Police des émotions

Police des émotions et surveillance de l’expression publique d’icelles. Sur facebook une « amie » m’écrit : « J’ai lu ton mur, tu n’as pas sursauté le 7 octobre! »

Que veut-elle dire, que me reproche-t-elle à travers ces mots étranges ? Étranges, d’abord parce qu’après tout, elle n’était pas à mes côtés le 7 octobre, elle n’a pas vu si j’avais, ou pas, « sursauté ». Étranges, ensuite, parce que dans ces mots se formule un soupçon portant sur le signe constitué par le fait de n’avoir pas « sursauté », un signe objectivant par l’absence qui le constitue, c’est-à-dire par le défaut de la réaction appropriée, le soupçon d’une négativité morale ; un soupçon qui découle donc d’un présupposé non-dit – un non-dit qui n’est pas, lui, semble-t-il, un défaut mais plutôt le ciment d’une société saine ; à moins qu’il ne soit le mastic inquisitorial qui vient colmater toute faille dans une société cimentée par le positif des réactions attendues – le présupposé qui veut que la réaction attendue et appropriée eût été de sursauter, et ce au minimum, puisque ce qui m’est reproché est de ne même pas avoir eu ce mouvement, ce sursaut qui manifeste une surprise, et ici, je suppose, c’est présupposé aussi, une surprise accompagnée de réprobation épouvantée, de jugement, de condamnation – Condamnez-vous le Hamas ? c’est aussi la question à laquelle on nous somme constamment de répondre, flattant sans doute ce qu’il peut y avoir en chacun.e de nous d’inclination à nous imaginer disposant de la puissance, voire de la toute-puissance d’un juge – ce qui m’est reproché donc, c’est d’avoir immédiatement essayé de penser, trop immédiatement, sans passer par la case de la pure émotion, d’une jouissive réactivité, de l’irrationnalité et de la pulsion violente, il m’est reproché, comme à tant d’entre nous, de n’avoir pas cédé, ici et maintenant, à l’émotivité et la pulsionnalité luxueuses de gens qui savent se contrôler, eux, et ne pas passer à l’acte, qui savent n’exprimer que verbalement, à l’oral ou par écrit, la violence qui les traverse en retour de la violence, toujours en retour, toujours par réaction bien sûr, une réaction luxueuse donc, et corollairement une réaction morale, car nous savons bien que nous ne passerons pas à l’acte, nous, qui ne sommes pas comme « eux ». Nous qui pouvons nous offrir le luxe de l’indignation horrifiée, du recul devant la barbarie de ces « animaux humains », nous qui ne sommes pas des barbares et certainement pas des animaux, mais seulement des humains, ce que signale notre recul d’horreur, notre surprise épouvantée et réprobatrice, notre sursaut avant tout, au minimum un sursaut, c’est ce qui est attendu de nous. Seulement des humains : des humains moins l’animalité, une soustraction qui est une addition. Nous sommes plus humains, et peut-être même les plus humains. Et on voit bien l’inflation des termes humain, humanité, morale, moralité qui s’abattent sur nous en cataracte depuis le 7 octobre. Le sursaut exprime l’appartenance au camp de la morale, son absence exprime la rupture avec ce camp.

Dans un tel contexte, la réponse imprononçable et inaudible, bien qu’elle soit celle de millions de gens, c’est que si j’ai été surprise, et dévastée, le 7 octobre, par l’ampleur de l’attaque et par son atrocité, je n’ai pas été surprise, c’est vrai, par l’attaque elle-même, qui a été sciemment et de manière persistante invitée de mille manières, depuis des semaines et des mois – et je pourrais dire des années. Invitée : j’emploie ce mot de manière métaphorique, mais à peine.  Clarifions : je ne prétends ni ne crois que Netanyahou ait appelé le Hamas à commettre ces actes terribles. Mais je crois que lui, son gouvernement, son armée et une partie de son électorat ont tout fait, de manière concertée et délibérée, pour que le Hamas commette des actes terribles qui fourniraient à ce gouvernement et à son armée le prétexte nécessaire, aux yeux du monde « libre », pour être légitimement autorisés à pilonner Gaza, et accessoirement – mais qu’est-ce qui est premier et qu’est-ce qui est accessoire dans ces motivations, comment le savoir ? – permettre à Netanyahou de se maintenir au pouvoir encore un instant monsieur le bourreau. C’est arrivé mainte fois par le passé et comme d’autres dirigeants israéliens avant lui, Netanyahou, son gouvernement, l’armée et les colons ont régulièrement pris prétexte d’actes violents ou simplement d’actes de révolte des Palestiniens contre la violence constante, brutale et inhumaine de la colonisation pour réprimer les Palestiniens dans le sang et la destruction.

Pas plus que Netanyahou et sa clique de criminels, nous ne connaissions la forme que cette attaque prendrait, et nous ne pouvions certainement pas anticiper son ampleur, sa brutalité, sa cruauté. Mais il suffisait de se tenir au courant de ce qui se passait en Palestine occupée, il suffisait d’avoir connaissance du siège inhumain sous lequel survit Gaza depuis dix-sept ans, il suffisait de voir Ben Gvir se pavaner sur le Haram el-Sharif comme Sharon en 2000, peu avant la deuxième Intifada, il suffisait d’entendre la violence décuplée qui promettait de s’abattre sur les Palestinien.nes de toutes façons, il suffisait d’entendre les discours de « transfert » (qui ne désigne rien de moins que ce que les criminels de guerre Milosevic et Mladic appelaient autrefois, en ex-Yougoslavie, « épuration ethnique ») de plus en plus assumés publiquement par les politiciens israéliens d’extrême-droite ; il suffisait d’avoir connaissance de la violence qui s’abattait déjà sur les Palestinien.nes de manière quotidienne et de plus en plus soutenue (220 morts en Cisjordanie, civils pour l’écrasante majorité, du début de l’année au 6 octobre) et des innombrables manières dont les droits fondamentaux, les droits humains donc, des Palestinien.nes sont bafoués par le régime d’occupation en Cisjordanie et par le blocus de Gaza (pour des informations chiffrées voir par exemple le site btselem.org, enfin renseignez-vous quoi). Il suffisait d’avoir en mémoire la brutalité des guerres passées contre Gaza, de savoir qu’elles ont toujours lieu à des moments où le gouvernement est en difficulté sur le front social ou politique interne. Il suffisait d’observer depuis des années la criminalisation de toute résistance non-violente. Il suffisait d’écouter les ami.es et camarades palestinien.nes et israélien.nes, de lire Amira Hass, Gideon Levy, Haggaï Matar, Orly Noy, pour ne citer que des journalistes israélien.nes, parce qu’il ne faudrait surtout pas aller lire ou écouter des journalistes ou intellectuel.les palestinien.nes, comment se fier à ces gens-là. Il suffisait de ne pas écouter BFM, France inter, ni même France culture, mais plutôt Democracy Now! et un peu Médiapart, d’être sélectives sur Le Monde, il suffisait de ne pas se laisser gouverner par la politique des émotions à la française (ou à l’américaine, c’est pareil) pour savoir que ça n’allait pas durer, ce calme. Tous les experts le disaient. Alors oui, comme le gouvernement israélien sans doute, on croyait qu’il y aurait une nouvelle intifada comme on commence à les connaître, qu’elle serait vite réprimée – dans le sang et la destruction – fournissant à Netanyahou l’occasion de refédérer un gouvernement d’union nationale et mettant fin à la contestation politique qui agite le pays depuis le début de l’année. C’était prévu comme ça, prévisible comme ça, et ça suffisait bien assez à nous faire redouter les prochains, les sombres temps.

L’attaque du Hamas nous a surpris.es par son ampleur, sa cruauté, son atrocité. Et avant cela, avant que nous ayons connaissance de cette ampleur, de cette cruauté, de cette atrocité, elle nous a surpris.es par sa nouveauté et par son audace. Nous aurions, oui, rêvé que toutes et tous les Palestinien.nes dont nous défendons la cause soient, sans exception, d’une élévation morale parfaite, exemplaire : pas de sentiment de vengeance (laissons cela aux Netanyahou et autres Benny Gantz et autres Yoav Galant), pas de haine, pas de cruauté en réponse à la haine, à la cruauté, aux guerres vengeresses qu’ils et elles subissent depuis des décennies, pas de pulsion de mort en réponse aux pulsions de mort dont ils et elles font les frais depuis… Que votre résistance soit impeccable !

Parce que sinon, l’État d’Israël a le droit de se défendre. Or s’il y a eu un moment où l’armée de l’État d’Israël a manqué une belle occasion de faire précisément cela, se défendre, c’est le 7 octobre. Trop occupée à protéger les quelques 200 colons déchaînés à Huwara, en Cisjordanie.

Hélas, quand on active la pulsion de mort, on ne sait pas ce qui va se passer, on ne contrôle plus rien. Ce n’est pas un problème moral, c’est un problème d’inconscient. Ta pulsion de mort, si tu lui lâches la bonde, active celle de l’autre, qui sera décuplée. Vas-y, fais la fête, la fête de la pulsion de mort, comme les colons à Huwara, comme Ben Gvir au Haram el Sharif, comme l’armée israélienne en ce moment même sur Gaza, il n’y a pas de raison que ça s’arrête. C’est ça que ça veut dire, le « cycle de la violence ». Et tu peux toujours aller dire à papa Biden : « C’est lui qui a commencé », tu n’y crois pas toi-même. Personne ne croit vraiment à cette fiction, probablement chargée d’empêcher le feu du ciel de s’abattre sur nous. Ça ne marchera pas, le feu du ciel s’abattra sur nous.

Et une nouvelle fois, on fera la police des émotions, on te dira : Tu n’as pas sursauté!

Non, je n’ai pas sursauté, parce que j’étais déjà habitée par la terreur de ce qui se préparait.