par Rudolf Bkouche.
De la laïcité
Dans un article de Joseph Confavreux « Repenser le religieux, c’est aussi repenser la laïcité » publié le 25 décembre par Mediapart, Saba Mahmood interviewée par l’auteur explique :
« il existe de multiples positions laïques et de multiples postions religieuses »
On comprend ce que veut dire « de multiples positions religieuses » puisque les religions sont multiples et même à l’intérieur d’une religion, il existe plusieurs courants qui peuvent être contradictoires. Mais lorsqu’elle parle des multiples positions laïques, Saba Mahmoud met l’accent sur la façon dont la notion de laïcité a évolué jusqu’à perdre ce qui faisait sa singularité.
Contrairement aux religions, la laïcité n’est pas un dogme, ce n’est pas un ensemble de règles de vie, encore moins une morale. La laïcité est le refus du théologico-politique, c’est-à-dire le refus de la soumission du politique aux contraintes religieuses et elle n’est rien d’autre. En ce sens il n’y a pas lieu de parler de valeurs laïques.
Lorsque les partisans de la laïcité au début de la Troisième République proclamaient « le cléricalisme voilà l’ennemi », ils s’attaquaient moins à la religion dominante qu’à sa volonté d’imposer ses règles dans la vie politique. Et cela les religions minoritaires, la juive et la protestante, l’avaient compris, défendre la laïcité c’était s’opposer à l’hégémonie du catholicisme dans la vie politique.
La loi de séparation de l’Église et de l’État est la marque de ce refus ; ce qui relève de la politique, c’est-à-dire de l’organisation de la cité, ne peut être régi par les règles d’une religion particulière. Il faut alors revenir sur le renvoi de la religion à la sphère privée. Il ne s’agit pas de s’opposer aux manifestations publiques de la religion, la vie publique est marquée par les religions, que ce soit par le calendrier qui conserve les fêtes chrétiennes, que ce soit par les établissements religieux, églises, temples, synagogues, auxquelles s’ajoutent les mosquées dès lors qu’une partie de la population française est musulmane. Ce qu’on appelle « privé » dans le cadre de la séparation de l’Église et de l’État, c’est ce qui ressort du religieux et qui ne doit pas interférer avec l’État. En ce sens on ne peut considérer les pratiques religieuses collectives dont parle Saba Mahmoud comme contraires à la laïcité.
Pour préciser mon propos, je reviendrai sur cette confusion des genres que représente la loi de 2004 sur le port des signes ostentatoires de l’appartenance religieuse. On a confondu l’affichage de signes religieux par un établissement relevant de l’État, ainsi une école ou une administration, et le port de signes religieux par une personne privée, que ce soit un voile, une kippa ou une croix. C’est en ce sens que la loi de 2004 peut être considérée comme une entorse à la laïcité.
Si on revient à l’article de Joseph Confavreux, il importe de rappeler ce qu’est la laïcité, savoir le refus de tout théologico-politique au sens que nous avons précisé ci-dessus, ce qui conduit à rejeter toute interprétation qui tend à transformer la laïcité en un dogme à l’instar de toutes les religions.
Il est clair que si la laïcité devient un tel dogme, elle se met au même rang que les autres religions et ne peut plus exiger quelque préséance. En ce sens, ceux qu’on appelle les « laïcards » s’opposent à la laïcité.
C’est cela qui nous conduit à parler de laïcité négative au sens que la laïcité ne saurait définir ni règles de vie, ni morale, ni valeurs ; la laïcité est idéologiquement neutre, son rôle étant de permettre la coexistence des divers modes de vie et des diverses opinions compatibles avec la vie de la cité. Nous utilisons ici le terme « coexistence » plutôt que le terme à la mode « vivre ensemble », la coexistence laissant la place à une certaine indifférence dans les rapports sociaux, la seule obligation étant le respect des règles permettant la vie sociale.
Disons que la coexistence relève d’une question de droit permettant la vie de la cité alors que le vivre ensemble implique des relations d’ordre affectif qui ne sauraient relever des règles sociales. Dans ce cadre, on peut, avec Catherine Kintzler, comparer la laïcité au code de la route.
De la critique des religions
J’ai rappelé dans un texte antérieur la distinction que fait Poliakov entre l’antijudaïsme théologique et l’antijudaïsme antijuif. Et j’ai expliqué que l’on pouvait dire cela de toutes les religions. D’une part une critique de la doctrine qui participe de la liberté de penser et de s’exprimer et d’autre part des agressions verbales ou physiques contre les adeptes des religions qui sont des délits.
Il est vrai qu’une telle distinction est difficile, autant pour les adeptes des religions qui considèrent toute critique contre la religion comme une agression personnelle, ce que Saba Mahmoud rappelle avec justesse, que pour ceux qui confondent la critique des idées et les agressions contre ceux qui partagent pas les idées. Difficile mais nécessaire si on veut laisser la place à la liberté d’expression.
Nous revenons ici sur le blasphème. Saba Mahmoud rappelle avec raison que le blasphème se pense à l’intérieur d’une religion ; pour un incroyant, le blasphème n’a pas de sens. Cela implique qu’on ne peut reprocher de blasphémer aux étrangers à une religion, autrement dit le droit au blasphème participe de la liberté d’expression.
En retour, la liberté d’expression donne le droit à tout croyant de répondre au blasphème. Tout cela fait partie du droit à la polémique qui fait partie intégrante de la liberté d’expression. Reste alors à définir, dans une société, les limites de la polémique, question qui relève du droit. Ici encore le rôle de la laïcité est d’assurer le respect du droit à la polémique et la définition de ses limites. Il faut alors dire que si limites il y a au droit à la polémique celle-ci ne saurait ni se soumettre à quelques contraintes religieuses ou idéologiques, ni distinguer entre les religions ou les idéologies.
On peut ainsi considérer comme contraire à la laïcité la différence de jugement entre la condamnation d’une affiche publicitaire imitant la Cène, affiche contestée par une association catholique, et la non-condamnation des caricatures du Prophète. Une non-condamnation dans les deux cas aurait signifié à la fois le respect de la laïcité et le respect de la Justice, cette dernière n’ayant pas à prendre parti dans une querelle d’ordre religieux. Mais il semble ici que l’atteinte aux croyances chrétiennes soit considérée comme plus importante que l’atteinte aux croyances musulmanes, ce qui peut apparaît à la fois comme une atteinte à la laïcité et un manquement à la justice.
Saba Mahmoud rappelle avec raison les caricatures antisémites. Ici encore se pose la question de la distinction entre les caricatures de la doctrine et les caricatures antijuives. C’est face à l’antisémitisme européen que Poliakov a précisé la distinction entre l’antijudaïsme théologique et l’antijudaïsme antijuif .
Nous avons déjà dit combien cette distinction est nécessaire et difficile. C’est l’un des points à discuter lorsque l’on parle de la critique des monothéismes, que ce soit le judaïsme, le christianisme ou l’Islam. On peut alors considérer que c’est au politique de préciser cette distinction dans le cadre de la laïcité et de la liberté d’expression et que c’est au judiciaire de faire respecter, si nécessaire, les décisions politiques. La tolérance, si tolérance il faut, doit jouer dans les deux sens, d’une part demander aux incroyants qu’ils acceptent que les croyants observent les contraintes religieuses que leur imposent leurs croyances, d’autre part demander aux croyants qu’ils acceptent que l’on critique leurs croyances. Mais de toutes façons il est inacceptable que les uns et les autres usent de violence pour imposer leurs idées ou pour « châtier » ceux qui ne pensent pas comme eux.
On peut considérer que c’est ici que laïcité et démocratie se rencontrent, même si on sait que la laïcité n’implique pas nécessairement la démocratie.
On peut comprendre ici combien une société laïque est loin d’être une société angélique. La tolérance, au sens laïque du terme, c’est-à-dire au sens où elle implique l’acceptation de la critique, implique une certaine forme de violence, violence de la parole et violence de l’écrit, y compris le blasphème. C’est peut-être la part la plus difficile de la laïcité, autant de la part des croyants que de la part des incroyants, mais c’est la condition de la coexistence. Quant au vivre-ensemble, il se situe au niveau des relations personnelles et ne saurait être géré collectivement.
Rudolf Bkouche