Colonisation israélienne : Juliette Binoche, ne vous laissez pas manipuler

Par Michèle Sibony

Union Juive Française pour la Paix

LE PLUS.Vous vous en souvenez peut-être : en 2010, face à Alain Finkielkraut sur un plateau télé, l’actrice Juliette Binoche avait pleuré de désemparement en entendant le philosophe parler des Palestiniens. Trois ans plus tard, elle fait la promo d’une marque installée notamment dans les colonies illégales d’Israël. Michèle Sibony, membre de l’Union Juive Française pour la Paix et de la Campagne BDS France, ne cache pas sa déception.

Édité et parrainé par Hélène Decommer

Chère Juliette Binoche,

Je me permets de vous écrire parce que je vous ai aimée dans tous vos films, même ceux que je n’ai pas aimés. J’aime l’actrice en recherche que vous êtes, recherche de vérité en soi-même, dans son travail d’artiste, dans la vie…

Je me permets de vous écrire parce que je viens de découvrir, que vous avez prêté votre présence, votre beauté, à une opération publicitaire de cosmétiques intitulée Beauty City Paris, qui s’est déroulée à Tel Aviv le 26 juin dernier.

Cette opération se faisait pour la promotion de la chaîne de magasins Super-Pharm, vous l’ignorez peut-être. Après tout, cela relève parfois des activités d’un-e comédien-ne de promouvoir des produits, mais là il y a un hic tout de même :

Une promo pour une marque qui profite de la colonisation

La Coalition des femmes pour la Paix, qui lutte depuis des années contre l’occupation, a créé un site qui s’appelle « Who Profits ? » où elle indique avec précision quelles sont les entreprises, aussi bien israéliennes qu’étrangères d’ailleurs, qui profitent de l’occupation et de la colonisation. Avec des installations dans les territoires occupés, une main d’œuvre palestinienne sans droits, contrainte pour vivre d’accepter de très bas salaires, et un marché de distribution local, celui des colons illégalement installés sur une terre occupée, et international.

Or Super-Pharm, la chaîne de magasins que vous avez honorée de votre présence et promue, y figure en bonne place. Installée dans plusieurs colonies autour de Jérusalem, elle utilise l’occupation et la colonisation illégales à son profit.

Ainsi, croyant peut-être à une banale opération publicitaire, vous aurez participé à ancrer dans la normalité un phénomène totalement anormal.

D’ailleurs les institutions de propagande israélienne créées pour contrer le boycott culturel en Israël ne s’y sont pas trompées. Un de leur site destiné à cela, Créative Community for Peace (vous apprécierez la dénomination en l’occurrence), vous mentionne dans la liste des artistes qui, ayant accepté de se rendre en Israël pour une performance où une autre, permettent de démontrer qu’il y a un camp pro-israélien. Malgré vous peut-être, vous en faites partie.

Toutes ces informations ont été transmises par le groupe israélien du boycott de l’intérieur, Boycott from Within.

En 2002, vos larmes étaient pourtant sincères

Je vous écris parce que je me souviens, comme beaucoup de gens, de vos larmes le 30 mars 2002 devant les semonces d’Alain Finkielkraut qui indiquait, sérieux comme un pape de la pensée réactionnaire, que c’étaient les dominés qui avaient aujourd’hui tous les droits…


Finkielkraut et les larmes de Juliette Binoche par GrOuMe

Je sais que vos larmes étaient sincères, vous avez alors cité Nelson Mandela et ce qu’il avait réussi à faire après des années de souffrance, sa longue détention, et l’Apartheid subi par son peuple, comme un modèle pour les juifs après leur malheur européen. Ce n’est pas un exemple anodin à mes yeux, dix ans plus tard alors que le parlement israélien vote des lois de plus en plus discriminatoires contre les Palestiniens citoyens israéliens, crée de multiples statuts pour les autres, les enferme dans de nouveaux Bantoustans, veut en ce moment même déplacer de force 40.000 Bédouins palestiniens du Néguev au sud d’Israël, rapprochant ce régime de celui de l’Apartheid sud-africain. Personne ne disait encore cela en 2002, et vous, avec votre sensibilité vous en aviez déjà l’intuition.

Vous preniez ainsi position contre la cruauté du sort fait aux Palestiniens et contre ce qu’elle avait d’insupportable. Comme je vous comprends. Nous sommes très nombreux aujourd’hui citoyens de ce pays à nous révolter contre la politique sans issue menée par les gouvernements israéliens. Nous sommes très nombreux à ne plus supporter les attaques régulières et si violentes contre la population assiégée de Gaza, comme la dernière conduite à de pures fins électorales. Nous sommes très nombreux à penser que cette politique meurtrière pour le peuple palestinien est en même temps suicidaire pour le peuple israélien. Nous sommes indignés aussi par le soutien inconditionnel de la « communauté internationale », de nos gouvernements, de l’Union Européenne, à cette politique d’Israël, soutien qui lui garantit l’impunité et lui permet la fuite en avant, dans une colonisation continue, et des crimes continus.

Votre présence à Tel Aviv avait du sens pour les partisans de cette politique, elle était voulue, demandée, et elle est valorisée par eux. Justement parce que ces dernières années le refus de nombreux artistes de jouer cette sinistre comédie là-bas est la seule chose qui réussit à inquiéter un tel régime, celle qu’il craint le plus aujourd’hui, votre présence a signifié à leurs yeux, et c’est ce qu’ils veulent montrer à la population israélienne : « Vous voyez nous ne sommes pas isolés, il y a beaucoup d’artistes qui continuent à venir nous voir. Nous pouvons continuer… Vous pouvez continuer. »

Juliette, refusez cette instrumentalisation

Autant je n’ai pas aimé le film « Désengagement » de Amos Gitaï auquel vous avez participé en 2007 (même si vous y étiez splendide) sur le moment du soi-disant désengagement de Gaza. Je ne l’ai pas aimé pour la place quasi inexistante qu’il faisait aux Palestiniens qui allaient être délivrés des colons agressifs et cruels (10.000 colons qui, il faut le rappeler, faisaient de la vie quotidienne d’un million et demi de personnes un enfer). Ces colons sont montrés dans le film en victimes dans des scènes insupportables de parallèle avec les communautés juives d’Europe orientale victimes de pogrom avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. Quant aux Palestiniens, ils n’ont été délivrés de ces 10.000 colons que pour mieux être enfermés dans une prison de murs électroniques, de dôme de fer, de drones et de bombes au phosphore… « Désengagement » cachait ce qu’il fallait montrer, taisait ce qu’il fallait dire : mais n’est-ce pas précisément cela le désengagement ?

Autant j’ai trouvé magnifique le film « Caché » de Michael Haneke en 2005 dans lequel vous étiez sublime de sobriété. Vous n’ignorez donc pas l’éthique de Haneke, et ce qu’il veut dire sur ce « caché » qui travaille le réel. Lui c’est cela qu’il s’attache à montrer. Avez-vous croisé des Palestiniens dans Tel Aviv ? Avez-vous vu en Israël les signes de l’occupation et de l’oppression ? Ce serait étonnant… (J’ai pu vérifier cela à de nombreuses reprises dans ce pays que je connais bien, où j’ai résidé et où je séjourne régulièrement). Tout est fait pour que cela ne se voie pas. Pour que l’on se croie dans une cité radieuse, occidentale et paradisiaque.

Juliette, vos larmes étaient sincères, je n’en doute pas, mais vos yeux se sont-ils ouverts ou refermés sur toute cette absence, tout ce caché, tout ce non-dit qui tous les jours, permet de continuer à opprimer, enfermer, déposséder, et tuer… tous les jours.

J’ai envie de vous dire, à vous en particulier, parce que je vous aime, et parce que vos larmes étaient sincères : ne vous laissez pas utiliser dans cette horreur, comme dans aucune autre. Refusez cette instrumentalisation de votre personne et de votre talent, et dites-le!

Nous sommes des centaines de milliers aujourd’hui et sans doute des millions à penser avec vous que cela doit cesser à tout prix, et que nous devons tous agir pour cela. Agir simplement en refusant toute caution à cette politique, en refusant les oranges les avocats les dattes plantés derrière le Mur de l’Apartheid sur des terres volées, en refusant tout ce qui conforte les Institutions de l’oppression et de la discrimination, en refusant de chanter, de jouer, de faire semblant là-bas, comme si de rien n’était, parce que c’est précisément cela qui les aide à continuer.