Maroc : dans le Rif, les marcheurs défient le pouvoir

Publié dans le JDD le 19 juillet
Par Alexandra Saviana

Au Maroc, les manifestants vont braver l’interdiction et marcher jeudi à Al-Hoceïma, dans la région du Rif, au nord du pays. La ville est l’épicentre de manifestations depuis plusieurs mois.

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« On attend entre 50.000 et 100.000 personnes. Beaucoup d’Européens, certains originaires du Rif, seront à Al-Hoceïma jeudi. » Ali Benlyazid, étudiant-chercheur en science politique à l’Université de Colombie Britannique, à Vancouver, fera partie de ces expatriés qui se joindront à la marche pacifique organisée dans le Rif marocain, raconte-t-il au JDD. Ali Benlyazid s’apprête donc à braver l’interdiction de la marche, décidée par les autorités qui ont dit craindre qu’elle soit « de nature à porter atteinte au droit de la population à un climat sécuritaire sein ». C’est la première fois qu’il se joint au mouvement social qui agite le nord du Maroc depuis plusieurs mois. « Je suis au Canada depuis 15 ans, mais je vais manifester parce que je suis originaire du Rif. Ma famille, mes proches le sont aussi. J’ai de la compassion pour ces gens. »

« Un mouvement purement et strictement populaire »

Dans le Rif, tout a commencé fin octobre, avec la mort de Mouhssin Fikri, un vendeur de poissons broyé accidentellement dans une benne à ordure. Depuis, la ville d’Al-Hoceïma est au cœur du mouvement social. Les manifestants demandent une implication accrue de l’Etat dans le développement de la région, qu’ils jugent marginalisée. « Il y a eu un vrai réveil de la culture rifaine « , explique Ali Benlyazid.

« Mais à présent, explique Ali, la contestation n’est plus seulement économique. La libération des manifestants emprisonnés est devenue une priorité. » Selon un dernier bilan – officiel il faut le préciser -, 176 personnes sont toujours en détention préventive. Parmi elles, Nasser Zefzafi, le leader du mouvement contestataire du « Hirak » (littéralement « la mouvance »), à l’origine de la marche de jeudi. Arrêté fin mai par la police pour avoir interrompu le prêche d’un imam dans la ville d’Al-Hoceïma, Nasser Zefzafi est jugé depuis le 10 juillet. Sa libération, avec celles de plusieurs figures du mouvement Hirak, est devenu le leitmotiv des contestataires.

« L’Hirak est un mouvement purement et strictement populaire. Il reprend des revendications qui existent depuis 1958-1959, mais qui n’ont pas vraiment pris corps avant 2011″, explique l’étudiant de Vancouver. 2011, c’est l’année des printemps arabes. »A ce moment-là, il y a eu une structure populaire, un mécanisme qui s’est mis en place. Il a ensuite perdu de la vitesse, mais le mouvement est resté, essentiellement constitué de membres de la société civile », raconte encore Ali. La mort du pêcheur a été « la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ».

« Une journée symbolique pour la population du Rif »

Depuis huit mois, la région du Rif, jugée historiquement frondeuse par les autorités, vit au rythme des marches et des manifestations pacifiques. Ni le plan d’investissement et de chantiers d’infrastructures lancés par l’Etat, ni la visite de ministres à Al-Hoceïma n’ont permis de venir à bout de la contestation. En mai, la tension est même montée d’un cran quand les policiers ont dispersé une manifestation. La marche de jeudi prend donc la forme d’un test, celui de la motivation des protestataires et celui de détermination des autorités. « On m’a contacté. On m’a dit qu’il y avait des barrages et que les autorités passeraient absolument tout au peigne fin », raconte Ali.

La tension est palpable. Youness, qui vit à Bentaieb, une petite ville à 70 kilomètres d’Al-Hoceïma, craint l’issue de cette journée. « Rien n’est exclu. Nous avons eu une succession des répressions des manifestations pacifiques. Les deux parties sont déterminées à atteindre leur but. Les manifestants veulent qu’on libère les gens et d’un autre côté, le régime marocain est visiblement prêt à les arrêter par tous les moyens. » Mais il fera quand même partie des marcheurs. « Cette journée est vraiment symbolique pour la population du Rif. C’est ce jour-là qu’Abdelkrim El Khattabi a pu vaincre l’armée coloniale espagnole dans la bataille d’Anwal », explique-t-il au JDD. Il y a près d’un siècle, en 1921, Mohamed Ben Adelkrim El-Khattabi inflige une cuisante défaite à l’armée espagnole. Parfois surnommé le « Che Guevara marocain », il proclame quelques mois plus tard la « République confédérée des tribus du Rif » et se déclare président.

Pour les manifestants, il ne s’agit pas d’une manifestation contre le Roi

Pour Ali, il ne faut pas pour autant se méprendre sur la symbolique de cette journée. « Il y a beaucoup de royalistes qui pensent que les manifestations ont lieu contre le Roi [Mohammed VI, Ndlr], mais ce n’est pas le cas. La population est en grande partie victime de la propagande de l’État », juge-t-il. « Ceux qui nous soutiennent sont discrets. Ils ne le feront pas à haute-voix. »

A ce climat sont venues s’ajouter des accusations de torture. Le 22 juin dernier, une vingtaine d’associations ont dénoncé des arrestations arbitraires et relever des cas de torture. Pour Youness, ces faits rendent sa présence à la marche indispensable : « C’est désormais une obligation pour chaque âme libre de supporter cette marche. Il faut dire au gouvernement d’arrêter son oppression, de libérer nos jeunes.

De son côté, le ministère de la Justice marocain rejette toute accusation de torture. Dans ce qu’il décrit comme une volonté d’apaisement, le gouverneur de la province avait annoncé au début du mois de juillet un repli « progressif » des forces de l’ordre d’Al-Haceïma et d’Imzouren, une autre ville secouée par le mouvement. Mais pour Ali, cette démarche est largement insuffisante : « En interdisant cette marche, en bloquant les accès, en encerclant la ville, en arrêtant et en torturant les militants, l’État viole la déclaration des droits de l’Homme et sa propre Constitution. On insulte l’intelligence marocaine en prétendant que ce n’est pas le cas. » Dans ce contexte, le face à face de jeudi s’annonce explosif.

Alexandra Saviana – @alex_svn


Une manifestation a également eu lieu a Paris, le 20 juillet 2017