Première partie :
21 MARS 2016 | PAR EMMANUEL RIONDÉ
La campagne BDS se renforce en Europe malgré la répression
Plus de dix ans après son lancement par des associations palestiniennes, la campagne de boycott d’Israël gagne du terrain en Europe. Si elles ne font pas encore vaciller l’économie israélienne, les actions de boycott et de désinvestissement fragilisent Tel-Aviv. Et inquiètent ses amis. Notamment en France, où le mouvement fait l’objet d’une criminalisation politique et judiciaire.
« Est-ce que la campagne se développe ? Je dirais qu’elle progresse dans un contexte de répression accrue. » Co-animatrice nationale de Boycott désinvestissement sanctions (BDS) France, Imen Habib a le sens de la synthèse. Et elle sait euphémiser : « Nous avons eu des victoires mais il est difficile, en France, de communiquer sur ces actions. » Les 16 et 17 janvier 2016 s’est tenu à Marseille le cinquième week-end national de BDS France, un mouvement qui compte une cinquantaine de collectifs locaux et dont l’appel, remontant à 2009, est signé par 51 organisations nationales. BDS France est rattaché à la campagne internationale pour le boycott d’Israël lancée, elle, le 9 juillet 2005 (un an après l’avis de la Cour internationale de justice jugeant illégal le mur érigé par Tel-Aviv en Cisjordanie), à l’initiative de 170 organisations non gouvernementales palestiniennes.
Environ 150 personnes, venues de 40 villes, se sont retrouvées à Marseille. Où, entre des échanges disputés sur la stratégie, une « plénière juridique » pointue, un repas végan et une soirée palestinienne, elles ne se sont pas privées de commenter les « victoires » les plus récentes : d’abord, la confirmation, début janvier, par l’entreprise Orange de la fin de son accord de partenariat avec le groupe israélien Partner communication. En 2010, l’association israélienne Who profits, qui documente « l’industrie de l’occupation », avait révélé que Orange Partner fournissait des prestations aux colons et aux militaires dans les territoires occupés. S’en est suivie une large mobilisation, qui a contraint l’opérateur téléphonique à renoncer à cette association.
À cette bataille gagnée du désinvestissement s’en ajoute une autre, remportée par le boycott : cette année, le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême s’est tenu sans son sponsor, Sodastream. Cette entreprise de produits de gazéification est la cible de BDS pour avoir implanté une usine dans une colonie de Cisjordanie – déplacée depuis dans le désert du Néguev. La campagne s’était cristallisée début 2014 autour de l’actrice Scarlett Johansson, en promotion publicitaire pour la marque. À Angoulême, les deux dernières années, des artistes, dont Jacques Tardi, Joe Sacco, Lewis Trondheim ou Willem, ont demandé à la direction du festival de mettre fin à ce partenariat. Avec succès, donc.
Rares en France, les mobilisations du monde culturel sur la question palestinienne sont plus fréquentes en Europe du Nord. En février dernier, des artistes britanniques, dont Ken Loach, Roger Waters, Mike Leigh ou Peter Kosminsky, appelaient ainsi au boycott d’Israël. « Nous n’accepterons aucune invitation professionnelle en Israël, ni financement d’aucune institution liée à ce gouvernement », assuraient-ils dans une tribune collective publiée dans The Guardian.
« Nous avons remporté des victoires considérables », assure Robert Boyce, secrétaire du Comité britannique pour les universités palestiniennes (British Commitee for the Universities of Palestine – Bricup). Dédié au boycott académique et culturel, le Bricup, qui compte surtout ses membres « parmi les professions libérales et les travailleurs culturels », a encore gagné du terrain en 2015, notamment du côté des syndicats enseignants et étudiants. Le 27 octobre 2015, sur une pleine page dans The Guardian,343 universitaires britanniques appelaient à leur tour au boycott des facs israéliennes.« Normalement, les médias dominants ne passent pas nos lettres et cette page nous a quand même coûté 14 000 livres, commente Robert Boyce. Mais notre lobbying et nos campagnes portent leurs fruits. L’ambassade d’Israël en Grande-Bretagne vient de prendre une position inattendue : encourager les débats autour de la question du boycott. Ce changement de stratégie témoigne de leur inquiétude. Et nous sommes prêts à intervenir dans ces débats ! C’est un cadre idéal pour augmenter notre influence auprès des enseignants et des élèves. » Robert Boyce constate juste un renforcement « de l’opposition » depuis un an, « notamment du côté du gouvernement ».
Idem en Norvège, pays gouverné par une coalition de droite « pro-israélienne », selon Nikos Tavridis-Hansen, porte-parole de BDS Norvège. N’existant que depuis décembre 2014, BDS Norvège s’est rapidement étoffé. « Notre groupe rassemble un noyau d’une trentaine d’individus très actifs, essentiellement dans la région d’Oslo, explique le militant. Mais notre organisation grossit depuis sa création et nous avons maintenant des militants un peu partout dans le pays. Beaucoup de membres de l’équipe ont été impliqués ces dernières années dans la campagne dénonçant les liens entre l’université d’Oslo et G4S. » Entreprise anglaise de sécurité, travaillant avec la police israélienne et fournissant des services dans les colonies, G4S a fait l’objet ces dernières années d’une large campagne qui lui a fait perdre de nombreux contrats. En Norvège, la société a mis fin à l’ensemble de ses activités dans le pays. « Nos actions sont suivies par les médias nationaux, mais aussi Al-Jazira et d’autres chaînes anglophones et arabophones », poursuit Nikos Tavridis-Hansen.
Sans être exponentielle, la dynamique de BDS à l’échelle européenne est aujourd’hui bien réelle. En atteste cette année le succès militant, depuis le 1er mars, de la mobilisation #IsraeliApartheidWeek où se succèdent, dans de nombreuses villes et universités, les rencontres, débats ou manifestations visant à dénoncer l’occupation israélienne. Et de l’arrivée dans la campagne de l’United Electrical Workers Union, l’un des grands syndicats fédéraux américains, à l’annulation du concert de Lauryn Hill en Israël, en passant par l’adoption par 26 conseils locaux espagnols de résolutions soutenant les actions de boycott, la liste des petites et grandes victoires de la campagne internationale, recensées sur son site, est considérable.
« Nous sommes régulièrement taxés d’antisémitisme »
Avec quel effet ? Tout en reconnaissant leur poids symbolique, des opérateurs économiques israéliens assurent que, pour l’heure, ces actions n’atteignent l’économie nationale qu’à la marge (lire sur Mediapart : « Face au boycott, l’économie israélienne se veut confiante »). En 2015, deux documents officiels ont cependant retenu l’attention. D’abord, en juin, le rapport annuel de la Cnuced sur les investissements directs étrangers indiquant qu’ils sont passés en Israël de 12 milliards de dollars en 2013 à 6,4 milliards en 2014. Une baisse qui serait imputable à la guerre de l’été 2014, mais aussi aux pressions de BDS. L’autre, passé plus inaperçu, émane de la Banque mondiale. Il relève que les territoires palestiniens de Cisjordanie et Gaza ont vu leurs importations d’Israël chuter de 24 % au cours du premier trimestre 2015. Conséquence, selon le rapport, « d’une activité économique ralentie, mais également d’une tendance chez les consommateurs palestiniens à remplacer des produits importés d’Israël par des produits en provenance d’autres pays ».
En revanche, les effets politiques sont, eux, sans équivoque. Depuis déjà plusieurs années, cette campagne non violente, qui se revendique de la lutte anti-apartheid en Afrique du Sud et du mouvement des droits civiques aux États-Unis, est perçue comme une menace à moyen ou long terme par Tel-Aviv (lire sur Mediapart : « Israël s’inquiète du boycott international »). Les objectifs, clairement énoncés dans l’appel initial, sont pourtant tous « conformes au droit international » : fin de la colonisation et démantèlement du mur, égalité de droit pour les Palestiniens citoyens d’Israël et application du droit au retour pour les réfugiés. Soit la satisfaction des droits des trois composantes du peuple palestinien. Pour les atteindre, la campagne mobilise trois leviers d’action : l’appel au boycott citoyen des produits commerciaux et de tout ce qui émane des institutions israéliennes (économique, universitaire, culturelle et sportive) ; le lobbying pour le désinvestissement des organismes, public et privé, de l’économie israélienne ; et la demande que soient appliquées des sanctions à l’État d’Israël. « Il ne s’agit à aucun moment d’un boycott individuel, mais bien d’une campagne visant les institutions », souligne Jean-Guy Greilsamer, membre de l’Union juive française pour la paix (UJFP) et co-animateur de BDS France.
Traduction française de la vidéo initiale du Comité national palestinien du BDS (BDS Movement). © Campagne BDS France
En France, cette campagne ne manque pas d’opposants. Dans un document interne que Mediapart a pu consulter, le comité BDS France Toulouse a recensé pas moins de 12« attaques » (agressions physiques de militants, intimidations, enquête de police, privation de salles, diffamation dans la presse…) à son encontre entre décembre 2014 et octobre 2015. Président de l’Association des universitaires pour le respect du droit international en Palestine (Aurdip), signataire de la campagne, Ivar Ekeland (voir son blog sur Mediapart) témoigne avec une certaine lassitude de ce climat très particulier.« Organiser une réunion ou un débat sur la situation en Palestine dans les universités françaises est quasi impossible. C’est un refus systématique, au motif de trouble à l’ordre public. L’an dernier à Paris Tolbiac, nous avions fait venir un Sud-Africain pour parler de l’apartheid. Nous avons dû écouter son intervention à l’extérieur de la faculté. Quand je me suis lancé dans cette association, en m’inspirant du Bricup anglais, jamais je n’aurais pensé que nous ne parviendrions même pas à organiser des réunions ! J’ai longtemps enseigné au Canada et, là-bas, c’est totalement impensable. Ils respectent bien plus les droits individuels et le débat. Ici, il y a beaucoup de pressions dans le milieu académique : les jeunes qui montent sont dissuadés de s’engager à nos côtés s’ils veulent faire carrière. Des menaces, aussi : il y a quelques années j’ai reçu des balles par courrier… » En janvier 2011, l’École normale supérieure de la rue d’Ulm avait annulé un débat sur le Proche-Orient auquel devait notamment participer Stéphane Hessel. Un an plus tard, en février 2012, la direction de l’université de Paris 8-Saint-Denis retirait l’autorisation à la tenue dans ses murs d’un colloque intitulé « Israël : un État d’apartheid ? ».
L’adversité dans le champ social est d’autant plus virulente qu’elle s’appuie sur des organisations installées comme le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif). Sur son site web, le Crif propose un dossier intitulé « Boycott. Comment répondre ? ». Et le 1er octobre dernier, son président Roger Cukierman adressait aux maires de France une lettre dans laquelle il les mettait en garde contre « cette campagne de pression dont aucun pan de la société française ne semble aujourd’hui à l’abri » représentant, selon lui, le « nouveau visage déguisé de l’antisémitisme ». Le Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme (BNVCA), Avocats sans frontières ou l’association France-Israël, organisations plus marginales, portent également le fer, tout comme quelques personnalités à forte valeur médiatique ajoutée. Dernier exemple en date, mardi 16 février, le Conseil de Paris a adopté un « voeu » condamnant le mouvement de boycott d’Israël, seuls les élus Front de gauche et EELV ont voté contre. Le 18 mars, le Conseil municipal de Toulouse a voté, en toute discrétion, le même type de résolution.
« Le chantage à l’antisémitisme » que déplore Imen Habib n’est cependant pas spécifique à la France. « Ici aussi, nous sommes régulièrement taxés d’antisémitisme, raconte Robert Boyce, du Bricup. Et ce alors qu’une bonne partie des cadres de notre mouvement sont de confession juive ! » À Marseille étaient présents de nombreux adhérents de l’UJFP ou encore Sion Assidon, responsable de BDS Maroc. Pour autant, la question, instrumentalisée en permanence, est hypersensible. Et le moindre dérapage fait l’objet d’une surenchère. En août 2014, deux militants de BDS 34 (Montpellier) relaient sur leur page Facebook une image rattachée à un texte clairement antisémite. Ils n’ont ni écrit ni produit ce document dont ils se démarquent et qu’ils dépublient dès qu’ils ont connaissance de sa teneur (voir leur déclaration publiée en mars 2015). Mais la LDH Montpellier porte l’affaire devant les tribunaux, rejointe plus tard par la Licra, occasionnant une volée d’échanges acerbes entre diverses organisations du mouvement de solidarité (voir par exemple cette contribution au débat de l’UJFP). Membre de la première heure de BDS 34 José-Louis Moraguès a été ulcéré par cette séquence « calomnieuse et dégueulasse » : « Ils ont fait une connerie, ils le savent, ils l’ont dit. Nous, la bataille politique, on l’a toujours menée sur cette question, on est tranquille là-dessus. Le jour où on a constaté la proximité de cinq militants avec les thèses de Soral, on les a pris en entretien individuel et on les a mis au pied du mur : il n’y a pas de place pour l’antisémitisme dans notre cadre militant. » De fait, à Marseille, Soral, Dieudonné et leurs quenelles ne disposent d’aucun crédit parmi ces activistes, dont la charte stipule clairement qu’« elle ne vise pas des personnes ou des groupes en raison de leur origine ou de leur religion juive, ni leurs entreprises ou leurs produits ».
En France, depuis 2009, une dizaine de procès ont concerné des militants engagés dans la campagne
« BDS est structurellement antiraciste et n’est pas une campagne contre Israël mais contre les structures oppressives de l’État d’Israël », rappelle Riya Hasan, coordinatrice de la campagne européenne pour le Comité national palestinien de BDS (BNC – Palestinian BDS National Committee). Ce qui n’empêche pas les amalgames, y compris au sommet de l’État. En l’occurrence, le chef du gouvernement Manuel Valls mène la danse. Le 7 mars 2016, lors du dîner du Crif, il a ainsi doctement expliqué à une assemblée ravie que l’antisionisme, est « tout simplement le synonyme de l’antisémitisme et de la haine d’Israël ».
Quelques semaines avant, le 18 janvier, toujours devant les Amis du Crif, visant clairement BDS, il avait déjà condamné les « critiques de la politique d’Israël qui se transforment] en un « antisionisme » dissimulant presque systématiquement de l’antisémitisme », assurant à son auditoire : « Je pense que nous allons prendre des dispositifs – mais toujours dans l’État de droit – qui doivent montrer que ça suffit, et qu’on ne peut pas tout se permettre dans notre pays. » Un mois plus tôt, le 16 décembre 2015, à l’Assemblée nationale, répondant à Meyer Habib, député (UDI) de la huitième circonscription des Français de l’étranger (huit pays du bassin méditerranéen dont Israël) et [ami de Benjamin Netanyahou, qui s’inquiétait de ces appels au boycott créant, selon lui, « un climat de haine en France », le premier ministre avait délivré un discours de la même teneur (un échange à voir ici).
Cette volonté d’entretenir la confusion entre action politique et geste antisémite s’accompagne d’une forte répression judiciaire. Le 20 octobre 2015, la Cour de cassation rendait deux arrêts confirmant la condamnation de militants BDS ayant participé en septembre 2009 et en mai 2010 à des actions dans un magasin Carrefour du côté de Mulhouse. Certes, comme l’a noté le juriste Ghislain Poissonnier à Marseille, cet arrêt« n’interdit pas d’appeler au boycott d’un produit particulier si on explique pourquoi », et pourrait donc avoir un effet inverse à celui escompté en incitant les militants à « être plus précis ». Il n’empêche que cette décision de la plus haute juridiction française condamne l’appel au boycott citoyen de l’État d’Israël. Seul un autre pays au monde l’a fait : Israël, par une loi adoptée par la Knesset en juillet 2011.
« Nous sommes déjà passés devant des tribunaux suite à des actions dans des magasins, raconte Nikos Tavridis-Hansen de BDS Norvège, mais nous étions accusés de destruction de produits, pas d’avoir appelé les clients au boycott. Nous n’avons ici aucune disposition légale et judiciaire contre BDS. » En France, depuis 2009, une dizaine de procès ont concerné des militants engagés dans la campagne. Le dernier en date est celui de Toulouse, où quatre militants du comité local sont poursuivis pour « entrave à l’exercice normal d’une activité économique », en clair une distribution de tracts dans un supermarché. Le rendu en première instance est prévu le 30 juin.
La décision de la Cour de cassation du 20 octobre n’est que « la dernière étape », souligne Imen Habib, d’un processus de criminalisation judiciaire débuté avec la « circulaire Alliot-Marie ». Un document daté du 12 février 2010 et signé du directeur des affaires criminelles et des grâces invite les procureurs à le tenir informé de « tous les faits » dont ils sont saisis ayant à voir avec des « appels au boycott de produits israéliens ».Demandant « une réponse cohérente et ferme », cette directive se réfère à l’alinéa 8 de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse, qui condamne la « provocation publique à la discrimination ». Étrangement, elle sera « confirmée et précisée » le 15 mai 2012 par le cabinet du garde des Sceaux Michel Mercier, 24 heures avant l’arrivée de Christiane Taubira place Vendôme. Comme s’il avait été crucial pour le pouvoir sortant de s’assurer avant de partir que la poursuite des militants BDS ne cesserait pas (au sujet des circulaires Alliot-Marie et Mercier, lire cet article de Ghislain Poissonnier et Jean-Christophe Duhamel).
Pour Dominique Cochain, l’une des avocats du mouvement, « clairement, les parquets et procureurs ont une série de directives qui leur ordonnent de poursuivre dans les affaires de boycott. Et on voit même dans la rédaction de ces directives des éléments factuels qui donnent des instructions pour mieux gagner les procès ». Le fait que, dans l’affaire de Toulouse, ce soit la Licra qui ait porté plainte signale selon elle une volonté de « sortir l’artillerie lourde » du côté des opposants à la campagne. « La Licra est une association nationalement reconnue, vis-à-vis de laquelle les gouvernants se taisent. Et, eux, ils ont de bons avocats… », résume l’avocate, qui se dit inquiète du climat actuel : « C’est très dangereux de criminaliser BDS qui est un mouvement sain : les cadres du mouvement ont un bon niveau de formation et une solide ossature. Et c’est plutôt bien de savoir que des jeunes en empathie avec la question palestinienne, lâchés tout seuls dans la nature, croiseront ce type de militants plutôt que d’autres… »
Un avis que ne semble pas partager le pouvoir en place. Sollicitée à plusieurs reprises pour abroger la circulaire Alliot-Marie, Christiane Taubira (remplacée par Jean-Jacques Urvoas au ministère de la justice le 27 janvier 2016) n’a jamais accédé à cette requête. Le dernier courrier date de jeudi 21 janvier 2016, une lettre ouverte signée par la présidente de la LDH, le secrétaire général de la CGT et le président de l’AFPS lui demandant d’en finir avec ces « circulaires déshonorantes », et rappelant qu’« il est impératif, si l’on veut s’opposer de façon crédible par tous à toutes les formes de racisme et singulièrement à l’antisémitisme, de marquer que la critique de la politique d’un État ne saurait être confondue avec la mise en cause d’une population ».
L’arrêt de la Cour de cassation du 20 octobre devrait, lui, être porté devant la Cour européenne des droits de l’homme. Convaincus que la juridiction européenne leur donnera raison, les militants BDS n’en démordent pas :« Notre succès dérange, assène Imen Habib. On a prouvé que lorsque l’on se fixe des objectifs précis, on peut gagner des batailles. Dans le contexte actuel, cette criminalisation a un effet inverse à ce qu’ils souhaitent : beaucoup de gens nous apportent leur soutien au nom de la liberté d’expression… Plus que jamais, nous sommes déterminés à poursuivre cette campagne et à nous battre contre la répression. On ne se laissera pas intimider. »
Dans le communiqué final produit à l’issue de la rencontre de Marseille, BDS France annonce la suite des hostilités : une participation active « à la campagne d’embargo international contre l’industrie d’armement et de sécurité israélienne ». Et une campagne « contre la société d’assurance et de banque AXA dont une filiale financière participe au capital d’Elbit Systems », l’une des principales entreprises de défense israéliennes.
Deuxième partie
Les défis d’une nouvelle génération de militants pro-palestiniens
28 mars 2016 | Par Emmanuel Riondé
L’émergence d’une nouvelle génération de militants internationaux et conjointement l’échec, en Palestine, du « processus de paix » permettent de comprendre la dynamique de la campagne BDS. Elle est encore loin de son modèle, le boycott du régime sud-africain, mais elle provoque en France un renouvellement du débat stratégique au sein du mouvement de solidarité.
C’était un autre temps, les années 1970-80, un autre contexte international. « En Grande-Bretagne, les étudiants qui, traditionnellement, avaient tous un petit compte à la banque Barclays, l’ont boycottée jusqu’à ce qu’elle se retire d’Afrique du Sud. En France, où l’on aurait très bien pu taper sur la BNP ou le Crédit lyonnais, on n’a jamais réussi à mettre en place ce genre de chose. » Militante anti-apartheid de la première heure, auteure de plusieurs ouvrages sur l’Afrique du Sud, Jacqueline Dérens voit deux raisons à ce différentiel franco-britannique : « Le boycott est quelque chose de très anglo-saxon. Ici, on veut tout de suite être très politique. Et puis, il faut reconnaître qu’en France, au lieu de s’unir, les forces progressistes passent une bonne partie de leur temps à se bouffer le nez ! »
En France, le mouvement de solidarité avec la Palestine ne passe pas son temps à « se bouffer le nez ». Mais l’émergence de BDS restera comme l’une des étapes un peu piquantes de son histoire. L’opération militaire menée par l’armée israélienne dans la bande de Gaza entre le 27 décembre 2008 et le 18 janvier 2009 (« Plomb durci ») a agi comme un déclencheur. « Il y a eu une sorte d’unanimité, raconte Jean-Pierre Bouché, du comité BDS France Toulouse. Il fallait vraiment s’y mettre. Et la quasi-totalité des comités BDS en France sont nés à ce moment-là. » Héritiers de structures locales déjà en place ou créés ex nihilo, ces collectifs, sous forme associative ou pas, sont aujourd’hui une cinquantaine, animés par des noyaux durs rassemblant généralement entre 15 et 40 militants.
Et ils ont vu éclore une nouvelle génération d’activistes, entrée en jeu alors que le processus de paix était « caduc ». C’est le cas de Thibault, 28 ans, professeur des écoles dans la région toulousaine. « Ce qui m’a tout de suite plu dans la campagne, c’est qu’elle permettait de ne pas s’empêtrer dans les débats sur un État ou deux États, défendre ou pas le Hamas, etc., résume-t-il. Il s’agissait de soutenir un appel venu directement des Palestiniens, avec des modalités d’action directe qui me convenaient. Pour moi, le processus d’Oslo c’est quelque chose qui est daté de la génération d’avant et qui renvoie à un sentiment d’impuissance. Avec BDS, je m’inscris dans un mouvement international, structuré et organisé. »
Une « génération d’avant » avec qui la rencontre ne s’est pas toujours faite sans heurts. Installée à Bordeaux où elle a achevé en septembre dernier des études de droit international après un parcours en sciences politiques, Leyla, 25 ans, a rejoint Génération Palestine, qui « porte la campagne BDS sur Bordeaux », à l’occasion d’un événement universitaire en 2009. Elle estime que « si BDS rassemble aujourd’hui une nouvelle génération, c’est parce qu’ailleurs, dans les organisations traditionnelles, l’ancienne génération n’a pas fait de place. Sur Bordeaux, la fracture, on l’a vue physiquement à l’été 2014, explique-t-elle. En schématisant, je dirais qu’il y avait d’un côté des vieux hommes blancs et de l’autre, des jeunes des quartiers populaires ! ». Dont beaucoup de jeunes femmes – « BDS, c’est le girl power ! » plaisante Imen Habib, co-animatrice nationale de BDS France.
Les importantes manifestations de l’été 2014 contre la guerre à Gaza sont présentées de façon assez unanime comme un moment de césure au sein du mouvement de solidarité. « Il y a eu une fracture, confirme Monira, 34 ans, militante du comité BDS Saint-Étienne depuis un an et demi. Je pense que les mouvements traditionnels se sont sentis dépossédés de cette lutte. » Et dans un contexte de répression (à Paris notamment, où la manifestation du 19 juillet entre Barbès et l’Opéra avait été interdite et plusieurs militants interpellés), les tensions internes se sont cristallisées sur la ligne où la gauche se fracasse depuis une quinzaine d’années : le rapport à l’islam.
À Bordeaux, « le hiatus entre les groupes a d’abord été politique, assure Leyla. Quand nous avons souhaité afficher notre soutien à BDS et à la résistance, le Collectif national pour une paix juste et durable entre Palestiniens et Israéliens CNPJDPI – un large rassemblement d’associations, syndicats et organisations politiques. [Voir ici l’un de leurs appels de l’été 2014 – ndlr], à l’origine des rassemblements, était contre. Nous avons malgré tout lu et traduit des textes de toutes les factions de la résistance palestinienne, qui étaient plutôt consensuels et soutenables. Mais, comme tous les discours de ce type dans le monde arabe, ils commençaient par quelques mots consacrés à Dieu… On s’est fait traiter d’obscurantistes, sur une position qui pour moi relève de l’islamophobie. Malgré ça, on a veillé à garder le contact avec toutes les organisations, on n’a jamais été exclusifs. Mais on a reçu des mails dégueulasses qui parlaient de notre extrémisme religieux supposé. On a répondu à ces accusations, personne n’a osé confirmer… ».
Un récit âpre, faisant écho aux nombreux épisodes qui, au cours des deux dernières décennies, ont émaillé les difficiles relations entre la gauche « partidaire » et les jeunes issus de l’immigration et des quartiers (lire par exemple « La Gauche », les Noirs et les Arabes de Laurent Lévy, La Fabrique, 2010). Mais qui est aussi celui d’une situation locale. À Saint-Étienne, assure Monira, les relations sont plus apaisées : « Du chemin a été fait depuis 2014 et les différentes organisations parviennent de nouveau à travailler ensemble. » Une unité retrouvée « importante » pour cette femme dont le parcours militant est emblématique : « J’ai été adhérente à l’Association France-Palestine Solidarité (AFPS) mais cet engagement ne m’a pas permis d’apporter ma pierre à l’édifice. La campagne BDS m’apparaît aujourd’hui comme le seul moyen efficace pour venir à bout de l’apartheid. »
BDS France ne mentionne jamais le processus de paix
Contrairement à d’autres organisations du mouvement de solidarité telles que la Campagne civile internationale pour la protection du peuple palestinien (CCIPPPhttp://www.protection-palestine.org/]) ou Génération Palestine ([GP), l‘AFPS – structure historique créée en mai 2001 de la fusion de deux organisations historiques, l’association France-Palestine et l’Association médicale franco-palestinienne – n’est pas signataire de la campagne BDS France. Pour autant, les connexions sont nombreuses à la base : au moins 13 comités locaux de l’AFPS figurent parmi les collectifs de BDS France. Et, au niveau national, le courant passe correctement : « Pour nous, ce sont des partenaires et nous travaillons ensemble sur des dossiers spécifiques », assure Imen Habib. « Il n’y a pas de frictions mais des discussions. Nous nous considérons comme partie intégrante de la campagne internationale et entretenons d’excellents rapports avec le BNC [Palestinan BDS National Committee, le Comité national palestinien de BDS – ndlr] », ajoute de son côté Taoufiq Tahani, président de l’AFPS. Par ailleurs, l’association demeure présente dans « d’autres cadres collectifs » tels que le CNPJDPI ou la Plateforme des ONG françaises pour la Palestine.
L’histoire de l’AFPS, qui revendique 5 000 adhérents et plus de 80 comités locaux, est liée à celle de la gauche politique française (Jean-Claude Lefort, député communiste du Val-de-Marne de 1988 à 2007, en est président d’honneur). Ses groupes locaux sont agréés par le Conseil national et ses orientations fixées lors de son congrès. À rebours de cette structuration classique, BDS France, créé en 2009, sans statut juridique et sans affiliation politique autre que ses liens avec le BNC, propose un fonctionnement plus horizontal, plus souple, correspondant mieux aux canons de la jeune génération.
Ce saut générationnel, ici, recoupe un changement de séquence politique, là-bas. « On se situe au-delà de la question “1 État /2 États”, résume Monira. Le débouché politique, c’est le démantèlement des colonies, l’égalité des droits pour les Palestiniens d’Israël et le droit au retour des réfugiés. » Cette remise au centre du jeu, à égalité de traitement, des trois composantes du peuple palestinien (les habitants des territoires « autonomes » de Cisjordanie, Gaza et Jérusalem-Est ; les Palestiniens citoyens d’Israël et les réfugiés) est au cœur de l’appel initial de BDS. Et marque, de fait, une rupture avec le processus de paix enclenché au tournant des années 1990, qui mettait l’accent sur les premiers, ignorait le sort des seconds et renvoyait à plus tard le règlement de la question des réfugiés.
Pas plus dans son appel que dans sa charte, BDS France ne mentionne le processus de paix, dont les initiateurs de l’appel du 9 juillet 2005 se démarquent très clairement. « Pendant des décennies, les efforts pour encourager la paix entre Israël et le peuple palestinien ont systématiquement échoué, n’aboutissant qu’à renforcer l’hégémonie coloniale israélienne et l’expropriation des Palestiniens », constate ainsi Omar Barghouti dans son ouvrage Boycott Désinvestissement Sanctions (La Fabrique, 2010). Au contraire, au cours des vingt dernières années, l’AFPS a inscrit toute son action dans le cadre, un brin surdéterminant, du « logiciel d’Oslo », fondé sur le retour aux frontières de 1967. Cet héritage politique a des traductions concrètes en termes de positionnement militant : sur la question de la surface du boycott, « nous pensons vraiment qu’il faut se concentrer sur les produits des colonies », avance Guy Perrier, responsable des relations avec BDS au sein du bureau national de l’AFPS. « BDS France prône plutôt un boycott indifférencié qui, de notre point de vue, peut être contre-productif et peut même être utilisé par nos adversaires pour dire que nous voulons détruire Israël… »
Ce hiatus s’est vérifié lorsque le 11 novembre dernier, la Commission européenne a annoncé sa décision d’imposer l’étiquetage des produits issus des colonies (notice interprétative à lire ici, en anglais, et pour aller plus loin, sur Orient XXI : « L’Union européenne impose l’étiquetage des produits des colonies israéliennes… mais ne les interdit pas »). « Pour nous, c’est quelque chose de très positif, souligne Guy Perrier, responsable des relations avec BDS au sein du bureau national de l’AFPS. C’est le type d’élément sur lequel on peut s’appuyer pour faire de la pédagogie et élargir le mouvement. » L’analyse n’est pas la même du côté de BDS France. « Selon nous, c’est un recul, tranche Imen Habib. Certes, cela permet de parler largement de l’occupation mais à partir du moment où on étiquette les produits venus des colonies, on en légitime l’illégalité ! Ce que nous demandons, à défaut de sanctionner Israël, c’est au moins d’interdire ces produits. »
À la « stérilité » de ce débat, Jacqueline Dérens oppose un certain pragmatisme : « Cette campagne se mène dans un contexte difficile, souligne-t-elle. N’oublions pas qu’au moment de l’Afrique du Sud, le monde était bipolaire et le mouvement de boycott avait reçu le soutien du bloc communiste et des non-alignés, avant d’être repris par l’ONU… Et malgré ça, il a fallu 50 ans pour venir à bout de l’apartheid. Aujourd’hui, la stratégie de BDS me semble bonne, mais, malheureusement, la conjoncture mondiale ne leur est pas favorable. Dans ce contexte, on ne peut pas aller trop vite : l’étiquetage, c’est un pas en avant, un outil qui permet d’informer sur l’occupation. »
Les coups de la campagne portent mais « il y a une inertie de l’État… »
Si les rapports aux élus, aux institutions et aux « corps intermédiaires », tout comme la façon de mener les actions dans les supermarchés divergent, parfois radicalement, au sein du mouvement de solidarité, l’adversité institutionnelle et judiciaire laisse peu de place aux querelles de chapelle. D’autant que l’unité paye. « Sur la campagne Orange, tout le monde s’est impliqué et tout a compté, se félicite Taoufiq Tahani. Les actions menées devant les boutiques ont enclenché le mouvement, mais cela ne suffisait pas. Le travail de lobbying que nous avons mené par ailleurs avec des organisations telles que la LDH, la FIDH, le CCFD, la CGT et Sud, a été déterminant pour emporter la bataille » (voir ce communiqué de BDS France).
Le 28 avril dernier, Jacques Creyssel, délégué général de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD, qui réunit quasiment toutes les enseignes de la grande distribution à l’exception de Leclerc), adressait à Nathalie Homobono, responsable de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), un courrier pour attirer son attention « sur les nombreuses manifestations d’associations ou de collectifs en faveur de la Palestine qui ont lieu depuis plusieurs mois dans les magasins de nos adhérents. […] Si les enseignes concernées tiennent à faire valoir leur stricte neutralité à l’égard notamment des opinions politiques et religieuses, elles se doivent cependant de traiter avec diligence l’ensemble des demandes qui leur sont adressées […] ». La DGCCRF s’est contentée de renvoyer la FCD à un avis de la Commission européenne en date du 3 août 2012, concernant les importations effectuées en provenance d’Israël à destination de l’Union européenne.
Bref, les coups de la campagne portent mais « il y a une inertie de l’État… », regrette Guy Perrier. Et en France, la répression du mouvement ne devrait pas s’estomper, à en croire les récents propos tenus par Manuel Valls. Effet de cette répression, crise de croissance ou conjugaison des deux ? Lors du week-end national de BDS des 16 et 17 janvier à Marseille, la question du périmètre du boycott s’est imposée dans les débats. « Par quoi BDS est-elle concernée ? interroge José Louis Moraguès de BDS France 34, l’un des comités les plus actifs. On a tendance à considérer que seules les actions qui ont un “équivalent boycott” ou un “équivalent désinvestissement” doivent être menées. Selon moi, notre périmètre doit s’étendre, on devrait pouvoir prendre position sur les bombardements sur Gaza, sur les réfugiés, même si ça ne permet pas une action de boycott. Nous devons politiser la réflexion et l’action du mouvement. » Pour Pierre Stambul, de l’Union juive française pour la paix (UJFP), la question de la « structuration en mouvement politique » de BDS est posée.
À condition, selon Omar Slaouti, ex-candidat du NPA en Île-de-France aux régionales de 2009, d’« élargir la base » et de « s’ancrer auprès des populations qui manifestent leur volonté de s’inscrire dans un mouvement durable de soutien au peuple palestinien ». Dans son viseur, la jeune génération des quartiers populaires. Autre enjeu d’avenir identifié par les militants, la consolidation du boycott syndical qui apparaît comme l’une des clés de la dynamique de la campagne. Sur ce terrain, Olivier Mateu de l’Union départementale CGT des Bouches-du-Rhône, signataire de la campagne, a voulu réinjecter quelques réalités du monde du travail dans le débat : « On est dans un contexte où le repli est pour tout le monde, a-t-il plaidé. Dans notre organisation, on est attendu au tournant. On se retrouve parfois face à des camarades qui sont dans des professions où ils sont totalement dépendants des échanges internationaux. Face à eux, il faut qu’on ait le temps d’installer le débat interne, d’expliquer le pourquoi du boycott. Ça ne se fait pas comme ça, il faut qu’on soit formé, qu’on ait des argumentaires. Et attention ! Il n’y a pas d’un côté les traîtres et de l’autre ceux qui ont tout compris. Veillons à ne pas diviser les bons et les mauvais militants. »
Dans la salle, quelques dizaines de tempes grisonnantes et autant de jeunes ont acquiescé. Signe des temps, un dernier point a fait consensus : « alarmés par les restrictions apportées à la liberté d’expression », les militants de BDS France ont décidé de rejoindre les collectifs de vigilance et d’observation qui se créent dans toute la France face aux mesures adoptées dans le cadre de l’état d’urgence. Prémonitoire : le 8 mars 2016, à Paris, lors d’une manifestation à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, une jeune militante a été arrêtée et brièvement retenue par les forces de police. Motif de son arrestation : elle portait un tee-shirt BDS.