Notes pour l’émission de Radio Arts-Mada du 24 juin 2021 : « Les Palestiniens en Israël : entre apartheid, discriminations et affrontements »

michele_sibony

Pour écouter l’émission sur le site de Radio Arts-Mada

Les Palestiniens en Israël : entre apartheid, discrimination et affrontements, quels enjeux ?

L’enjeu et le succès majeurs de la dernière période c’est l’unité palestinienne réalisée contre la dislocation et l’éclatement du peuple palestinien entre ceux de Jérusalem, ceux des territoires occupés, ceux de Gaza, ceux du territoire de 48 et ceux de l’exil et des camps de réfugiés. La crise qui s’est produite à partir de Jérusalem depuis le quartier de Sheikh Jarrah, et autour de la Mosquée d’Al Aqsa, a montré une capacité de l’ensemble de ces morceaux à se réunifier dans un embrasement généralisé. La grève générale qui a suivi, appelée le 18 mai dernier,  organisée par la jeunesse palestinienne, les organisations de base, les comités populaires et les organisations de la société civile à travers la Palestine, sur l’ensemble du territoire entre la mer et le Jourdain, répondait à la fois à l’assaut d’Israël sur Gaza, qui a tué 264 personnes et en a blessé des centaines, aux agressions continues d’Israël dans Jérusalem Est, et aux attaques subies par  les communautés palestiniennes de 48 (à l’intérieur d’Israël). Avec la fermeture des commerces, le boycott de tous les produits israéliens et des  manifestations partout elle a été très suivie et a réussi une forte mobilisation populaire. Dans le territoire de  1948, en Israël, cette grève ne s’est pas cantonnée dans les secteurs et villes arabes. Les travailleurs et les employés  se sont absentés de tous leurs lieux de travail, chantiers, supermarchés, hôpitaux, bureaux, dans les grandes villes, ce qui lui a donné une visibilité inédite. 

C’est  la première grève générale de cette ampleur dans toute la Palestine historique depuis 1936. Et le message  central est celui d’une réponse unifiée  et populaire.

Quelle est votre analyse sur la violence d’Israël à Gaza et les affrontements à Sheik Jarrah ? Peut-on parler d’une révolte généralisée des Palestiniens ?

Ce qui se passe dans le quartier de Sheikh Jarrah illustre bien ce que l’on peut définir comme une situation d’apartheid :  c’est à dire un régime séparé et discriminant. Les Nations Unies  indiquent que ce sont au total  plus de 1000 Palestiniens dont la moitié des enfants qui risquent l’expulsion. Chassées en 1948, des familles palestiniennes avaient été installées par la Jordanie dans ce quartier de Jérusalem Est depuis 1956. Elles cumulent aujourd’hui 70 ans de résidence.

Certaines des revendications israéliennes  sur ces maisons se fondent sur  des droits juifs antérieurs à 1948. Alors  que celles de Palestiniens sur leurs biens de Jérusalem ouest d’avant 48 ne sont même pas examinées.   Deux  lois israéliennes résument et révèlent cette situation d’apartheid : la loi de 1950 dite « des présents absents » qui exproprie les Palestiniens de leurs biens perdus en 1948 et leur interdit de les réclamer. Et la loi de 1970 qui permet aux Israéliens juifs de revendiquer leurs propriétés perdues en 1948.  Ces expulsions, dans les quartiers de Silwan et Sheikh Jarrah s’inscrivent majoritairement dans le contexte d’agrandissement des colonies juives de Jérusalem  Est, et de la judaïsation à marche forcée de la vieille ville annexée. Alors que le droit humanitaire international  interdit à la puissance occupante de toucher aux propriétés des habitants, les plans directeurs d’urbanisme de la municipalité de Jérusalem fixent à 30 %  la limitation démographique des Palestiniens dans Jérusalem Est.

Quant à la violence d’Israël sur Gaza : elle trouve peut être sa source dans le peuplement au trois quart de réfugiés de ce territoire que la volonté politique israélienne a toujours été d’exclure. C’est le territoire que Rabin rêvait de voir s’engloutir dans la mer, qu’Israël voulait « rendre à l’Egypte »  Gaza   est l’endroit où l’on peut frapper,  parce que paradoxalement sans doute, à l’intérieur de leur prison les Palestiniens sont libres et résistent, ce qui est inacceptable pour le colon. On ne peut pas bombarder la Cisjordanie truffée de colons, ou Jérusalem ou le territoire de 48, mais l’enclave libre et résistante de Gaza, oui.  En mai dernier Gaza a montré qu’elle était une  partie indissociable du tout Palestinien, que les Gazaouis  n’étaient pas à part, ni exclus, ils ont pris part à la révolte collective. Le commandement militaire qui a dirigé les opérations a rassemblé tous les partis politiques de Gaza, et il a eu le soutien de la population malgré le prix à payer. Les Gazaouis ont accepté de vivre fierté et terreur pour partager ce message d’unité. 

Les Palestiniens de 48 en Israël se sont mobilisés, en particulier la jeunesse : situation inédite depuis 1948 ?

C’est effectivement une situation inédite mais qui se dessinait déjà ces dernières années. Autour des grandes marches du retour à Gaza, on avait vu  des manifestations de jeunes palestiniens dans tout le pays, organisées via les réseaux sociaux et en dehors de tous les partis traditionnels palestiniens. Et la répression policière avait d’ailleurs pris une nouvelle ampleur. Cette mobilisation rapide, en réseau, sans direction a fonctionné à plein pendant les attaques israéliennes d’avril-mai derniers. Il s’agit d’une jeunesse qui n’est pas (plus) dans les compromis avec le régime, qui n’a pas connu Oslo, et que l’échec de ce processus renvoie tout naturellement à la situation initiale, celle de 48. Dans cette  jeunesse citoyenne d’Israël, ce qui est frappant aujourd’hui c’est le désaveu des partis politiques parlementaires arabes. C’est la  conséquence de  plusieurs éléments: d’abord, lors des élections précédentes en 2019 malgré leur nombre important  à la Knesset, les 16 députés qui constituaient de fait la première force d’opposition en Israël, ont montré leur impossibilité d’agir sur la situation. Ils étaient dans le parlement mais hors du pouvoir.

Ensuite,  alors que  la  violence s’est développée ces dernières années dans les localités arabes, délinquance, criminalité maffieuse, violences inter-familiales, la police a laissé sciemment pourrir la situation malgré la demande d’intervention des députés arabes, les manifestations etc..   L’impact des partis palestiniens est resté nul.

Enfin, le racisme légitimé par les derniers gouvernements  Netanyahu, le vote de la loi État Nation en 2018 qui les exclut constitutionnellement de l’accès à la nation,  la reconnaissance internationale de l’apartheid sur l’ensemble du territoire compris entre la mer et le Jourdain sont autant d’éléments qui ont provoqué une saturation totale   de la jeunesse palestinienne citoyenne d’Israël. La conjoncture des événements qui se sont produits  à Jérusalem (située à la fois dans les territoires occupés et à l’intérieur d’Israël) a entraîné une explosion non plus  seulement en solidarité avec Jérusalem ou Gaza, ce qui était plutôt la configuration de la deuxième Intifada, au début des années 2000, mais aussi pour eux-mêmes et leur condition. 

Aujourd’hui ces jeunes Palestiniens citoyens d’Israël se considèrent comme l’une des  composantes de la Palestine éclatée : 48, Cisjordanie, Gaza et l’Exil, il nous faut lutter, disent-ils, chacun où il se trouve et  avec ses moyens contre un régime d’apartheid qui s’applique à toutes les parties de la Palestine avec des outils spécifiques à chacune. Car il s’agit bien pour eux de restaurer l’unité de la Palestine (et non l’unité palestinienne entre les partis, Hamas, Fatah …). Au-delà de l’expulsion et des destructions, la Naqba se lit essentiellement pour eux  dans la fragmentation de la condition palestinienne. Il ne s’agit plus de trouver des solutions fragmentées elles aussi,  pour les TOP ou Gaza ou les réfugiés en exil, mais une solution globale pour la Palestine, et ils ne comptent plus pour cela sur les anciennes forces politiques. Ils sont aussi sortis de la plainte de leurs parents sur l’abandon par les  pays arabes : nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. C’est aussi une jeunesse qui parle hébreu,  souvent issue de la classe moyenne et formée dans les  universités, qui n’attend plus rien d’Israël en tant qu’État, la logique réformiste du passé est terminée. Il s’agit pour eux de construire un Rapport de force global pour lutter  contre l’apartheid ; et leur exigence n’est pas la paix, c’est celle de la démocratie et de la justice.

La violence de la réponse israélienne à cet embrasement général leur donne raison : le programme policier intitulé « loi et ordre »  a effectué en Israël même 2700 arrestations, avec raids aux domiciles, couvre-feux et check-points dans les villes palestiniennes d’Israël. Une violence exercée qui ressemble en tout point à celle  exercée par l’armée dans les territoires occupés. Cela ne s’était pas produit en Israël  même  depuis 1966 et  la fin du gouvernorat militaire exercé dans  les zones peuplées de Palestiniens. 

Les villes « dites mixtes » en Israël ont connu une flambée de violence ; comment expliquez les lynchages anti arabes ?

La fascisation du régime s’est manifestée toutes ces dernières années avec l’utilisation des mouvements d’extrême droite violents et racistes soutenus par la police quand ils interviennent notamment à Jérusalem autour de la mosquée, pour des provocations, et dans les quartiers palestiniens de  Silwan et Sheikh Jarrah pour soutenir les expulsions et les implantations de colons dans les maisons vidées de leurs habitants. Pour cette extrême droite il n’y a qu’un seul Grand Israël, les méthodes utilisées en Cisjordanie  s’installent donc aussi en Israël même,  et des  groupes d’extrême droite « nationaux religieux »  s’installent au cœur des localités dites mixtes de Jaffa, Akko, Lod, Ramle avec comme objectif déclaré d’achever la judaïsation de la ville,  comme l’objectif des colons pour la  Cisjordanie. Cette  carte blanche donnée par le régime aux groupes d’extrême droite a donné lors des révoltes des raids conduits par des colons venus de Cisjordanie et déversés par  autobus entiers dans les villes mixtes où les Palestiniens manifestaient leur colère, et la police, comme l’armée en Cisjordanie,  a réagi en laissant faire. La bonne  nouvelle, c’est que les Palestiniens ont répondu aux lynchages et se sont battus,  sans céder le terrain. C’est une  mobilisation que même la délinquance des villes mixtes a rejoint,  selon le modèle décrit par Fanon, où les colonisés s’appliquent d’abord la violence à eux même avant de la projeter sur le colon. Les témoignages des avocats chargés de représenter les palestiniens arrêtés, et qui ont travaillé nuit et jour dans les commissariats et les tribunaux, ont été explicites sur le niveau de violence atteint contre les détenus, les cellules de tabassage constituées par la police à  Nazareth , tout cela évoque  les traitements imposés à la population cisjordanienne.  En tous cas cela a été  aussi une vraie secousse pour la population  juive israélienne qui faisait  jusqu’ici semblant de croire que tout allait bien dans ces villes.   Où va-t-on aller manger notre houmous maintenant ? (comme cela a été évoqué  dans les médias) … Il faut souligner le rôle des médias israéliens,  qui ont parfois été de véritables pousse au crime, on a entendu un journaliste interpeller un Palestinien sur un plateau télévisé : «vous allez voir, vous savez qu’on peut vous refaire ce qu’on  vous a fait en 48, vous allez avoir une autre Nabab.»

Le nettoyage ethnique de 1948 est toujours à l’œuvre : en quoi Israël est un régime inégalitaire, raciste et d’apartheid ?

Apartheid veut dire développement séparé et inégal :  de fait  ce  développement séparé et inégal se manifeste  depuis des années sur le territoire de 48  dans toutes les localités arabes : moins d’infrastructures, pas d’agrandissement du territoire municipal de ces villes malgré l’augmentation de la population, et dans les villes mixtes c’est le plus flagrant. Depuis 73 ans pas une localité arabe construite en Israël,  – expropriations massives. -Et les candidatures  arabes dans les nouvelles communautés sont bloquées par des règlements discriminatoires. Près de 70  lois discriminantes ont été votées depuis 1948 contre les Palestiniens d’Israël.

C’est  d’abord une ONG israélienne de droits de l’homme, B’Tselem, qui a  accusé  l’État hébreu de maintenir un régime d’apartheid entre le Jourdain et la Méditerranée.

Puis   le rapport du 25 avril dernier de Human Rights Watch qui dénonce Israël pour « apartheid » indique : Dans la plupart des aspects de la vie quotidienne, les autorités israéliennes privilégient méthodiquement les Israéliens juifs et exercent une discrimination à l’égard des Palestiniens. Les lois, politiques et déclarations de hauts responsables montrent clairement que l’objectif de maintenir le contrôle des Israéliens juifs sur la démographie, le pouvoir politique et les terres guide depuis longtemps la politique du gouvernement. Dans cette perspective, les autorités ont, à des degrés divers, dépossédé, confiné, séparé de force et asservi des Palestiniens en raison de leur identité. Dans certains endroits, comme le décrit ce rapport, ces exactions sont si graves qu’elles constituent des crimes contre l’humanité d’apartheid et de persécution.

Enfin  avec  le  vote du conseil des droits de l’homme des Nations unies, du 27 mai à Genève, l’ONU a lancé une commission d’enquête internationale indépendante et permanente chargée d’enquêter dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est, et en Israël sur toutes les violations présumées du droit international humanitaire et des droits de l’homme.

Le simple rapport entre les 2700 arrestations et présentations en justice de Palestiniens et les 7 arrestations et  présentation en justice d’Israéliens d’extrême droite pour les événements de mai  dernier caractérise ce régime discriminatoire et colonial. 

Quel Gouvernement après Netanyahou?

Ce gouvernement est un conglomérat de partis d’extrême droite  et ultra libéral avec Liberman ministre de  l’économie et directeur de la commission des finances du Parlement, Gidéon Saar venu de l’extrême droite du Likoud à la justice, Ayelet Shaked à l’intérieur, associé à ce qui reste d’une gauche travailliste et Meretz en lambeaux, qui a perdu tout agenda social, et qui obtient des ministères comme santé et environnement- écologie,  et pour les travaillistes : transports, diaspora (c’est à dire chargé de la propagande du régime à l’étranger)  et police (sécurité intérieure).  Enfin le parti  Ra’am islamiste dont Mansour Abbas le leader a fait campagne sur le thème  «Je n’ai aucun Dieu. » C’est à dire aucun principe idéologique, et un pragmatisme absolu,  tout ce qui peut être apporté à la communauté sera positif.

Inutile de dire que dans la jeunesse palestinienne Mansour Abbas est extrêmement attaqué. Quant à  Benett ancien directeur de cabinet de Netanyahu et qui a été le représentant du Conseil des Colons de Judée-Samarie,  c’est un nationaliste religieux d’extrême droite et Ayelet Shaked son acolyte revendique le fascisme et sa première déclaration programmatique  a été l’annonce qu’elle allait se charger de faire rentrer chez eux tous les infiltrés.  Sans parler de l’accession des kahanistes (mouvement qui prône le transfert des Palestinien et longtemps interdit en Israël) avec les députés Ben Gvir et Smotrich. Donc pour répondre à la question quel gouvernement : le même en pire. Il vient d’ailleurs de notifier hier  l’agrandissement de 4 colonies.

Comment s’en sortir pour une paix juste et durable ?

Je voudrais répondre à cette question en la transformant un peu. Quel est le rôle d’un mouvement de solidarité  avec une population en voie de décolonisation ?

Parler de paix esquive de fait la vraie question, qui est celle de l’égalité. Il ne peut y avoir de paix entre colon et colonisé. Il faut d’abord gagner la décolonisation  au sens le plus large, et ensuite seulement négocier une forme de paix. D’ailleurs personne ne parle de paix sur le territoire de 48  aujourd’hui, les Palestiniens parlent de justice et d’égalité. La paix est un processus  subordonné à celui de la décolonisation.

Il me semble que nous devrions tous éviter le travers de tout Européen, élevé dans une partie du monde qui s’est toujours pensée au centre de l’univers,  qui est de se vivre en donneur de leçons. Or ce que l’on attend d’un mouvement de solidarité comme son nom l’indique c’est qu’il soutienne et non qu’il décide à la place de.. ou dicte ses points de vue au colonisé.  Hélas depuis Oslo, une partie de ce mouvement continue d’ânonner lamentablement  les principes des deux États et de Jérusalem capitale partagée contre la réalité que constituent   l’expansion de la colonisation, de 200 à 600 000 colons, et l’épuration ethnique de Jérusalem annexée..   Il y a deux populations sur la même terre entre la mer et le Jourdain, quasi équivalentes en nombre : la population juive israélienne et la population palestinienne, la première soumet la seconde, vole et colonise son territoire, dénie ses droits nationaux, réduit les droits de ceux d’entre eux qui ont la citoyenneté.  La seconde veut s’émanciper de ce joug. Une forme de partage de souveraineté est à inventer entre ces deux populations, pour éviter que le sang continue à couler. Le rôle d’un mouvement de solidarité digne de ce nom est de soutenir et d’accompagner l’opprimé, de l’aider à accéder à l’énoncé de la forme que prendra son autodétermination tout en indiquant très clairement à l’oppresseur qu’il doit cesser sinon il sera isolé et sanctionné (c’est ce que fait et c’est tout son mérite,  la Campagne Internationale du BDS ).

Le Manifeste de la Dignité et de l’Espoir,  document qui a circulé à travers toute  la Palestine le jour de la grève générale nous dit : « En ces jours, nous écrivons un nouveau chapitre, le chapitre d’une Intifada unie qui cherche notre seul et unique objectif : réunifier la société palestinienne dans toutes ses différentes parties ; réunir notre volonté politique et nos moyens de lutte pour affronter le sionisme dans toute la Palestine. » C’est le message que le mouvement de la solidarité avec la Palestine et son peuple devrait entendre.

    Voir le-s sujet-s Apartheid israélien
    Tous les dossiers