuve alors que sa petite avait à peine trois mois. Sa douceur et sa gentillesse me séduisent immédiatement. Et au fond je passe la soirée avec elle. Ses mots sont tendres et rappellent des souvenirs anciens. «Tu viendras chez moi je t’invite, la chambre est petite mais le cœur est grand.» «Je ne dois pas rentrer tard pour la prière: il faut prier pour calmer le monde.»
Je me souviens de ce qu’Ali m’avait une fois expliqué, à Gennevilliers, par bloc, on retrouve des villages entiers reconstitués, la carte du Maroc peut se déchiffrer à travers les immeubles des cités. Les gens du même village se retrouvaient ensemble pour survivre en arrivant dans ce nouveau monde. Cette proximité cette solidarité les a protégés, sauvés sans doute. J’aimerais poser plus de questions. Découvrir un peu les anciens, leurs histoires. Mais je n’ai pas envie d’intervenir dans cette ambiance tranquille et fatiguée à la fois. Laisser la fête se dérouler à son rythme… dans la moiteur de cette soirée de juillet, entre la cour et la salle, on parle. Saïd évoque la 2e lune du dernier Murakami, quand je lui parle de la troisième étoile nécessaire dans le ciel pour marquer la fin du chabbat ou du jeûne. Nous avons les mêmes goûts.
J’avais dit à Ali que j’aimerais être raccompagnée au moins jusqu’au métro si on finissait tard. Peureuse, je crains les mauvaises rencontres tardives.
C’est Fadila qui me ramène, elle-même doit prendre encore un bus. Il est 23h30. L’ambiance de la rue a changé. Les jeunes sortent après la fin du repas et se rendent vers le métro pour retrouver leurs amis en ville. Téléphones portables, rendez-vous, rires, sur les bancs des gens plus âgés prennent l’air, petits groupes mélangés. Tout est tranquille, provincial presque. Je me moque intérieurement de moi. Sur le trajet elle me raconte son long combat encore inachevé pour percevoir la pension d’ancien combattant de son mari mort d’un accident il y a trente ans. «C’est pas grave, j’attends.» On se quitte en s’embrassant on est amies. Elle va attendre son bus pour rentrer dans sa chambre petite, mais le cœur est grand. Juste à temps pour prier: il faut calmer le monde.
Samedi matin: j’allume la radio avec mon premier café: Trappes!
J’écoute la description de l’affaire, un homme et sa femme en voile intégral interpellés par la police en début de soirée, jeudi 18, lui est emmené au poste. Vendredi 250 personnes rassemblées devant le commissariat sont venues le réclamer. Gennevilliers resurgit en moi. Mais c’est le Ramadan, vont-ils le dire? Émeutes, flashballs, hélicoptère, bientôt les drones… Pas une fois de la journée, ni à la radio ni à la télé n’est évoquée la fête et son lien avec l’interpellation du couple, la réaction du quartier. Le 14 juillet, 5 jours avant, à Trappes 2 hommes avaient menacé avec un couteau une femme voilée? Condamnés en comparution immédiate à 2 mois de prison ferme. Ceux qui comptent les Burkas et les voiles au nom de la République Laïque, comptent-t-ils les agressions racistes sexistes sur ces femmes depuis des semaines?
On a eu droit à la République Vallsienne, pas celle de Jaurès: «la République sera sociale ou ne sera pas». Non celle qui s’impose à tous mais surtout aux discriminés de l’origine, de la religion, du travail, de l’éducation, de la santé et de l’habitat. Surtout et d’abord à eux. Cette République armée de flashballs, de phrases racistes distillées à longueur d’année, et du glaive de la laïcité chargé de réprimer toute révolte devant le racisme et l’injustice, de couper tout ce qui dépasse, barbe ou voile ou burka, de mesurer la longueur des jupes musulmanes et de garantir que l’intégration se fera par la «blanchitude soi-disant universelle» ou ne se fera pas. Messieurs Finkielkraut, et Onfray, les philosophes de ce sale temps doivent être contents Valls leur ressemble.
On a eu droit aussi à la dénonciation UMPiste du communautarisme, les deux se valent bien et se ressemblent comme des jumeaux.
Mais personne n’a dit: c’était la fête, c’était le Ramadan, dans leurs cités les gens rentraient tranquillement chez eux, après leur journée de travail, pour se reposer, en famille, prendre leur seul repas de la journée à 22h, boire enfin de l’eau dans ces journées de grande chaleur, allumer une première cigarette. Tranquilles.
Et si je n’avais pas été à Gennevilliers? Aurais-je entendu et ressenti de la même façon cette «information»?
Beaucoup plus loin aux États-Unis un homme vient d’être relaxé par un jury blanc à New York : la légitime défense est reconnue dans le meurtre d’un jeune noir de 17ans qui s’enfuyait devant lui.
Des manifestations essentiellement d’Afro-américains dans tout le pays, et le président noir rappelle que lui aussi était surveillé parce que noir, lorsqu’il faisait des achats dans un magasin, et lui aussi entendait les portières des voitures se verrouiller sur son passage, lorsqu’il traversait la rue, parce que noir. Y’a comme un écho. La lutte pour les droits civiques continue.