- 28 nov. 2020
- Par Norman AJARI
- Blog : Le blog de Norman AJARI
Galvanisés par la gestion autoritaire et liberticide de la crise sanitaire actuelle qui place au cœur du dispositif le contrôle social bien davantage que l’augmentation des moyens alloués à la santé, les policiers se croient aujourd’hui tout permis. Entre la façon dont la police française interagit avec les Blancs et les autres, il n’y a pas seulement une différence de degré ; il y a une différence de nature. Analyse.
Le samedi 21 novembre, le producteur de musique Michel Zecler était tabassé par la police dans son studio d’enregistrement du 17e arrondissement de Paris, puis dans la rue. Alors qu’elle était sur le pas de sa porte, la victime avait les forces de l’ordre sur les talons, qui n’ont pas tardé à le rouer de coups et à l’agonir d’injures racistes. En effet, la victime est un homme noir. La dureté et l’arbitraire de la scène ont été capturés par les caméras de surveillance du studio, mais aussi par les téléphones de voisins.
Face à la médiatisation des images accablantes, le Ministre de l’Intérieur Darmanin a demandé la suspension des policiers et le Président Macron a fait part de son émoi.
Évidemment, le gouvernement s’en tiendra au discours étatique habituel qui, lorsque les faits de violence sont trop patents pour être simplement niés, se réfugie dans la dénonciation de faits isolés et de brebis galeuses. Mais je pense que du point de vue des critiques de la brutalité policière, cette affaire est assez significative pour exiger de notre part un réajustement, et pour tout dire une radicalisation, du discours.
Pouvons-nous encore nous contenter des explications en termes de « racisme structurel », voire même de « racisme d’État », devenues routinières dans le discours de gauche ?
Certes, ces idées restent nécessaires, mais elles se montrent aujourd’hui insuffisamment précises. Lorsque M. Adama Traoré était assassiné par des gendarmes en juillet 2016, on a pu lui reprocher d’avoir tenté de fuir un contrôle policier. Lorsque M. Théo Luhaka, en février 2017, se faisait sodomiser par des policiers matraqués, on a pu lui reprocher d’avoir résisté à un contrôle d’identité. Lorsque 151 jeunes étaient contraints de s’agenouiller des heures durant, mains sur la tête à Mantes-la-Jolie, on a pu leur reprocher d’avoir participé à un mouvement social. Le lynchage de M. Michel Zecler nous prive de la logique habituelle, qui fait de la race un facteur aggravant.
Ici la race de la victime n’est pas un facteur aggravant : elle est l’unique cause du supplice.
Tant que l’on suppose que les policiers sont simplement victimes d’un « biais racial » qui les pousse à agir plus brutalement avec les contrevenants non blancs, on peut demeurer dans l’illusion que les mauvais comportements policiers sont réformables. Qu’il est possible de former les agents à davantage d’équité ou à une meilleure gestion des conflits.
Le cas Michel Zecler fait voler ces chimères en éclats.
La violence subie par le producteur ne répondait à aucune nécessité fonctionnelle. C’est ce qu’on appelle couramment de la violence gratuite. La question fondamentale, celle que personne ne semble vouloir soulever, alors qu’elle est la plus simple, est donc la suivante : Pourquoi un tel lynchage a-t-il eu lieu ?
La victime de la ratonnade d’État est un homme de la classe moyenne supérieure, qui paie ses impôts. Un entrepreneur sur son lieu de travail, traqué au mépris de toute procédure. Il n’y avait aucune raison tangible de l’assimiler à une menace. Son seul et unique tort aura été d’être un homme noir.
Or les hommes Noirs ne sont pas seulement des contrevenants qui sont rudoyés davantage que les autres et passent un plus mauvais quart d’heure. Ils sont des cibles. Nous ne devrions pas simplement nous interroger sur une inégalité de traitement entre personnes d’origines différentes. Nous sommes brutalement confrontés à la réalité d’une police française qui persécute activement les populations noires et arabes. Elle les attaque, tourmente et violente à vue selon une logique qui n’est pas discriminatoire, mais exterminatrice.
En effet, les policiers ne se sont pas contentés de faire pleuvoir les coups.
Ils ont réalisé des faux en écriture publique, inventant des provocations, des outrages, voire même une tentative d’arracher une arme de service, pour rendre M. Zecler seul responsable de la violence qu’il avait subie. Il ne suffisait pas de déchaîner sur lui toute la brutalité physique et verbale dont ils étaient capables afin de le blesser et de l’humilier. Il fallait encore le persécuter judiciairement – c’est-à-dire planifier de détruire sa vie afin de justifier l’explosion de brutalité raciste qu’il venait de subir. Il ne suffisait pas de le démolir physiquement, encore fallait-il le tuer socialement.
Entre la façon dont la police française interagit avec les Blancs et les autres, il n’y a pas seulement une différence de degré ; il y a une différence de nature.
À peine aperçu par la patrouille, M. Zecler a été traqué, acculé et massacré sans aucun motif rationnel. Nous ne devons pas tourner le dos face à cette irrationalité, ou en d’autres termes cette dimension libidinale, qui est au cœur du racisme en général et de la négrophobie en particulier. Galvanisés par la gestion autoritaire et liberticide de la crise sanitaire actuelle qui place au cœur du dispositif le contrôle social bien davantage que l’augmentation des moyens alloués à la santé, les policiers se croient aujourd’hui tout permis, et libres de suivre en toute liberté l’idée qu’ils se font de leur profession : tabasser du « sale nègre ».
M. Zecler a été lynché car la police française entretien un rapport exterminateur aux hommes noirs et arabes, surreprésentés en prison, surexposés aux contrôles d’identité et à la surmortalité précoce.
La France est un pays où des agents de l’État considèrent spontanément la peau noire comme un crime qui exige une punition expéditive, extralégale, et qui vise à exclure durablement sa cible de la société. La « France Orange mécanique », la France sadique de la violence gratuite et du sentiment d’impunité, la France ensauvagée, c’est la France policière.
C’est cette institution qui injurie, tabasse et ratonne avec la garantie d’un soutien a priori d’une hiérarchie toujours plus propice à suivre aveuglément les affabulations des professionnels de la violence. Ce n’est que lorsque s’accumulent les preuves indubitables qu’offrent les enregistrements vidéo que se fissure l’institution du mensonge.
Il est évident que le droit de diffuser des images des agents en exercice est aujourd’hui, plus que jamais, indispensable et peut sauver des vies. Mais ce n’est pas suffisant. L’heure n’est plus à la réforme du contrôle policier ; il s’agit véritablement aujourd’hui de planifier son abolition.
Norman Ajari
Professeur de philosophie à Villanova University (Pennsylvanie)