Quelques réflexions autour l’article de Paul Thibaud : Christianisme, judaïsme, nation.

Un article de Rudolf Bkouche, publié dans le n°37 de Diaporiques en réponse à un article de Paul Thibaut publié dans le numéro 36 sous le titre « Christianisme, judaïsme, nation ».

Arnold Toynbee parlait des Juifs comme d’un peuple fossile . Certains ont interprété le point de vue de Toynbee comme de l’antisémitisme, pourtant il suffit de lire Toynbee pour comprendre combien cette interprétation est fausse. La remarque de Toynbee pose la question de la persistance du peuple juif alors que les peuples contemporains, ceux du Moyen-Orient antique, ont disparu en tant que peuple, se fondant dans cet ensemble que l’on appelle aujourd’hui les Arabes.
Il y a évidemment une réponse simple et cohérente à cette question. C’est la réponse du croyant. Les Juifs sont les inventeurs du monothéisme et à ce titre ont un rôle historique qui les distingue des autres peuples contemporains. Il faut alors distinguer la réponse juive et la réponse chrétienne. Pour les Juifs, le fait que leur peuple ait survécu aux autres peuples du Moyen-Orient antique tient au fait que, en tant que peuple élu , ils sont porteurs du mono¬théisme. Pour les Chrétiens, le rôle du judaïsme est d’avoir préparé la venue du Christ et à ce titre les Juifs ont un rôle spécifique dans l’histoire ; même s’ils se sont détournés du Christ, leur rôle continue puisqu’il est dit qu’ils rejoindront le Christ à la fin des temps . Ce qui expli¬que l’ambiguïté du christianisme face aux Juifs ; d’une part, ils sont le peuple déicide qui, non seulement n’a pas reconnu le Christ, mais l’a fait mettre à mort, d’autre part, ils sont le peuple témoin, annonciateur de la venue du Christ et de son retour. Ce qui a conduit d’une part aux persécutions et d’autre part à une certaine protection comme le montre l’histoire des Juifs du Pape. C’est ainsi que Saint Bernard ordonne aux Chrétiens de Mayence :


« Ne touchez pas aux enfants d’Israël et ne leur parlez qu’avec bienveillance, car ils sont les os et la chair du Messie, et si vous les molestez, vous risquez de blesser le Seigneur à la prunelle de l’œil. »

On peut alors supposer que, sans la victoire de l’hérésie chrétienne, les Juifs auraient disparu en tant que peuple et le judaïsme ne serait, pour les historiens, que la religion de ce peuple du Moyen-Orient antique, à supposer que l’on se souvienne encore de ce peuple et de sa religion. Le christianisme aurait ainsi participé à la persistance du peuple fossile, persistance dont le Concile Vatican II, au nom de retrouvailles devenues nécessaires après les persécutions et les massacres, a rappelé qu’elle s’inscrivait dans la doctrine chrétienne. Le nouveau discours judéophile mis en avant par Vatican II n’est autre que le discours paulinien : le judaïsme est la source du christianisme (l’olivier franc sur lequel s’est greffé le sauvageon) et les Juifs sont ceux qui, par leur conversion, assureront la Gloire du Christ. C’est dans ce cadre chrétien que se situe le texte de Paul Thibaud, ce qui le conduit à un anachronisme et à un contresens.

L’anachronisme est lié à l’usage du terme « nation ». Le terme « nation » utilisée pour désigner l’antique nation juive a-t-il le même sens que le terme moderne associé à l’Etat-nation ?
Si l’on reprend le point de vue de Henry Maine cité au début de l’article de Paul Thibaud, alors la nation juive est une tribu qui se définit par sa croyance à la fois en un ancêtre commun, Abraham, et un Dieu unique protecteur de la tribu auquel la tribu doit se soumettre sous peine de subir son courroux . Dans ce contexte le tribal (le national si on veut l’appeler ainsi) et le religieux s’entremêlent et la Bible, le livre de référence, est autant le livre d’une religion que le livre de l’histoire d’un peuple ou d’une nation . La définition des Juifs semble alors claire : les Juifs constituent à la fois un peuple et un groupe religieux, la religion étant constitutive de ce peuple comme le rappelle le mythe de l’Alliance. La question de la définition des Juifs se pose dans une histoire post-biblique et est liée à la situation historique d’un groupe humain (ne lui donnons pas de nom pour l’instant) soudé par la croyance en une origine commune (que celle-ci soit réelle ou non importe peu ici) et par les persécutions qu’il subit. C’est l’histoire qui a fait la pérennité du peuple juif, et ici le terme « peuple » signifie essentiellement l’existence d’une conscience commune et rien d’autre. C’est cette conscience commune qui a conduit les Juifs à relier l’histoire antique d’une nation et l’histoire post-biblique.
Il faut attendre l’émancipation qui commence à la fin du XVIIIème siècle pour que la définition des Juifs perde sa clarté et devienne ambiguë, si l’on considère que cette émancipation a joué à deux niveaux, d’une part l’émancipation des Juifs devenant citoyens des Etats où ils résident, d’autre part la possibilité pour les Juifs de prendre leur distance d’avec la religion juive, soit en se convertissant à la religion dominante, soit en devenant athée. C’est alors la montée de l’antisémitisme qui contribue à pérenniser une unité juive. Contrairement à l’antijudaïsme religieux pour lequel le juif converti n’était plus juif, l’antisémitisme fabriquait une essence juive qui interdisait à tout Juif de s’en débarrasser et qui l’enfermait dans le rôle d’ennemi du genre humain. On ne peut cependant dire avec Sartre que c’est l’antisémite qui fait le Juif ; même si l’antisémitisme se distingue de l’antijudaïsme religieux, il le continue dans la mesure où la cible est la même, substituant à l’antagonisme religieux un antagonisme racial qu’il se propose de fonder « scientifiquement ».
Quant à la distinction que fait Thibaud entre le judaïsme et le christianisme par rapport à l’histoire, il ne faut pas oublier l’événement que représente, avec le règne de Constantin, l’accès des Chrétiens au pouvoir . Le christianisme se trouvait ainsi confronté à la question des rapports entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel ; cette question conduira à plusieurs conflits, ainsi celui entre le Pape et le Saint Empire Romain Germanique, ou, en France, la querelle entre le gallicanisme et les ultramontains, pour ne citer que quelques-uns de ces conflits. Le [i] »rendez à César ce qui est à César »[/i] perdait sa signification évangélique liée à une époque où les Chrétiens étaient encore loin d’imaginer qu’ils seraient les successeurs de Rome. Et il ne faut pas oublier que la fin du pouvoir temporel des Papes est récente, lorsque, en 1870, après le retrait des troupes françaises de Rome, les Italiens entrèrent à Rome pour en faire leur capitale. Quant à la sécularisation de la société , si elle s’est produite, c’est justement parce que, dans le monde européen, le christianisme a dû partager, sinon céder, sa place devant l’humanisme, que ce soit celui de la Renaissance ou celui des Lumières, ce qui ne se fit pas sans résistance comme le montre le Syllabus et la béatification de Pie IX par Jean-Paul II nous rappelle que la question est toujours actuelle.
Quelle est la place des Juifs dans cette histoire. Thibaud rappelle dans son texte la place tenue par l’Ancien Testament, mais ce dernier est-il la Bible juive ? On peut donner une réponse purement matérielle, c’est en principe le même texte. Mais la lecture juive et la lecture chrétienne sont différentes, l’une qui se définit autour de l’Alliance, celle du Sinaï, tandis que l’autre insiste sur la seconde Alliance définie par la venue de Jésus, l’Ancien Testament ayant pour rôle essentiel d’annoncer le Christ. S’appuyer sur les écrits vétérotestamentaires n’implique en rien une influence hébraïque, sauf à dire que cette influence est filtrée par la lecture chrétienne, celle du Verus Israël que représente le christianisme. Ecrire, à propos de l’utilisation chrétienne des écrits vétérotestamentaires comme le dit Thibaud :


« Il est certain également que des royautés qui expulsaient les Juifs posaient les bases d’une émancipation du politique qui réaliserait les conditions de leur retour »

n’a aucune signification historique. C’est une réinterprétation de l’histoire à partir du présent, comme si les Lumières et l’idée démocratique, laquelle, loin d’être chrétienne, est grecque, étaient contenues dans les événements qui les ont précédés. Il est vrai que cela s’inscrit dans une vision eschatologique, laquelle ne relève pas de l’histoire en tant que science mais de la foi .

Quant au contresens, il apparaît dans la dernière partie du texte qui oublie comment s’est constitué le sionisme, mouvement essentiellement laïque qui s’est inscrit dans les mouvements nationalitaires européens avant que de s’appuyer sur l’histoire juive, ce que montre le caractère herdérien de la nation prônée par le sionisme . A cela près que la définition herdérienne s’appuyait sur la terre. La terre représentait ainsi le point aveugle du sionisme, ce qui a conduit certains sionistes, à la recherche d’un fondement historique analogue à celui des mouvements nationalitaires européens, à chercher ce fondement dans le grand livre d’histoire des Juifs que constitue la Bible. Le sionisme a conduit à une lecture historienne de la Bible, lecture laïque qui permettait d’ancrer la nation sur la terre . La question était d’autant plus prégnante que les Juifs n’avaient pas de terre autre que celle de l’antique nation, ce qui a conduit à l’alternative : une position rationaliste consistant à inventer une telle terre, et les conceptions coloniales de l’époque donnaient le choix, c’est la position des territorialistes qui ont inventé le slogan « ne terre sans peuple pour un peuple sans terre » , une position traditionaliste, plus proche de la conception herdérienne, pour laquelle la seule terre possible était la terre de la nation antique. C’est cette seconde position que le mouvement sioniste a choisie avec les conséquences que l’on sait. Tout cela pour dire que l’Etat d’Israël d’aujourd’hui relève plus des idéologies européennes de l’Etat-nation que de la tradition biblique, sauf à identifier l’idéologie sioniste à la tradition biblique. Le rejet du sionisme par les Juifs orthodoxes montre que cette identification était loin d’être faite lors de la naissance du sionisme, autant par les partisans laïques du sionisme que pas ses opposants religieux.
Il est vrai que des groupes religieux ont rejoint le sionisme mêlant fondamentalisme religieux et fondamentalisme national au nom de la tradition biblique, reste cependant que le sionisme comme mouvement national s’inscrit dans une idéologie européenne sécularisée. On est donc loin des conceptions de Thibaud qui s’inscrit, d’une façon volontariste, dans une interprétation judéo-chrétienne de l’histoire. Mais que signifie ici ce judéo-christianisme qui relève essentiellement des rapports récents entre judaïsme et christianisme, judéo-christianisme inventé dans la seconde partie du XXème siècle et qui se cristallise, sur le plan théologique , avec le Concile Vatican II.

Rudolf Bkouche
professeur à l’Université de Lille 1

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