Par Ahmed Abbes et Richard Falk.
Son Excellence M. le Président Kais Saied
Président de la République tunisienne
Palais de la République, Carthage, Tunisie
Monsieur le Président,
Nous soutenons depuis longtemps la lutte nationale palestinienne, nous sommes actifs dans le mouvement international de Boycott, désinvestissement et sanctions BDS pour les droits du peuple palestinien, mouvement né de l’appel de la plus grande coalition de la société civile palestinienne en juillet 2005.
Nous tenons tout d’abord à vous féliciter pour votre élection à la présidence de la République tunisienne. Non seulement votre brillante victoire récompense et affirme vos engagements, mais elle exprime également la volonté du peuple tunisien à prendre en charge son destin national. Nous saluons particulièrement vos engagements en faveur de la cause palestinienne. Votre discours d’investiture et vos déclarations pendant la campagne électorale, en faveur des droits inaliénables du peuple palestinien et contre la normalisation des relations avec Israël, ont été très favorablement accueillis par l’écrasante majorité du peuple tunisien et l’opinion publique arabe en général. Le peuple palestinien a été particulièrement heureux de cette manifestation de solidarité.
Une manifestation de soutien de la part de la Tunisie à BDS et à d’autres initiatives de solidarité non-violente enverrait un signal fort au monde arabe
Enraciné dans des décennies de résistance populaire palestinienne contre le colonialisme et l’apartheid et modelé sur le mouvement anti-apartheid sud-africain, BDS vise à intensifier la pression économique, culturelle et politique sur le régime d’oppression d’Israël jusqu’à ce que celui-ci reconnaisse les droits inaliénables du peuple palestinien, les applique et respecte pleinement les normes et principes du droit international. BDS est ancré dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et, à ce titre, rejette catégoriquement toute forme de discrimination et de racisme, y compris l’islamophobie et l’antisémitisme.
Le succès impressionnant de BDS, en particulier aux États-Unis et en Europe, lui a valu d’être qualifié par le président israélien, Reuven Rivlin, de « menace stratégique de premier ordre » pour le système d’injustice d’Israël. Une manifestation de soutien de la part de la Tunisie à BDS et à d’autres initiatives de solidarité non-violente enverrait un signal fort au monde arabe, tout en faisant preuve d’un leadership moral et politique nécessaire qui inspirerait le peuple palestinien dans sa lutte de plusieurs décennies pour ses droits inaliénables en vertu du droit international. Ceci nous a encouragés à vous écrire afin de vous soumettre quelques suggestions, notamment pour promulguer dans le droit tunisien l’engagement historique du peuple tunisien en faveur des droits inaliénables du peuple palestinien, rappelé dans le préambule de la Constitution tunisienne.
Au-delà des spécificités historiques, juridiques et culturelles de la Tunisie, nous voudrions attirer votre attention sur l’importance de transcrire en droit les obligations qui découlent pour la Tunisie, en tant qu’État membre de la communauté internationale, des violations extrêmement graves du droit international commises par un autre État. Ces obligations consistent, d’une part, à éviter toute forme d’aide ou d’assistance aux politiques de l’État d’Israël qui entraînent des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et le déni du droit à l’autodétermination du peuple palestinien et, d’autre part, à prendre des mesures, y compris des sanctions, conformément à la Charte des Nations unies, en vue de mettre fin à ces graves violations du droit international par Israël.
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Ces obligations ont été clairement énoncées dans l’avis consultatif de la Cour internationale de justice (CIJ) rendu à La Haye le 9 juillet 2004, qui a bénéficié du soutien de quatorze juges sur quinze – tous sauf le juge américain. Cette évaluation juridique faisant autorité a été publiée par la CIJ à la demande de l’Assemblée générale des Nations unies, avec une référence spécifique aux « conséquences juridiques de la construction d’un mur dans le territoire palestinien occupé ».
M. Michael Lynk, rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, a déclaré lors de la présentation de son récent rapport annuel à l’Assemblée générale des Nations unies que « la communauté internationale a la responsabilité et l’obligation juridique de contraindre Israël à mettre fin à ses 52 ans d’« occup-annexion » des territoires palestiniens et de supprimer les obstacles qui empêchent les Palestiniens d’accéder à l’auto-détermination ». Cette déclaration résonne particulièrement bien avec les appels récurrents de la société civile tunisienne en faveur d’une loi qui interdise ou criminalise toute forme de normalisation avec Israël.
Force est de constater que l’adhésion de la Tunisie au boycott décrété par la Ligue des États arabes en 1950 n’est plus ni effective ni efficace. Il nous semble pourtant tout à fait possible de remédier aux failles à travers lesquelles les intérêts d’Israël et des entreprises internationales qui profitent de l’occupation illégale, de la colonisation et du système d’apartheid israéliens continuent à prospérer en Tunisie. Le Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme a publié en janvier 2018 un rapport identifiant, sans toutefois les nommer, 206 entreprises liées aux colonies israéliennes illégales construites sur des terres palestiniennes volées en Cisjordanie occupée, y compris Jérusalem-Est. Il est regrettable que les pressions intenses exercées par Israël et par l’administration américaine aient empêché jusqu’à présent l’ONU de divulguer les noms de ces entreprises qu’elle a jugées complices des graves violations du droit international commises par Israël.
Nous vous prions, Monsieur le Président, d’initier une législation nationale interdisant les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le déni du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes
Il serait hautement souhaitable sur le plan moral et nécessaire sur le plan juridique d’inclure dans le droit tunisien des dispositions rendant obligatoire l’exclusion des appels d’offres publics et privés des entreprises et des institutions financières qui commettent de graves violations du droit international humanitaire et des droits de l’homme, y compris des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité, ou en tirent profit. Il nous semble également juridiquement possible d’interdire, pour les mêmes motifs, l’entrée sur le territoire tunisien à toute personne directement ou indirectement impliquée dans des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Au-delà du soutien évident à la cause palestinienne, une telle loi servirait de nombreuses autres causes justes dans le monde, notamment en apportant un soutien potentiel à la communauté musulmane persécutée en Chine ou en s’opposant aux politiques et aux pratiques commerciales qui entraînent la destruction de l’environnement ou contribuent, par des actes illicites, au réchauffement climatique.
Afin que les droits inaliénables du peuple palestinien « demeurent à jamais dans la conscience des Tunisiennes et des Tunisiens libres » et de tous les citoyens épris de liberté dans le monde, nous vous prions, Monsieur le Président, d’initier une législation nationale interdisant les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le déni du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et censurant ceux qui en bénéficient. Nous sommes à votre service pour vous fournir toute l’assistance que vous jugerez utile dans la mise en œuvre d’un tel programme d’action en réponse aux souffrances injustes endurées par les Palestiniens.
Veuillez, Monsieur le Président, accepter ce message comme l’expression de notre plus grand respect pour votre fonction et votre personne.
Ahmed Abbes , mathématicien, directeur de recherche à Paris, coordinateur de la Campagne tunisienne pour le boycott académique et culturel d’Israël (TACBI) et secrétaire de l’Association française des universitaires pour le respect du droit international en Palestine (AURDIP).
Richard Falk , professeur émérite de droit international à l’université de Princeton, ancien Rapporteur spécial des Nations unies sur « La situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967 » (2008-2014) et premier vice-président du Conseil d’administration de la Nuclear Age Peace Foundation.