Nous publions cette interview remarquable d’Omar Barghouti. Nous tenons toutefois à préciser que contrairement à ce que suggère le chapeau de l’interview, la Campagne internationale BDS n’appelle pas à boycotter l’Etat d’Israël que par rapport aux territoires occupés (Omar Barghouti s’en explique) et ne cible pas que les sociétés opérant dans les colonies – même si ces sociétés sont souvent des cibles prioritaires.
LE MONDE — 02.07.2015
Propos recueillis par Nirit Ben-Ari (journaliste israélienne)
Le Monde a choisi d’accueillir la rencontre entre Omar Barghouti, militant palestinien des droits de l’homme et animateur du réseau BDS (Boycott, désinvestissement, sanctions), qui appelle à organiser des campagnes de boycottage d’Israël en raison de l’occupation des territoires palestiniens, et la journaliste israélienne Nirit Ben-Ari, connue pour ses engagements et son travail dans Haaretz. Cet entretien, nous aurions très bien pu le faire effectuer par un journaliste de notre équipe. Si nous avons choisi de déroger à la règle, c’est que la rencontre entre Omar Barghouti et Nirit Ben-Ari est une première. Pour l’un comme pour l’autre, la question du boycottage met en jeu des références historiques et des concepts (discrimination, apartheid) dont les échos et la signification sont radicalement différents, voire opposés. Ce dialogue direct est d’autant plus salutaire qu’en France, la démarche de BDS suscite des excès dans un camp – ceux qui assimilent toute pression sur Israël à une entreprise de délégitimation – comme dans l’autre – ceux qui, sous couvert de boycott, nient à Israël son droit à l’existence. Puisse le débat en sortir grandi !
- Omar Barghouti, militant palestinien des droits de l’homme et cofondateur du mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS), qui lutte contre l’occupation israélienne par des appels au boycottage de compagnies israéliennes et étrangères opérant dans les colonies israéliennes ou dans les territoires occupés, est en train de devenir l’ennemi public numéro 1 de Benyamin Nétanyahou. Le premier ministre israélien vient, en effet, de charger un membre de son cabinet – Gilad Erdan, membre du Likoud au pouvoir – de traiter toutes les questions concernant le mouvement BDS. Son bureau a même été doté de 26 millions de dollars afin de financer ses activités. En outre, la nouvelle ministre de la justice, Ayelet Shaked, du parti d’ultra-droite Habayit Hayehoudi (Le Foyer juif), a annoncé qu’elle allait renforcer son service international chargé de s’occuper du mouvement BDS.
A la lumière de ces événements, j’ai écrit à Omar Barghouti afin de solliciter une interview pour le quotidien israélien Haaretz, avec lequel je collabore régulièrement. Il m’a répondu avec cordialité en disant qu’il serait heureux de m’accorder un entretien, le premier avec un journaliste juif israélien, mais pas pour Haaretz. Lors de notre rencontre, j’ai demandé à Barghouti pourquoi il préférait que l’interview paraisse dans Le Monde. « Je n’ai pas de problème avec les journalistes israéliens en tant que tels, me répondit-il, mais avec les médias israéliens. J’ai toujours refusé d’accorder des interviews à des médias israéliens parce qu’ils sont prisonniers du discours hégémonique de l’establishment sioniste. Ils se comportent comme des outils de propagande. Bien évidemment, il se trouve parmi eux de bons journalistes professionnels. »
En préambule, j’ai demandé à Barghouti quelles étaient les revendications du mouvement. Sa réponse fut succincte :
« Nous avons trois exigences fondées sur le droit international : la fin de l’occupation israélienne de 1967, ce qui inclut le démantèlement des colonies de Cisjordanie et la destruction du mur ; la fin du système israélien de discrimination juridique à l’égard des citoyens palestiniens d’Israël, système qui correspond aux critères de l’apartheid tels que définis par l’ONU ; et l’autorisation pour les réfugiés palestiniens, chassés de force en 1948 et en 1967, de regagner leur domicile ou leur région d’origine, dans le cadre des résolutions de l’ONU sur ce point. »
Avec le retour des réfugiés, les Juifs deviendraient minoritaires. Quel serait leur avenir ?
Dans quels pays les communautés juives sont-elles les plus prospères ? Aux Etats-Unis et en Europe occidentale, où elles ne représentent qu’une toute petite minorité. C’est dans les Etats démocratiques qui séparent l’Eglise de l’Etat, et où la loi garantit les libertés et l’égalité, que les communautés juives connaissent la plus grande sécurité et la plus grande prospérité.
Il me semble que la peur des Juifs de devenir une minorité est liée à leur expérience en Europe avant et pendant la Shoah.
Je crois qu’il s’agit d’une peur irrationnelle que l’on constate souvent dans les communautés coloniales. Les colonisateurs craignent toujours que les colonisés puissent se soulever contre eux et leur faire subir ce qu’eux-mêmes font subir aux colonisés. Cette peur israélienne de voir les Juifs redevenir minoritaires dans la Palestine historique, comme ils l’étaient avant le nettoyage ethnique systématique des populations indigènes musulmanes et chrétiennes palestiniennes, est également irrationnelle, car elle plaque une histoire clairement européenne de racisme antijuif, suivi d’un génocide, sur un contexte arabe totalement différent, dans lequel massacres et pogroms antijuifs n’existaient pas.
Rencontrez-vous des difficultés particulières à promouvoir BDS en France ?
La France est un pays où il a été particulièrement difficile d’implanter BDS. Quand vous voulez militer pour les droits des Palestiniens, la France se montre horriblement répressive et antidémocratique. Le soutien fervent du gouvernement français à Israël n’est pas en phase avec l’opinion publique, dont près des deux tiers ont une vision majoritairement négative d’Israël. La France considère de façon sélective que boycotter Israël enfreint ses propres lois « antidiscrimination ». C’est tout à fait curieux, car la France impose ou a imposé de nombreux boycotts et sanctions à d’autres pays, parmi lesquels le Soudan, l’Iran ou l’Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid, sans avoir le sentiment de pratiquer la discrimination à l’encontre d’Arabes, de musulmans ou d’Africains. Dans ce cas, pourquoi seul le boycott d’Israël serait-il considéré comme discriminatoire ? Quelle hypocrisie ! En comparaison, la Grande-Bretagne est un paradis pour BDS ! Cela est dû en partie à la plus grande conscience qu’a l’opinion de la question palestinienne et du système d’oppression coloniale mis en place par Israël.
En dépit des obstacles, BDS a mené avec succès plusieurs campagnes en France, notamment celle contre la compagnie Veolia. Comment celle-ci s’est-elle déroulée ?
Nous avons lancé notre campagne contre Veolia – et contre Alstom – en 2008 (pour leur rôle dans la construction du tramway de Jérusalem). Depuis lors, Veolia a perdu environ 26 milliards de dollars de contrats et d’appels d’offres en Suède, en Grande-Bretagne, en Irlande, aux Etats-Unis et, plus récemment, au Koweït. En janvier 2014, Veolia a également perdu un appel d’offres majeur de transport public à Boston d’un montant de 4,26 milliards de dollars. A Saint-Louis, Veolia a retiré son offre pour une activité de conseil en eau, après qu’a été révélée l’implication de l’entreprise dans des lignes de bus israéliennes de type apartheid desservant uniquement les colons juifs, ce qui rappelait la ségrégation raciale aux Etats-Unis et le boycott des bus à Montgomery. BDS a joué un rôle essentiel dans la décision de Veolia de vendre presque toutes ses activités en Israël.
Début juin, le PDG d’Orange, Stéphane Richard, a fait en Egypte des déclarations favorables au boycott d’Israël, mais l’affaire s’est terminée par des déclarations de François Hollande contre BDS et la venue de M. Richard en Israël où il a présenté personnellement ses excuses à M. Nétanyahou.
Israël s’est réjoui trop vite. Les Israéliens ont mis à genoux une grande entreprise et humilié publiquement son PDG. Mais c’est un signe de désespoir. Quand vous abusez de votre pouvoir avec une telle arrogance, vous vous aliénez de nombreuses personnes de par le monde.
Comme le disait Jean-Jacques Rousseau : « Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir. » Céder à la force est un acte dicté par la nécessité, pas par la volonté ; c’est au mieux un geste de prudence. Comment cela pourrait-il être un devoir moral ? Orange a maintenant modifié ses contrats avec son associé Partner Communications pour leur permettre de mettre un terme à leurs accords de licence. La campagne de BDS contre Orange continuera jusqu’à ce que nous amenions cette entreprise à renoncer à son implication dans les violations israéliennes du droit international.
De plus en plus d’organisations juives et juives israéliennes se joignent à l’appel au boycott d’Israël, malgré les lois israéliennes qui punissent de tels appels. Comment évaluez-vous leur rôle ?
BDS est un mouvement non violent pour les droits humains qui s’oppose catégoriquement et systématiquement à toute forme de discrimination et de racisme, y compris le racisme antijuif. Nous considérons tous les groupes juifs conscients comme des alliés potentiels. Nous sommes très fiers du rôle efficace et principal que joue Boycott from Within (BfW) dans le mouvement.
La croissance impressionnante de Jewish Voice for Peace (JVP), partenaire essentiel de BDS aux Etats-Unis, prouve que le soutien juif à BDS prend de l’ampleur. Un sondage réalisé l’année dernière montre que 15 % des Juifs américains sont partisans d’un boycott total d’Israël, tandis que 25 % sont favorables à un boycott des colonies. Cela fait peur à Israël, car la dichotomie « Juifs contre le reste du monde », qu’Israël a tenté d’instaurer, s’écroule.
Est-ce que BDS, au final, ne risque pas de porter tort aux Palestiniens, en leur faisant perdre des emplois et des sources de revenu ?
Le soutien à BDS chez les Palestiniens est massif, notamment au niveau de la base. En Occident et en Israël, certains pensent que BDS est dirigé par un groupe d’intellectuels palestiniens et de personnes issues de l’élite. C’est faux. Tous les principaux syndicats, associations et réseaux représentant les travailleurs, agriculteurs, femmes, étudiants et jeunes font partie du comité national palestinien BDS, qui constitue la plus large coalition de la société palestinienne et dirige le mouvement BDS mondial. Jusqu’à présent, sauf exception, les milieux d’affaires palestiniens étaient ceux qui nous soutenaient le moins, mais à présent, ils sont de plus en plus nombreux à accepter BDS, même timidement, et à surfer sur la vague de popularité qui le porte. Un sondage récent mené par le Palestinian Center for Policy and Survey Research dans les territoires occupés a montré que BDS était soutenu par 86 % de la population palestinienne. La société palestinienne a réalisé que toute résistance a un prix. Nous sommes prêts à le payer.
(Traduit de l’anglais par Gilles Berton)