Gideon Levy et Alex Levac, 26 novembre 2022
Après avoir travaillé brièvement dans un restaurant de Jaffa, Rifat Eissi est retourné dans sa ville natale de Cisjordanie pour renouveler son permis d’entrée. Alors qu’il franchissait une brèche dans la barrière de séparation sur le chemin du retour en Israël, un soldat l’a abattu, alors qu’il était immobile.
Rifat Eissi n’est pas vraiment originaire de Cisjordanie. Bien qu’il soit né dans le village de Sanur, au sud de Jénine, il a passé la majeure partie de sa vie en Jordanie, où ses parents vivent toujours en exil. Il était marié à une Jordanienne et ils ont eu une fille.
Il y a environ deux mois, Eissi a décidé de tenter sa chance pour trouver du travail en Israël, ayant entendu dire que les salaires y étaient meilleurs. Cuisinier expérimenté, il a trouvé un emploi dans un restaurant de shawarma au port de Jaffa, après avoir obtenu un permis d’entrée temporaire. Toutefois, lorsque celui-ci a expiré, il a dû retourner en Cisjordanie pour faire les démarches nécessaires à l’obtention d’un nouveau permis.
N’étant pas du coin, il ne savait peut-être pas comment se faufiler en Israël pour travailler. Il ne pouvait certainement pas imaginer que les soldats des forces de défense israéliennes ouvrent le feu avec autant de désinvolture et sans avertissement sur les Palestiniens qui tentent de négocier les brèches dans la barrière de séparation. Il ne savait pas non plus qu’au cours des derniers mois, les zones jouxtant la barrière sont devenues une véritable zone de mort, rappelant l’Allemagne de l’Est il y a plusieurs décennies. Il était le quatrième à y être abattu cette année.
N’étant pas d’ici, il s’est probablement figé sur place, complètement terrifié, lorsqu’une Kia Picanto blanche s’est arrêtée à côté de lui et que quatre soldats en sont sortis, leurs armes braquées sur lui. Selon un témoin oculaire, Eissi n’a pas essayé de fuir à ce moment-là. Une peur absolue l’a ancré sur place, près d’une ouverture dans la clôture. Mais rien n’y a fait: rien n’a empêché les troupes israéliennes de lui tirer dessus. L’un des soldats a tiré trois balles dans le bas du corps de Rifat, perçant les principaux vaisseaux sanguins et le tuant probablement sur le coup.
Pour aggraver la tragédie, sa veuve et son unique enfant n’ont pas pu assister aux funérailles; en fait, ils ne pourront probablement jamais se rendre sur la tombe de leur proche: Eissi a été tué dans son pays natal, d’où sa famille s’est exilée; sa femme et sa fille jordaniennes sont interdites d’entrée en Cisjordanie, même pour une visite, car la loi israélienne interdit le regroupement familial pour les Palestiniens.
Voilà, c’est tout. Une brève histoire du mal israélien.
Une maigre habitation à Sanur, un village quelque peu coloré niché entre deux collines. C’est la maison de l’oncle et de la tante du défunt, qui appartenait auparavant à ses grands-parents. Une affiche commémorative a été collée négligemment sur un mur. De vieux canapés en lambeaux sont les seuls meubles du salon de cette maison en pierre.
Fathiya Eissi, 64 ans, la sœur du père de Rifat, porte du noir. Les parents de Rifat ont quitté le village il y a longtemps pour le Koweït, avant de revenir lorsque les Palestiniens ont été expulsés de ce pays en 1990, avant la guerre du Golfe. Rifat, leur aîné, est né alors que le couple se trouvait à Sanur, après dix ans d’efforts pour devenir parents, nous dit-on.
En 2003, lorsque le père de Rifat, Ali, n’a plus été en mesure de subvenir aux besoins de sa famille à Sanur, ils ont à nouveau émigré, cette fois en Jordanie. Ali, qui travaillait dans une usine alimentaire là-bas, est aujourd’hui un retraité de 67 ans; sa femme, Najah, 54 ans, est femme au foyer. Le couple a trois autres enfants en plus de Rifat, qui vivent tous en Jordanie. Ali et Najah se rendent à Sanur tous les deux ans, principalement pour des occasions familiales.
Il y a deux mois, Rifat est arrivé dans sa ville natale, dans l’espoir de pouvoir gagner sa vie en Israël. Il avait travaillé dans un restaurant de shawarma à Amman, gagnant 250 dinars par mois, soit environ 1200 shekels (environ 345 dollars), dont le loyer consommait 150 dinars. Dans le restaurant de Jaffa, il gagnait 350 shekels par jour, une fortune en termes jordaniens.
Rifat, qui avait 29 ans, s’était vu délivrer un permis d’entrée en Israël, valable quelques semaines, pour lui permettre de chercher du travail. Sa famille à Sanur n’a jamais rencontré sa femme, aujourd’hui veuve, qui n’a bien sûr jamais pu lui rendre visite; les proches ne se souviennent même pas de son nom et savent seulement qu’elle est jordanienne. Le couple s’est marié en 2013 ou 2014, et leur fille, Jouri, a 7 ans. Rifat n’a pas pris le temps de l’enregistrer sur sa carte d’identité palestinienne, elle n’est donc pas répertoriée comme résidente des territoires et n’est donc pas non plus autorisée à entrer en Cisjordanie. Il est maintenant impossible de l’enregistrer.
Lorsque Rifat a commencé à chercher du travail en Israël, un ami l’a mis en contact avec le restaurant de shawarma de Jaffa, qui l’a embauché ; il dormait dans le restaurant la nuit. Pendant deux mois, il n’est pas retourné à Sanur, mais lorsque son permis a expiré, ses employeurs l’ont informé qu’il devait ouvrir un compte bancaire en Cisjordanie afin d’en recevoir un nouveau.
Il est retourné à Sanur le 7 novembre. Sa tante, Fathiya, se souvient qu’il était épuisé; il a mangé son dîner et s’est immédiatement endormi. Il s’est réveillé vers midi le lendemain, et après avoir ouvert un compte bancaire dans le village voisin de Meithalun, il s’est rendormi.
Le 9 novembre, il s’est levé tôt, disant à sa tante qu’une voiture l’attendait pour le conduire à la barrière de séparation, d’où il se rendrait à Jaffa. Il n’a pas dit quand il serait de retour. Ils ont convenu de se parler le soir même par téléphone, comme ils l’avaient fait depuis qu’il avait commencé son travail. Il a quitté la maison de Sanur vers 10 h 30 ce matin-là, pour ce qui serait le dernier trajet en voiture de sa vie. Des témoins se souviennent qu’en chemin, il a acheté de la nourriture sur un marché local. Un taxi l’a emmené, avec plusieurs autres travailleurs, dans le village d’Anin, juste de l’autre côté de la frontière avec la ville arabe israélienne d’Umm al-Fahm, où il existe apparemment une industrie florissante consistant à faire entrer clandestinement des travailleurs en Israël par des ouvertures dans la clôture.
Rifat était apparemment seul lorsqu’il a tenté de passer en Israël dans la zone de mort. Un témoin oculaire qui se trouvait dans les environs a déclaré plus tard à Abdulkarim Sadi, chercheur sur le terrain pour l’organisation israélienne de défense des droits de l’homme B’Tselem, qu’aux alentours de 14 heures, il a remarqué un jeune homme demandant aux passants à la périphérie d’Anin où se trouvaient des ouvertures dans la clôture. Rifat portait un petit sac, a ajouté le témoin; Fathiya a confirmé qu’il n’avait emporté que quelques vêtements pour se changer.
Le témoin oculaire a déclaré que Rifat a franchi la clôture, puis la Kia s’est arrêtée à 20 mètres de lui, d’où sont sortis quatre soldats. Selon le témoin oculaire, Rifat s’est arrêté sur place, sans faire le moindre effort pour fuir. L’homme a dit à Sadi qu’il ne comprenait pas pourquoi Rifat ne s’était pas enfui, comme le font généralement les travailleurs qui tentent de se faufiler en Israël lorsqu’ils sont repérés. L’un des soldats lui a immédiatement tiré dessus à trois reprises, une fois dans le genou et deux fois dans la partie inférieure de l’abdomen.
Selon le rapport médical palestinien, les balles ont touché des vaisseaux sanguins importants. Rifat s’est effondré, en sang. Quelques minutes plus tard, une ambulance de l’armée, appelée depuis la base voisine de Reihan, est arrivée. Les ambulanciers l’ont pris en charge et sont partis. Le témoin n’a appris que plus tard que l’homme qui avait été abattu était mort.
En réponse à une question du Haaretz sur la raison pour laquelle les soldats n’ont pas arrêté Rifat, puisqu’il n’a pas essayé de s’échapper, mais ont tiré sur lui avec l’intention de le tuer, l’unité du porte-parole des FDI s’est contentée de la réponse automatique habituelle: «À la suite de cet incident, une enquête de la police militaire a été lancée. A la fin de l’enquête, les conclusions seront transmises à l’unité de l’avocat général militaire pour examen.»
Vers 16 heures, Fathiya a été informée que son neveu avait été tué. Des voisins et des membres de sa famille l’ont appelée pour lui annoncer la triste nouvelle, bien qu’elle ait également vu des rapports dans les médias sociaux. Tout ce qu’elle sait, c’est que Rifat a été abattu par des soldats à la barrière. Contrairement au comportement habituel de Tsahal avec les corps des terroristes, dans ce cas, le fait que l’armée ait emmené son corps dans un bureau de l’unité de coordination et de liaison palestinienne montre qu’elle a reconnu que le défunt n’était pas un terroriste. Plus tard dans la soirée, une ambulance du Croissant-Rouge est venue chercher le corps au poste de contrôle de Salem et l’a emmené à l’hôpital Al-Razi de Jénine.
Le lendemain matin, Rifat Eissi a été enterré dans sa ville natale. Ses parents ont réussi à arriver de Jordanie, ainsi qu’une de ses sœurs, Yasmine, âgée de 26 ans. Ils sont depuis rentrés chez eux. Ali, le père, a déclaré à Sadi de B’Tselem: «C’est le destin qui a été ordonné pour mon fils. Il voulait améliorer sa vie, mais il n’avait aucune chance.»
La femme et la fille de Rifat ont dû se contenter de regarder les photos de l’enterrement.
Traduction Thierry Tyler-Durden