Nous prenons nos responsabilités : soixante jeunes annoncent leur refus de servir dans l’armée israélienne

Par Oren Ziv, le 6 janvier 2021

Des dizaines de jeunes Israéliens ont signé une lettre publique objectant au service militaire à cause des politiques israéliennes d’apartheid, de néolibéralisme et de déni de la Nakba.

Les objecteurs de conscience Shahar Peretz (à gauche) et Daniel Peldi (à droite) lors une manifestation contre l’annexion, dans la ville de Rosh Ha’ayin en juin 2020. (Oren Ziv) 

Soixante jeunes Israéliens ont publié mardi matin une lettre ouverte adressée à de hauts responsables israéliens, dans laquelle ils déclarent leur refus de servir dans l’armée pour protester contre ses politiques d’occupation et d’apartheid. 

La lettre dite des « Shministim » (le surnom donné en hébreu aux lycéens) critique le contrôle militaire d’Israël sur les Palestiniens dans les territoires occupés, se référant au régime en Cisjordanie, dans la Bande de Gaza et à Jérusalem-Est comme un système « d’apartheid » impliquant « deux systèmes juridiques différents : un pour les Palestiniens et l’autre pour les juifs ».

« Il est de notre devoir de nous opposer à cette réalité destructrice en unifiant nos luttes et en refusant de servir ces systèmes violents — et tout d’abord le premier d’entre eux, l’armée », dit la lettre qui était adressée au ministre de la Défense Benny Gantz, à celui de l’Education Yoav Galant et au chef d’état-major des forces de défense israéliennes Aviv Kochavi.

« Notre refus de nous engager dans l’armée n’est pas l’acte de tourner notre dos à la société israélienne », poursuit la lettre. « Au contraire, notre refus est un acte témoignant de notre prise de responsabilité sur nos actions et leurs répercussions. La conscription, tout comme le refus, est un acte politique. Comment ferait-il sens que pour protester contre la violence et le racisme systémiques nous devions d’abord faire partie du système d’oppression même que nous critiquons ? »

Cette lettre publique d’objection de conscience est la première de la sorte à aller au-delà de l’occupation et à se référer à l’expulsion des Palestiniens pendant la guerre de 1948. « Nous avons l’ordre d’endosser un uniforme militaire tâché de sang et de préserver l’héritage de la Nakba et de l’occupation. La société israélienne a été construite sur ces racines pourries et cela est apparent dans toutes les facettes de la vie : dans le racisme, le haineux discours politique, la brutalité policière et bien d’autres choses. »

La lettre souligne aussi la connexion entre les politiques néolibérale et militaire d’Israël : « Alors que les citoyens des Territoires palestiniens occupés sont appauvris, les élites fortunées deviennent encore plus riches à leurs dépens. Les travailleurs palestiniens sont systématiquement exploités et l’industrie des armes utilise les Territoires palestiniens occupés comme banc d’essai et comme vitrine pour stimuler ses ventes. Quand le gouvernement choisit de soutenir l’occupation, il agit contre notre intérêt en tant que citoyens — de larges portions de l’argent de nos impôts finance l’industrie dite «  de sécurité » et le développement des colonies au lieu de notre bien-être, de notre éducation et de notre santé. »

L’objectrice de conscience israélienne Hallel Rabin, Kibbutz Harduf, Israël. (Oren Ziv)

Certains des signataires doivent comparaître devant le comité sur l’objection de conscience des forces de défense israéliennes et être envoyés à une prison militaire, d’autres ont trouvé des façons d’éviter le service militaire. Parmi les signataires figure Hallel Rabin, qui a été relâchée de prison en novembre 2020, après un emprisonnement de 56 jours. Plusieurs signataires ont aussi signé en juin dernier   une lettre ouverte  demandant qu’Israël arrête l’annexion de la Cisjordanie.

« Qui protégons-nous en fait ? »  

Les Israéliens ont publié plusieurs lettres de refus depuis qu’Israël a pris le contrôle des territoires occupés en 1967. Alors que pendant des décennies les lettres se référaient en majorité au refus du service militaire dans les territoires occupés spécifiquement, les deux dernières lettres Shministim, rendues publiques en 2001 et 2005, respectivement, incluaient des signataires refusant totalement de s’engager dans l’armée.

« La réalité est que l’armée commet des crimes de guerre sur une base quotidienne — c’est une réalité que je ne peux pas défendre et je sens que je dois crier aussi fort que je peux que l’occupation n’est jamais justifiée », dit Neve Shabtai Levin, 16 ans, de Hod Hasharon. Levin, qui est maintenant en 11e année [équivalent de la classe de première],  projette de refuser le service militaire après son diplôme [de fin d’études secondaires], même si cela veut dire aller en prison. 

« Le désir de ne pas m’engager dans les Forces de défense israéliennes est quelque chose à quoi je pense depuis que j’ai huit ans », continue Levin. « Je ne savais pas que c’était une option de refuser jusqu’à à peu près l’an dernier, quand j’ai parlé à des gens du fait que je ne voulais pas m’engager et qu’ils m’ont demandé si je pensais refuser [le service militaire]. J’ai commencé à faire un peu de recherche et c’est comme cela que je suis arrivé à la lettre. »

Levin ajoute qu’il a signé la lettre « parce que je crois que cela peut faire du bien et que j’espère atteindre des jeunes qui, comme moi, ne veulent pas s’engager mais ne savent pas que l’option existe, ou que cela les fera se poser des questions. »  ”

Shahar Peretz, 18 ans, de Kfar Yona, projette de refuser cet été. « Pour moi, la lettre est adressée aux jeunes, à ceux et celles qui vont s’engager l’année suivante ou qui sont déjà engagés », dit-elle. « L’objectif est d’atteindre ceux qui portent en ce moment l’uniforme et sont effectivement sur le terrain, occupant une population civile, et de leur fournir un miroir qui les fera se poser des questions comme « qui est-ce que je sers ? Quel est le résultat de la décision de s’engager ? Quels intérêts est-ce que je sers ? Qui protégeons-nous vraiment quand nous portons des uniformes, tenons des armes et détenons les Palestiniens aux checkpoints, envahissons les maisons et arrêtons des enfants ? »  

L’objectrice de conscience Shahar Peretz à une manifestation contre l’annexion, dans la ville de  Rosh Ha’ayin, en juin 2020. (Oren Ziv)

Peretz se souvient de ses propres expériences qui ont changé sa manière de penser sur le service militaire : « [Ma] rencontre avec des Palestiniens dans des camps d’été a été la première fois où j’ai été personnellement et humainement exposée à l’occupation. Après les avoir rencontrés, j’ai compris que l’armée était une partie majeure de cette équation, dans son influence sur les vies des Palestiniens sous domination israélienne. Cela m’a conduite à comprendre que je n’étais pas préparée à prendre part, directement ou indirectement, à l’occupation de millions de personnes. »

Yael Amber, 19 ans, de Hod Hasharon, est attentive aux difficultés que ses pairs pourraient rencontrer en prenant une telle décision. « La lettre n’est pas une critique personnelle des garçons et des filles de 18 ans qui s’engagent. Refuser la conscription est très compliqué, et de plein de façons, c’est un privilège. La lettre est un appel à l’action pour les jeunes avant leur service, mais c’est principalement une demande pour que [les jeunes] jettent un regard critique sur un système qui exige de nous de prendre part à des actes immoraux envers un autre peuple. »  

Amber, qui a été démobilisée de l’armée pour raisons médicales, vit maintenant à Jérusalem et est bénévole dans le service civil. « J’ai quelques amis qui s’opposent à l’occupation, se définissent eux-mêmes comme étant de gauche, et font quand même leur service militaire. Ce n’est pas une critique des gens, mais d’un système qui met les gens de 18 ans dans une telle position, qui ne leur laisse pas trop de choix ». 

Alors que l’objection de conscience a été historiquement comprise comme la décision d’accepter la prison, les signataires soulignent qu’il y a différentes méthodes pour refuser et que trouver des manières d’éviter le service militaire peut en soi être considéré comme une forme de refus. « Nous comprenons qu’aller en prison est un prix que tout le monde n’a pas le privilège de payer, que ce soit au niveau matériel, ou du temps ou de la critique de son propre environnement », dit Amber.   

« Une partie de l’héritage de la Nakba » 

Les signataires notent qu’ils espèrent que l’atmosphère politique créée au cours des récents mois par les manifestations nationales anti-Netanyahou — connues sous le nom de « manifestations Balfour », à cause du nom de la rue où se trouve la résidence du Premier ministre à Jérusalem — leur permettra de parler de l’occupation.

« C’est le bon moment », dit Amber. « Nous avons l’infrastructure de Balfour, le début du changement et cette génération montre son potentiel politique. Nous avons beaucoup pensé à cela dans la lettre — voilà un groupe qui est très intéressé par la politique, mais comment les amenez-vous à penser à l’occupation ? »

Levin croit aussi qu’il est possible d’en appeler aux jeunes Israéliens, en particulier à ceux et celles qui vont aux manifestations anti-Bibi. «  Avec tous les discours sur la corruption et la structure sociale du pays, nous ne devons pas oublier que les fondations ici sont pourries. Beaucoup disent que l’armée est un processus important par lequel passent [les Israéliens], que cela vous fait sentir que vous êtes une partie du pays et que vous y contribuez. Mais cela ne fait réellement rien de tout cela. L’armée force des gens de 18 ans à commettre des crimes de guerre. L’armée fait que les gens voient les Palestiniens comme des ennemis, comme une cible qui devrait être blessée. »

Comme les élèves le soulignent dans la lettre, l’acte de refus vise à affirmer leur responsabilité envers leurs compagnons israéliens plutôt que se désengager d’eux. « C’est plus commode de ne pas penser à l’occupation et aux Palestiniens », dit Amber. « [Mais] écrire la lettre et rendre ce type de discours accessible sont un service à ma société. Si je voulais être différente, ou juste ne pas m’en soucier, je ne choisirais pas de me mettre dans une position publique qui reçoit beaucoup de critiques. Nous payons tous un certain prix parce que nous nous nous soucions. »

« C’est un militantisme qui vient d’un lieu de solidarité », lui fait écho Daniel Paldi, 18 ans, qui prévoit de comparaître devant le comité pour l’objection de conscience. « Bien que la lettre soit d’abord et avant tout un acte de protestation contre l’occupation, le racisme et le militarisme, elle est accessible. Nous voulons rendre le refus moins tabou. »  Paldi note que si le comité rejette sa requête, il est prêt à aller en prison.  

Des Palestiniens manifestent contre un nouvel avant-poste colonial près du village de  Beit Dajan, en Cisjordanie, 27 novembre 2020. (Nasser Ishtayeh/Flash90)

« Nous essayons de ne diaboliser aucun côté, y compris celui des soldats qui, dans toute cette absurdité, sont des amis ou des gens de notre âge », note-t-il. « Nous croyons que la première étape dans tout le processus est la reconnaissance des questions qui ne sont pas discutées dans la société israélienne. »

Les signataires de la dernière lettre  Shministim différaient de ceux des versions précédentes en ce qu’ils touchent un des sujets les plus sensibles de l’histoire israélienne : l’expulsion et la fuite des Palestiniens pendant la Nakba en 1948. « Le message de la lettre est de prendre nos responsabilités pour les injustices que nous avons commises et de parler de la Nakba et de la fin de l’occupation », dit  Shabtai Levy. « C’est un discours qui a disparu de la sphère publique et doit y revenir. »

« Il est impossible de parler d’un accord de paix sans comprendre que tout cela est un résultat direct de 1948 », continue Levy. « L’occupation de 1967 fait partie de l’héritage de la Nakba. Tout cela fait partie des mêmes manifestations de l’occupation, ce ne sont pas des choses différentes. »

 Développant ce point, Paldi conclut : « Aussi longtemps que nous sommes du côté des occupants, nous ne devons pas déterminer le narratif de ce qui constitue ou non l’occupation ou si elle a commencé en 1967. En Israël, le langage est politique. L’interdiction de dire « Nakba » ne se réfère pas au mot lui-même, mais plutôt à l’effacement de l’histoire, du deuil, de la douleur. »

Une version de cet article a paru en hébreu sur Local Call. Vous pouvez le lire ici.