Palestine : Des défenseurs des droits de l’homme à l’ombre des drones

mansour Palestine : Des défenseurs des droits de l’homme à l’ombre des drones

Le 11 janvier 2022, par Majd Kayyal

Dans un monde qui a révélé la fragilité des démocraties et des gouvernements devant la puissance du capital, et où les valeurs ont été foulées au profit du pragmatisme rentable, le récit israélien est passé du mensonge de la « démocratie éclairée » à un discours basé sur le « besoin » qu’a le monde d’Israël en tant qu’acteur technologique, capitaliste et militaire central, dans un réseau de relations de pouvoir à travers le monde.

Sliman Mansour, Palestine

Le système international des droits de l’homme est un espace intermédiaire qui assure l’équilibre entre d’un côté, la souveraineté des États et de l’autre, des valeurs humaines qui protègent les droits naturels des individus et des sociétés contre les abus de cette souveraineté. Il est probablement plus exact de dire qu’il s’agit d’un espace intermédiaire qui assure l’équilibre entre, d’une part, la volonté des autorités d’asseoir leur hégémonie et d’accumuler des richesses par l’agression « légitime » et incontrôlée contre les sociétés à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières de la souveraineté ; et d’autre part, des valeurs qui préservent la vie de la personne humaine ainsi que ses droits fondamentaux à la sécurité, à la libre circulation, à l’alimentation et à l’éducation, etc. , face à l’agressivité du pouvoir.

Dans cet espace intermédiaire, nous endurons, nous autres Palestiniens – comme tous les groupes vulnérables – une perte énorme juste dans l’espoir de bénéficier d’une certaine protection internationale contre les atrocités de l’occupation. C’est là où nos convictions sont marginalisées et notre parcours historique largement déformé, afin de pouvoir nous présenter de manière conforme aux résolutions internationales relatives à ce qui constitue l’occupation, l’authenticité, le déplacement ou d’autres définitions juridiques qui, dans notre espoir, seraient à même de nous protéger. Nous nous soumettons alors à une langue qui n’est pas la nôtre et nous révisons la manière de nous présenter selon ses lexiques. Nous évitons de revendiquer nos droits historiques fondamentaux et nous sommes contraints de ne pas exprimer les sentiments et les positions de la grande majorité de notre peuple, comme le refus de reconnaître Israël ou le soutien à la résistance armée.

Mais que fait-on lorsque cet espace intermédiaire s’avère totalement fragile et le système des droits de l’homme absolument incapable d’assurer une quelconque protection, non seulement pour ceux soumis à la précarité, mais aussi pour lui-même, pour ses institutions et ses employés? Quelle est la logique du travail dans cet espace d’équilibre lorsque le monde change, que les contrepoids vacillent des deux côtés de l’équation, et que, dans les Etats, s’intensifient des politiques d’hégémonie capitaliste pour dominer presque toute analyse ayant trait aux valeurs, et isoler de plus en plus la volonté des sociétés – même dans les pays démocratiques – de la prise de décision politique notamment en ce qui concerne les affaires extérieures ?

Dans ce cas, le « retrait » d’Israël de cet espace devient aisé. Cela ne signifie pas forcément un retrait formel des institutions, mais plutôt le fait de les ignorer, de refuser de coopérer avec elles, de les attaquer et les rabaisser. Israël se retire de cet espace et va vers la sphère autoritaire avec arrogance, étendant ses larges alliances parmi des monarchies, des dictatures et des pouvoirs de droite (y compris ceux proches des néo-nazis) ainsi que des gouvernements des grandes puissances. Il alimente ce réseau avec des expertises répressives, une technologie militaire, des systèmes d’espionnage et d’armement et des possibilités considérables d’influence dans tous les pays du monde. Mais alors que faisons-nous face à ce retrait israélien ? Et comment percevons-nous la réalité lorsque nous nous retrouvons seuls sur la piste dépourvus de toute force pression ou d’influence réelle ?

Le système des droits de l’homme change comme tout ce qui nous entoure. Son lien avec le réel s’étiole et son impact sur les conditions matérielles des opprimés dans le monde s’érode, alors que l’influence de son expression s’amplifie et que son lexique devient plus présent dans un environnement socioculturel qui s’est élargi au cours des deux dernières décennies à la faveur d’une révolution de l’information et de nouveaux modes de communication et de médias.

Nous avons assisté durant ces derniers mois à deux événements différents et distincts dans les milieux des droits de l’homme et de la communauté internationale, tous les deux liés à un ébranlement dans cet espace international des droits humains. Le premier est la décision israélienne de désigner six principales organisations palestiniennes de défense des droits humains et sociaux comme des organisations « terroristes », il s’agit de : Addameer, Al-Haq, Le Centre Bisan, le Mouvement international de défense des droits des enfants, l’Union des comités du travail agricole et l’Union des comités des femmes palestiniennes. Cette décision fait que désormais ces institutions sont interdites de travailler, que leurs financements seront bloqués voire confisqués, en plus de la possibilité de procéder à des recours légaux en vue d’arrêter et de poursuivre quiconque travaille ou collabore avec elles ou leur fournit des services, avec bien d’autres mesures répressives encore.

Quant à l’autre événement, c’était l’apparition du militant Mohammed El-Kurd, de Jérusalem, à la tribune des Nations Unies pour prononcer un discours exceptionnel, d’abord de par sa teneur politique, et puis pour son ton cinglant et ironique à l’égard de la « communauté internationale ».

Le premier événement reflète l’échec du système international à fournir la moindre protection aux milieux palestiniens de défense des droits de l’homme, tandis que le second exprime un rejet palestinien public du discours classique relatif aux droits de l’homme, qui sont soumis aux diktats de la politique internationale. Malgré leurs différences et l’impact réel de chacun d’eux, les deux événements convergent cependant vers un point commun : ils sont le résultat de ce changement radical que le monde entier – et pas seulement la Palestine – observe dans la place qu’occupe le contrat international des droits de l’homme et son système, tel que l’humanité l’a connu après la Seconde Guerre mondiale.

Deux événements charnières qui nous incitent à réfléchir à des nouvelles voies pour le travail dans le domaine des droits humains et pour l’action militante en Palestine. Cependant et comme à chaque étape critique, certains essaient d’ignorer les grands changements, de reprendre les mêmes tentatives et de maintenir les cadres existants tels quels. Alors qu’il nous faut, sans aucun doute, bien observer ce monde nouveau qui émerge devant nous, afin d’y inventer d’autres outils à même de poursuivre le travail important déjà accompli par la scène des droits de l’homme jusqu’à présent.

L’année du retrait

L’interdiction des six organisations palestiniennes constitue le point culminant d’une série israélienne en cours, visant à traquer le travail civil en Palestine et à étouffer ses activités et ses militants. En ciblant des institutions principales et vitales relevant du travail et de la dynamique du système international des droits de l’homme, Israël fait un doigt d’honneur à ce système. Car il s’agit des plus grandes institutions des droits de l’homme dans la région, qui sont en liens étroits avec tous les domaines d’activité de ce qu’on appelle la communauté internationale, et qui ont même comblé le vide immense laissé par l’Autorité palestinienne. Ces organisations ont établi des relations sérieuses avec l’Union européenne, et aux États-Unis, leurs représentants ont rencontré des parlementaires, des ambassadeurs, des ministres des Affaires étrangères et des législateurs du monde occidental. Elles ont présenté leurs rapports périodiques et spéciaux aux tribunaux internationaux, aux commissions d’enquête, au Conseil des droits de l’homme ainsi qu’à la plupart des autres conseils et organes compétents, et elles ont été admises comme sources de connaissance fiables dans le monde entier.

Le démantèlement de la protection pour des institutions de ce niveau est lié au changement de l’approche israélienne à l’égard du système des droits humains.

Une nouvelle position israélienne a « éclos » hors de ce champ des droits de l’homme, tout en préservant l’image démocratique et humaine qu’Israël présente de lui-même. En avril 2021, Israël a clairement annoncé son refus de collaborer avec le Tribunal de La Haye précisant qu’il ne reconnaît pas au tribunal la compétence d’examiner les soupçons de crimes de guerre contre la Palestine qui pèsent sur l’État d’occupation. Ce n’était pas le premier rejet public d’Israël de traiter avec le système des droits humains. L’exemple le plus frappant est probablement son refus de coopérer avec le Comité Goldstone chargé d’enquêter sur l’agression de 2009 contre la bande de Gaza. Plus d’une fois, Israël avait refusé l’entrée aux commissions d’enquête et aux experts des Nations Unies, d’Amnesty International et de Human Rights Watch, et entravé leurs déplacements à Gaza et en Cisjordanie. Plus d’une fois Israël a mené des attaques contre les installations des agences de l’ONU (l’UNRWA par exemple) soit en les bombardant, soit en sabotant ou en détruisant des bâtiments et du matériel acquis avec des fonds européens ou onusiens, dans la vallée du Jourdain, au sud d’Hébron, et ailleurs. Même sur le plan juridique, Israël a ignoré toutes les définitions et tous les concepts juridiques stipulés dans la Quatrième Convention de Genève et d’autres résolutions et accords. Il a éludé les définitions énoncées dans les textes juridiques et les a interprétées selon les critères de l’occupation (ainsi, Gaza, par exemple, n’est pas occupée puisque les Israéliens s’en sont retirés !). Ces pratiques sont les mêmes qu’il s’agisse des violations manifestes sur le terrain, telle que la politique de séparation entre la Cisjordanie et la bande de Gaza avec ce qu’elle entraîne comme déplacement forcé et gestion démographique imposée par le contrôle du registre de l’état civil ; ou qu’il s’agisse d’exécutions sommaires, extrajudiciaires, avec des déclarations publiques de premiers ministres et de ministres appelant à de telles exécutions, sans parler des nouvelles instructions militaires ordonnant publiquement de tirer sur les manifestants s’ils lancent des pierres, même s’ils ne présentent aucun danger, même s’ils sont en fuite. Il est vrai que toutes ces pratiques étaient de cours depuis la création d’Israël, mais celui-ci est devenu plus arrogant et moins soucieux de les justifier légalement.

Cette mutation reflète le changement des sources de légitimité sur lesquelles s’appuie le régime sioniste. La reconnaissance par l’ONU de l’Etat colonial a joué, depuis la Nakba, un rôle principal dans le récit et la mémoire collective du sionisme. C’est aussi qu’Israël a adhéré à toutes les instances des Nations Unies. Plus tard, et surtout après l’occupation de 1967, Israël a cherché à entretenir l’illusion de sa démocratie éclairée comme source de légitimité auprès du monde entier (« la seule démocratie de la région » !) et a présenté l’administration de l’occupation selon un schéma juridique précis à même de le protéger face aux lois internationales. Sauf que ce récit sioniste n’est plus ce qu’il était…

Dans un monde qui a révélé la fragilité des démocraties et des gouvernements devant la puissance du capital et où les valeurs ont été foulées au profit du pragmatisme rentable, le récit israélien est passé du mensonge de la « démocratie éclairée » à un discours basé sur le « besoin » qu’a le monde d’Israël en tant qu’acteur technologique, capitaliste et militaire central, dans un réseau de relations de pouvoir à travers le monde.

Face à ce « retrait » israélien du système des droits humains, le discours de Mohammed El-Kurd à la tribune de l’Assemblée générale de l’ONU présente une contre-possibilité palestinienne. Il déclare en effet, le rejet du système existant et revient à un champ de valeurs et de droit, radical et historique sans concession aucune. El-Kurd a principalement exprimé l’absence de confiance chez les Palestiniens à l’égard de la communauté internationale et de ses institutions. Il a moqué les bavardages internationaux qui n’émeuvent aucunement la brutalité israélienne. Il n’a pas quémandé de faveur et a dit franchement que les Palestiniens ne fondent aucun espoir sur aucun gouvernement dans le monde. Il a souligné que l’espoir vient de la lutte du peuple palestinien, et des luttes de peuples qui protestent et se soulèvent contre leurs gouvernements afin qu’ils fassent pression sur Israël. Son discours écarte abondamment des concepts traditionnels des droits humains qui fondent les conventions internationales, au point de considérer que des expressions comme « apartheid » et « discrimination raciale », absolument réductrices de l’horreur de l’occupation sioniste en Palestine. Dans ce discours, il est revenu aussi sur la Nakba comme une structure et un événement perpétuel, et n’a pas désigné Israël comme un État légitime mais plutôt comme un régime d’occupation basé sur une idéologie sioniste raciste. El-Kurd s’est prononcé contre la négociation, plaçant la lutte populaire palestinienne et internationale au centre, soulignant l’impératif de boycotter Israël et de poursuivre ses criminels.

Bien sûr, ce ne sont pas là des positions nouvelles dans l’opinion publique palestinienne. Ce qui est nouveau en revanche, c’est l’émergence de circonstances inédites ayant permis d’exprimer clairement cette position, alors qu’auparavant ces tribunes étaient monopolisées soit par des représentants de l’Autorité palestinienne, soit par des institutions professionnelles des droits de l’homme. Celles-ci – malgré leur travail digne de confiance, contrairement à l’Autorité – restent en fin de compte subordonnées au système international et au plafond de son discours et de ses concepts. A toutes ces « nouvelles circonstances » liées aux mutations mondiales, vient s’ajouter une nouvelle situation palestinienne parue à la suite de « l’Intifada de l’Unité », en mai 2021, et du discours politique qu’elle a généré.

Le système des droits de l’homme change comme tout ce qui nous entoure. Son lien avec le réel s’étiole et son impact sur les conditions matérielles des opprimés dans le monde s’érode, alors que l’influence de son expression s’amplifie et que son lexique devient plus présent dans un environnement socioculturel qui s’est élargi au cours des deux dernières décennies, à la faveur d’une révolution de l’information et de nouveaux modes de communication et de médias. Il faut dire que le domaine des droits de l’homme a été formé comme un secteur opérationnel et un espace économique qui fait vivre des classes moyennes dont les fils et filles ont réalisé des percées dans les filières intellectuelles et du savoir. La grande majorité de ce secteur concerne des activités telles que la recherche et la documentation, le plaidoyer juridique auprès de régimes répressifs ou le plaidoyer international au sein des institutions de la communauté internationale. D’énormes ressources sont consacrées à des programmes de « sensibilisation », à la diffusion médiatique et à des campagnes de soutien. C’est ainsi que ses institutions jouent aussi un rôle important dans la formation et l’éducation pour encourager l’intégration – souvent – dans le même système qui s’auto-reproduit.

Nous avons assisté récemment à deux événements différents et distincts dans les milieux des droits de l’homme et de la communauté internationale, tous les deux liés à un ébranlement dans cet espace. Le premier est la décision israélienne de désigner six principales organisations palestiniennes de défense des droits humains et sociaux comme des organisations « terroristes ». Le second est l’apparition du militant Mohammed El-Kurd, de Jérusalem, à la tribune de l’ONU pour prononcer un discours exceptionnel, d’abord, de par sa teneur politique, et puis pour son ton cinglant et ironique à l’égard de la « communauté internationale ».

Les sources de légitimité sur lesquelles s’appuie le régime sioniste ont changé. Depuis la Nakba, la reconnaissance par l’ONU de l’Etat d’occupation a joué un rôle principal dans le récit et la mémoire collective du sionisme et Israël a adhéré à toutes les instances des Nations Unies. Plus tard, et surtout après l’occupation de 1967, Israël a cherché à entretenir l’illusion de sa démocratie éclairée comme source de légitimité auprès du monde entier (« la seule démocratie de la région » !) et a présenté l’administration de l’occupation selon un schéma juridique précis à même de le protéger face aux lois internationales.

Les institutions académiques, médiatiques, culturelles et juridiques se croisent les unes avec les autres dans ce domaine de la défense des droits humains, il en va de même pour des milliers de « spécialistes » dispersés qui y contribuent. Tous font circuler des ressources financières au sein des mêmes classes sociales en Palestine et ailleurs. Le plus important est que ce secteur, dont le financement a été fondé essentiellement sur des politiques gouvernementales occidentales de rente, a vu ses ressources financières se diversifier. Avec le temps, le milieu des organisations de défense des droits de l’homme a commencé à compter de plus en plus sur une « philanthropie » croissante – c’est-à-dire les dons du capital aux institutions à but non lucratif. Au cours des deux dernières décennies, nous avons assisté à une énorme expansion dans ce domaine, puisque les trois quarts de ces organisations caritatives de par le monde (il y en a 260 000!) ont été créées au cours des vingt dernières années. Bien entendu, 95 % de ces donateurs viennent d’Europe et des États-Unis, car les pays riches encouragent à faire des dons au lieu de payer des impôts.

La transformation de la structure financière de ce domaine, de même que l’amplification de sa présence rhétorique grâce aux médias nouveaux, sont le résultat des nouvelles structures économiques, politiques et sociales qui émergent à notre époque et font que l’État-nation n’a plus la même place. Avec les nouveaux modèles de technologies de surveillance et de contrôle, offerts sur le libre marché, la domination des grandes entreprises transnationales a atteint un niveau qui pousse le monde vers une « anarchie capitaliste » [1] où l’État est appelé à disparaître au profit des sociétés privées. Ainsi, la privatisation ira au-delà de l’industrie, de la santé ou des médias (ce qui est déjà ordinaire), pour conquérir des domaines tels que la sécurité (c’est-à-dire que des sociétés de sécurité privées feront le travail de la police locale), la justice (remplacement des tribunaux et du droit par des « sociétés de règlement des différends »), la diplomatie (qui sera aux mains d’entreprises de « diplomatie privée ») et bien d’autres secteurs. Cela vaut aussi pour l’investissement « philanthropique » qui prend la place de l’État-providence par exemple, et sa relation avec les organisations non gouvernementales qui remplacent l’État dans le traitement de questions brûlantes, notamment avec l’abandon de l’action politique traditionnelle par de larges couches sociales qui n’aspirent plus à changer la politique des Etats à partir de leurs gouvernements et parlements.

L’ère des drones

En décembre 2021, le New York Times a révélé des dossiers prouvant que des drones américains ont tué des milliers de civils en Syrie, en Irak et en Afghanistan, sans aucune sorte de contrôle ni de condamnation. Ces avions sont devenus un symbole des guerres impérialistes du XXIe siècle et des violations des droits humains de par le monde. Bien que ce propos semble sans relation avec le présent article, il n’empêche qu’on peut y constater que ces avions sont devenus l’emblème qui résume et intensifie les changements dans le monde que nous essayons de décrire. Car ces appareils ne sont pas seulement une icône militaire, mais symbolisent aussi les orientations politiques et sociales dans les pays occidentaux qui perturbent le système international des droits de l’homme et sapent les possibilités de dissuader les régimes agresseurs.

Par leur capacité à mettre à l’écart les soldats des armées nationales, ces avions renvoient aussi à la privatisation des guerres par le fait des sociétés de sécurité privées qui ont prospéré depuis les années 90, suite à la chute de l’Union soviétique. C’est à partir de ce moment aussi que la réduction des effectifs des armées a commencé avec le départ d’environ 8,5 millions de soldats des armées de par le monde vers le « secteur privé » (entre 1989 et 2001). En fait, la privatisation des guerres est entrée dans son âge d’or au début du XXIe siècle, avec la conclusion du premier accord public entre l’armée américaine et la société « Blackwater ».

Le recours aux drones et aux compagnies de mercenaires est motivé par la volonté de réduire le nombre de soldats impliqués dans les combats sur le terrain. Il ne s’agit pas seulement d’une volonté militaire, mais d’un choix de tenir les populations occidentales à l’abri des horreurs de la guerre et à alléger les charges sociales résultant des conflits menés en vue de contrôler les peuples faibles et leurs ressources. Les sociétés occidentales sont ainsi exemptées de pertes humaines qui peuvent les obliger à une remise en question morale, et donc à une opposition contre toute agression. Le champ de bataille devient un théâtre lointain qui ne touche pas les sociétés des pays agresseurs et ne perturbe pas la stabilité de leur système économique. L’opposition à la guerre devient également une affaire morale, rhétorique (souvent dans l’espace virtuel) et dénuée d’efficacité et d’impact matériel. Il est à noter, par exemple, que malgré l’importance des opérations européennes et américaines dans toute notre région, le retentissement que ces guerres ont eu dans les sociétés occidentales n’était pas lié au nombre de pertes humaines, mais plutôt au volume des vagues de réfugiés. Car cette crise-là représente une menace de déséquilibres sociaux (au niveau de l’intégration culturelle) et économiques (au niveau du contrôle démographique des réfugiés en fonction des besoins du marché occidental). Par ailleurs, on remarque ici, que le discours politique éclairé qui a émergé durant ces guerres – le discours dominant et actif en Europe et aux États-Unis, souvent porté par des milliers d’institutions avec des fonds gouvernementaux et « Philanthropiques » – concerne l’accueil des réfugiés et la nécessité de les intégrer de manière sereine dans les sociétés occidentales, et non pas la condamnation de la guerre elle-même ou l’exercice d’une pression sur les gouvernements afin de la cesser.

L’expérience d’administrer une occupation brutale dans une zone géographique extrêmement exigüe, peuplée de sociétés denses et imbriquées, qui rendent facile la transmission de l’impact politique entre elles, semble très « utile » pour les guerres de notre temps.

Il n’est pas surprenant qu’Israël joue un rôle central dans ce modèle-là, et dans la conception des conflits à l’ère des « drones » en général. Il a en tout cas opté pour de tels concepts dans ses guerres rapides, après celle de 1967 : le recours à l’armée de l’air et aux capacités de surveillance et de contrôle à distance, sans incursions terrestres dans la mesure du possible. Cette vision découle de considérations sociales internes à Israël. Mais celui-ci a aussi des caractéristiques qui le qualifient à orienter les doctrines actuelles de guerre puisqu’il s’agit de l’expérience coloniale la plus récente et la plus complète de notre époque. En plus, sa société constituée de colonies, mélange de tous les immigrés du monde, est plus proche des sociétés américaines et européennes en pleine mutation. Par ailleurs, Israël utilise efficacement les relations de ses diverses communautés dans leurs pays d’origine (du lobby sioniste aux Etats-Unis aux relations des sionistes d’origine marocaine avec le makhzen). De surcroît, l’expérience d’administrer une occupation brutale dans une zone géographique extrêmement exiguë, peuplée de sociétés denses et imbriquées, qui rendent facile la transmission de l’impact politique entre elles, semble très « utile » pour les guerres de notre temps ; d’autant que celles-ci se déroulent dans un espace où la mondialisation a atteint son plus haut potentiel, et que les canaux de communication, et autres liens entre les sociétés, se sont accélérés. Tous ces atouts ne sont pas suspendus en l’air, mais constituent une structure militaire et technologique israélienne qui épaule les pays demandeurs.

Israélisation du monde

La centralité d’Israël dans ce monde en mutation s’étend à bien d’autres aspects qui séduisent les pouvoirs : cela va des logiciels espions, comme nous l’avons vu dans l’affaire Pegasus et la société israélienne NSO (qui a été, d’ailleurs, utilisée pour espionner des personnalités d’organisations palestiniennes de défense des droits de l’homme !) , à la vente d’armes et de programmes de formation policière aux tactiques de la répression, en passant par les systèmes de surveillance complète, la reconnaissance faciale, le contrôle d’Internet, etc. Ce sont tous des domaines qui sous-tendent la « légitimité » de la présence d’Israël dans le monde actuel, et lui permettent de se retirer complètement de tout système de valeurs. Israël refuse aujourd’hui de participer à tout espace qui limite matériellement sa brutalité, ou qui pourrait avoir une quelconque influence réelle sur lui. C’est exactement l’objectif de son hostilité croissante envers le système international, qui s’est considérablement accélérée après la présentation des dossiers des crimes de guerre au Tribunal de La Haye.

Quant à son besoin de faire reluire son image et imposer son récit dans la rhétorique morale qui ne cesse de gonfler à travers le monde, Israël peut le réaliser avec d’autres instruments qui n’exigent pas une soumission aux instances et tribunaux internationaux, ni une prudence excessive dans les pratiques militaires sur le terrain, ou encore dans sa législation et ses lois écrites. Pour réaliser des objectifs de rhétorique et de propagande, Israël édifie un domaine institutionnel intégré, séparé du système international des droits de l’homme et qui lui est hostile dans les territoires occupés et dans le monde en général. Il s’agit d’institutions qui publient des rapports et des recherches, mènent des campagnes médiatiques, assurent la défense et font du lobbying. Elles contrôlent les médias, espionnent les organisations de défense des droits humains et lancent ici et là des accusations de terrorisme et d’antisémitisme. La « philanthropie » sioniste est engagée dans ce domaine institutionnel, et les relations entre les entreprises privées et ces organisations sont si étroitement entrelacées que dans le monde entier, des lois sont imposées qui criminalisent le mouvement de boycott d’Israël et la critique du sionisme. La persécution est pratiquée jusqu’à dans les universités contre étudiants et enseignants, la pression pèse sur la presse et les institutions académiques. Les milieux culturels occidentaux sont mobilisés pour redorer le blason d’Israël. De même que des entreprises s’activent à diffuser le discours sioniste sur les réseaux sociaux, alors que d’autres sociétés et agences gouvernementales travaillent, aux plus hauts niveaux de coordination, avec de grandes acteurs mondiaux tels que Facebook et Google pour museler le contenu palestinien sur Internet.

Pour réaliser des objectifs de rhétorique et de propagande, Israël édifie tout un domaine institutionnel intégré, séparé du système international des droits de l’homme et qui lui est hostile, dans les territoires occupés et ailleurs dans le monde. Des institutions qui publient rapports et recherches, mènent des campagnes médiatiques, assurent la défense et font du lobbying. Elles contrôlent les médias, espionnent les organisations de défense des droits humains et lancent ici et là des accusations de terrorisme et d’antisémitisme.

Dans ce cas, il devient également naturel que des organisations « non gouvernementales » dans ce domaine d’activité sioniste – telles que « NGO Monitor » ou « UN Watch » et bien d’autres – agissent comme des fers de lance dans la persécution des organisations palestiniennes de défense des droits humains et sapent toutes activités ayant trait aux droits de l’homme en Palestine.

Conclusion

A l’ombre des drones et à une époque d’énormes mutations technologiques, économiques et politiques, le système des droits de l’homme a été, plus que jamais, vidé de son efficacité, les possibilités de changement réel sur le terrain ont été réduites et le travail a été limité aux espaces de la connaissance et de l’expression. Le processus est le même dans tout ce qui se passe dans notre monde aujourd’hui : les aires de l’expression morale s’élargissent et celles de l’influence réelle s’étriquent. C’est ainsi que nous en sommes à l’effondrement de la protection des institutions palestiniennes. 

Face à tout cela, les alternatives semblent bien faibles. À la fin de l’année passée, les six institutions palestiniennes interdites ont lancé une campagne internationale de plaidoyer surtout auprès des médias contre la décision israélienne, en plus des efforts de plaidoyer dans les milieux juridiques et des droits de l’homme. Malgré leur importance et leur sincérité, les efforts déployés ne sont pas en mesure de faire face à une crise plus profonde, car ils continuent à traiter la question des six institutions dans un contexte palestinien limité, au lieu de l’examiner à la lumière d’un contexte mondial, qui modifie l’ensemble du système international des droits de l’homme, et du rôle d’Israël dans ce contexte. Une telle lecture pourrait révéler des réponses aux questions et aux besoins de notre lutte à venir.

Source : Assafir Al Arabi