ENTRETIEN. Pierre Krähenbühl avertit des risques de radicalisation et d’exode des réfugiés palestiniens après la suspension de l’aide américaine à l’agence de l’ONU.
Plus de 5 millions de réfugiés palestiniens sont en danger. C’est en substance le message envoyé par Pierre Krähenbühl, le commissaire général de l’UNRWA. Créé en 1948 pour répondre aux besoins des populations palestiniennes expulsées ou qui ont fui leur terre après la première guerre israélo-arabe de 1948, au lendemain de la création de l’État d’Israël, l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient est aujourd’hui frappé de plein fouet par la décision de Donald Trump de suspendre l’aide américaine pour faire pression sur l’Autorité palestinienne afin de reprendre les négociations avec l’État hébreu.
Dans une interview au Point, le commissaire général de l’ONU, en visite ce mardi à Paris pour tenter de trouver des donateurs, avertit des risques de « radicalisation » et même d’exode en Europe de millions de réfugiés palestiniens si aucune solution de remplacement n’est trouvée dans l’année.
Le Point : De combien l’aide américaine a-t-elle effectivement diminué ?
Pierre Krähenbühl : L’an passé, les États-Unis ont contribué à l’UNRWA à hauteur de 364 millions de dollars pour des activités telles que le service à l’éducation, la santé, ou les appels d’urgence (humanitaires, NDLR). Or, cette année, la contribution américaine n’est que de 60 millions de dollars.
Peut-on parler d’un « chantage » américain ?
Je ne l’exprimerai pas ainsi. Tout d’abord parce que les États-Unis ont été historiquement les principaux donateurs de l’UNRWA et qu’ils ont été très généreux et flexibles en termes d’utilisation des fonds. D’un point de vue historique, il faut donc plutôt les féliciter. En revanche, ce que je peux dire avec clarté est que la décision américaine n’est pas liée à la performance de l’UNRWA, et c’est là que se pose le principal problème. J’étais à Washington au mois de novembre. Nous avons eu de très bons entretiens. En décembre, nous avons conclu un accord de partenariat avec les États-Unis. Puis sont intervenus les débats autour de la question de Jérusalem. La position américaine a été modifiée avec ce que l’on peut décrire comme « l’utilisation de fonds humanitaires à des fins de pression politique ». L’UNRWA n’est pas mise en cause pour des problèmes de transparence, d’efficacité ou de qualité de ses programmes. Il s’agit de retenir des fonds afin de faire pression sur un acteur politique, en l’occurrence l’Autorité palestinienne. Or je n’ai aucune influence sur ce point et ne peux donc pas agir.
Que faites-vous pour pallier cette diminution de l’aide américaine ?
Nous faisons tout pour d’abord éviter qu’il y ait le moindre effet direct sur les réfugiés. Cela a été possible pour les deux premiers mois de l’année. En effet, les autres donateurs, une quinzaine de pays et d’institutions, nous ont soutenus en avançant à janvier ou février leur contribution annuelle, qui était parfois prévue pour le mois de mai ou d’août. Cela nous a permis d’avancer les rentrées d’argent et de garder ouvertes nos 700 écoles, qui scolarisent un demi-million d’élèves, et les 140 cliniques que l’on possède dans la région, soit environ 3 millions de visites de patients par an. En revanche, il est clair que, d’ici au mois de mai, nous aurons dépensé tout l’argent qui a été avancé. Si on ne trouve pas de solution, nous nous trouverons alors dans une situation dramatique. Nous menons en ce moment toute une série de contacts auprès des États – la France, l’Allemagne et l’Union européenne – ainsi que du secteur privé pour tenter de trouver des solutions durables. Il y aura d’ailleurs une conférence ministérielle extraordinaire à Rome le 15 mars, où l’on cherchera précisément à trouver une bonne partie des réponses aux défis qui se présentent à nous.
Les pays arabes du Golfe ont-ils prévu d’augmenter leur aide ?
Tout d’abord, il est nécessaire de rappeler que nous possédons des partenariats solides avec l’Arabie saoudite, les Émirats et le Koweït. L’Arabie saoudite était en 2017 le troisième donateur de l’UNRWA, derrière les États-Unis et l’Union européenne. Il s’agit donc de montants importants. Maintenant, on souhaiterait voir les pays du Golfe contribuer de manière encore plus régulière et surtout substantielle à nos activités mandataires, c’est-à-dire notre système d’éducation. Nous avons mené ces dernières semaines toute une série de discussions avec les ministres des Affaires étrangères de pays du Golfe. Nous espérons établir un partenariat entre les pays européens, les pays du Golfe, les pays asiatiques et d’Amérique du Nord afin de surmonter le déficit auquel nous sommes confrontés à l’heure actuelle.
Quelle conséquence la diminution de l’aide peut-elle avoir sur le quotidien des réfugiés palestiniens ?
La population des réfugiés palestiniens qui se trouvent en Cisjordanie, à Gaza, en Jordanie, en Syrie et au Liban a déjà des conditions de vie extrêmement difficiles à cause de l’occupation des territoires palestiniens ou du conflit en Syrie. Ils ont déjà devant eux un horizon politique et personnel extrêmement fermé. À tout cela vient désormais s’ajouter l’incertitude liée aux services que propose l’UNRWA. Il existe donc à l’heure actuelle un niveau d’anxiété extrêmement élevé. En outre, dans chaque réunion ou conférence où je me rends, notamment la dernière conférence sur la sécurité organisée à Munich, on me demande si je suis inquiet d’un risque de radicalisation accru au Moyen-Orient après la réduction de l’aide. Cette année, je peux dire qu’il y a 300 millions de dollars en moins pour un système d’éducation qui scolarise un demi-million d’élèves en danger. Donc oui, on peut se préoccuper d’un risque accru de radicalisation.
Qu’entendez-vous par là ? Que craignez-vous concrètement ?
Prenez, par exemple, la bande de Gaza : elle compte 270 000 élèves, soit plus de la moitié de ceux dont nous nous occupons dans la région. Ces jeunes ont déjà connu un conflit dans leur vie. En 2014, nous avons perdu 138 élèves dans le conflit à Gaza, des civils morts pendant les combats. Lorsque nous avons rouvert les classes en septembre 2014, ceux-ci manquaient bien sûr à l’appel, et des centaines d’élèves étaient blessés. Plusieurs avaient des séquelles qu’ils garderont toute leur vie. À Gaza, les élèves se trouvent déjà dans un état psychologique extrêmement fragile, malgré leur très grande motivation et leur engagement scolaire extraordinaire. Plus de 90 % d’entre eux n’ont jamais quitté la bande de Gaza de leur vie. Très peu auront la perspective de trouver un emploi lorsqu’ils quitteront le système éducatif. Si vous ajoutez à cette situation la fermeture des écoles et donc l’absence d’accès à l’éducation, alors la situation devient extrêmement tendue. Je ne dis pas nécessairement que l’on va assister à un basculement dans la violence, mais il faut tout simplement imaginer la situation sur un plan humain. Je pense qu’il faut vraiment bien mesurer ce qui se passe dans la région. Avec tous les risques sécuritaires, la dernière chose qu’il faut est de déstabiliser l’un des principaux fournisseurs d’éducation au Moyen-Orient. C’est ce qu’assure l’UNRWA à des millions d’élèves qui ont encore un horizon et de l’espoir. Une jeunesse qui a très envie de s’engager mais qui a malheureusement très peu de perspectives personnelles. Il ne faut donc pas déstabiliser l’UNRWA. Je crois que c’est extrêmement clair.
Avez-vous eu des contacts depuis la décision américaine avec les autorités israéliennes ? S’inquiètent-elles également de cette diminution drastique de l’aide ?
Nous avons avec Israël un débat très engagé et très robuste sur ce qui se passe en lien avec l’occupation, ou le blocus de Gaza. Ils ne sont bien entendu pas toujours d’accord sur l’analyse ni sur les mesures qu’il s’agit de prendre en lien avec le droit international humanitaire. Mais les interlocuteurs israéliens, avec lesquels nous sommes régulièrement en contact, notamment au sein des forces armées, sont inquiets, pour plusieurs d’entre eux quant à l’impact que pourrait avoir une suspension de l’activité de l’UNRWA.
En vous occupant depuis des décennies de millions de réfugiés palestiniens, ne craignez-vous pas de perpétuer ce statut ?
On ne peut pas penser sérieusement que c’est l’UNRWA qui perpétue la situation des réfugiés de Palestine quand on sait que le cœur de la question est l’absence de volonté, de détermination et même de courage politique (pour la résolution du conflit israélo-palestinien, NDLR). Dans toutes les résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies, il apparaît clairement que le mandat de l’UNRWA est intimement lié à la résolution du conflit, et notamment à la question des réfugiés. Il n’a jamais été envisagé que l’UNRWA dure soixante-huit ans. Et notre objectif n’est certainement pas que l’organisation dure soixante-huit autres années.
Pourtant, ne contribuez-vous pas, avec toutes vos aides, à maintenir sous perfusion un statu quo de plus en plus intenable ?
Bien entendu, il n’y a rien de plus important qu’une action politique pour résoudre le conflit une fois pour toutes. C’est la meilleure façon de se dégager de toutes les aides et de tous les soutiens. Mais je ne peux pas du tout envisager que l’on se désengage sur le plan humanitaire en même temps que l’on reste désengagés sur le plan politique. Imaginez une seconde que l’on se désinvestisse du jour au lendemain d’une communauté de réfugiés de millions de personnes. Je pense que nous avons tous en tête ce qui se passe, par exemple, pour la Syrie, où les populations ont le sentiment qu’elles n’ont plus du tout d’horizon dans leur région, qu’elles n’ont pas les moyens de subvenir à leurs besoins de base et que la dignité qui est la leur est sur le point de rupture. La conséquence est que ces populations se déplacent. L’Europe ne peut pas regarder le Moyen-Orient et se dire qu’investir pour résoudre un conflit ou dépenser de l’argent dans un but humanitaire serait dépourvu de sens.
Certains vous accusent de créer une forme de dépendance
Nous sommes les mieux placés pour dire que l’on préférerait qu’un million de personnes à Gaza ne continuent pas à recevoir de l’aide alimentaire de la part de l’UNRWA pendant encore une décennie. C’est un chiffre qui est choquant, c’est un scandale international, car ce sont des gens qui sont hautement éduqués, qui ont un esprit d’entreprise et des capacités de créativité extraordinaires. Or ils sont aujourd’hui réduits à recevoir cette aide alimentaire à cause du blocus de Gaza parce que les différents secteurs de l’économie ont été détruits et balayés. En outre, je tiens à rappeler que l’UNRWA fournit un service d’éducation à un demi-million d’élèves (à Gaza, NDLR). Cela n’est évidemment pas un investissement dans la dépendance. Au contraire, vous regardez la personne comme un acteur de sa propre destinée. Vous lui donnez les outils pour façonner son parcours de vie. C’est une tout autre philosophie.
Mais ne permettez-vous pas à l’Autorité palestinienne, en Cisjordanie, d’échapper à ses responsabilités ?
Rappelez-vous que la vision il y a 25 ans (lors des accords d’Oslo, NDLR), était que l’Autorité palestinienne était le début du parcours qui mènerait à un État palestinien indépendant. Après les accords d’Oslo, il était prévu qu’il y ait une période de transition de cinq à dix ans entre l’UNRWA et l’Autorité palestinienne à l’issue de laquelle nous devions remettre à cette dernière nos installations, nos écoles, nos cliniques, ainsi qu’une partie de notre personnel et de nos ressources. Cela devait être effectif dans la mesure où l’Autorité palestinienne aurait eu l’autonomie, l’indépendance et les moyens pour mener ses activités. Or, aujourd’hui, ce n’est clairement pas le cas. Cette transition n’est pas possible, ni d’un point de vue opérationnel ni d’un point de vue politique. Je crois qu’il faut être lucide sur ce qui se passe aujourd’hui. Nous en sommes à un moment où les perspectives de réalité d’un État sont extrêmement faibles, vu l’absence de dynamique politique.
Ne craignez-vous pas que les réfugiés palestiniens, dont vous vous occupez, soient condamnés à rester réfugiés pour toujours ?
L’UNRWA n’a pas été mandaté pour traiter du volet politique. Mais ce n’est pas pour rien que certaines questions centrales et complexes, comme celles des réfugiés, ont été laissées comme des « final status issues », des questions à traiter en dernier lieu, lors des précédentes négociations. Mais j’aimerais juste poser un élément de contexte. Les réfugiés de Palestine le sont depuis soixante-dix ans. En comparaison, les réfugiés afghans, qui ont fui leur pays lors de l’invasion soviétique de l’Afghanistan en 1979, le sont depuis près de quarante ans, et il n’y a pas lieu de penser non plus que leur situation va être résolue dans l’immédiat. Il y a encore des millions de réfugiés afghans en Iran ou au Pakistan. Bien entendu, le Haut-Commissariat aux réfugiés considère la deuxième, troisième ou même quatrième génération de ces réfugiés afghans comme des réfugiés. Il n’y a donc là-dessus aucune différence de traitement entre réfugiés palestiniens ou afghans. La différence fondamentale est qu’un réfugié afghan qui se trouve à Peshawar (au Pakistan) depuis quarante ans peut tout de même décider de retourner dans son pays, l’Afghanistan. Les Palestiniens, aujourd’hui, n’ont pas le choix. Bien entendu, une des dimensions importantes de tout le processus qui doit amener à la solution à deux États est que, précisément, ces réfugiés puissent un jour avoir le choix.
6 mars 2018