« L’Union européenne met de plus en plus les migrants en danger»

Par Carine Frenk
Diffusion : lundi 18 novembre 2019

L’Union européenne est « hypocrite ». « Elle refuse de reconnaître les dégâts occasionnés par sa politique migratoire ». C’est la conviction du chercheur Jérôme Tubiana. Ce spécialiste des questions migratoires a travaillé cette année pour le compte de Médecins sans frontières (MSF) dans les centres de détention en Libye, où sont gardés plusieurs milliers de migrants subsahariens.

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RFI : Qu’est-ce qui vous a marqué dans les centres de détention où vous vous êtes rendu ?

Jérôme Tubiana : Je dirais que celui qui m’a le plus marqué, c’est probablement celui de Zintane [Ouest de la Libye], d’abord parce que ça ne ressemble pas vraiment à un centre de détention. C’était un petit peu des maisons dans la campagne. Cela avait l’air plutôt paisible. Mais ce qui m’a marqué, c’est quand on s’est approché d’un énorme hangar ou entrepôt, et qu’on a vu qu’il devait y avoir plus de 500 migrants érythréens essentiellement, qui étaient entassés dedans et qui n’avaient pas vu la lumière du jour depuis des mois. Bien sûr, l’odeur, on peut imaginer, d’excréments, puisque ces gens n’avaient que trois toilettes pour 500 personnes avec quelques seaux pour uriner. Les déchets qui s’amoncelaient.

C’est-à-dire promiscuité…

Promiscuité, problème de nutrition, mais aussi problèmes de santé en général. Et là, ce qu’on a constaté dans ce centre et qui nous a beaucoup choqués, c’est une épidémie de tuberculose qui avait déjà tué plus de 20 personnes et qui touchait plusieurs dizaines d’autres, très malades. Cela nous a d’autant plus choqués que les médecins, financés par les Nations unies et par l’Union européenne, étaient là mais ne soignaient pas, ne s’occupaient pas de cette épidémie de tuberculose qui décimait des migrants.

Et cela, vous l’avez vu ?

Oui, on l’a vu, bien sûr. Ils nous ont parlé de difficultés d’accès qu’on n’a pas vraiment comprises, car visiblement l’accès était parfait, en tout cas pour nous. Après des raisons budgétaires, parce qu’effectivement, cela coûte cher de soigner les migrants en Libye, parce qu’il faut les envoyer dans des hôpitaux et que ce sont souvent des hôpitaux privés qui demandent beaucoup d’argent. Mais on ne comprend pas que le budget ne permette pas d’y faire face. Ce n’est pas non plus tant d’argent pour des bailleurs de fonds aussi importants que sont les Nations unies ou l’Union européenne.

C’est vraiment une très grande souffrance pour tous ces hommes ?

D’abord, parce qu’en Libye, la loi libyenne fait que la détention pour les migrants est à la fois arbitraire, mais aussi indéfinie. On ne sait jamais quand on va sortir. Mais là, dans le centre (de détention) Zintane, la particularité est que la plupart des gens étaient des Érythréens qui fuient la dictature érythréenne, ils ont été déjà reconnus comme demandeurs d’asile par le Haut-commissariat aux réfugiés des Nations unies. Ils font partie de près de 60 000 demandeurs d’asile reconnus en Libye par le HCR. Mais du fait que l’Europe n’est plus du tout accueillante, y compris pour les demandeurs d’asile, ils ne peuvent en relocaliser qu’environ 2 000 par an. Faites le calcul. 60 000 personnes, 2 000 par an. Pour certains d’entre eux, ça voudrait dire qu’ils seront encore là dans 30 ans, peut-être encore en détention ! Alors psychologiquement, c’est effectivement dévastateur d’autant qu’on parle de gens qui très souvent, avant d’arriver en détention en Libye, dans les centres de détention officiels en Libye, ont été prisonniers dans des centres de torture où on les torture pour qu’ils paient de l’argent, pour qu’ils appellent leurs familles et qu’elles envoient de l’argent, des rançons en réalité.

Quelle est la part de responsabilité de l’Union européenne ? Pourquoi dites-vous qu’elle est « hypocrite » ?

Elle est tout à fait hypocrite parce qu’elle fait semblant d’être contre la détention, et en même temps, elle finance les forces de sécurité, les forces militaires libyennes, en particulier les gardes côtes qui vont de plus en plus loin en mer vers l’Europe pour intercepter des bateaux de migrants et qu’ils soient ramenés en Libye. Alors que selon le droit international, la Libye n’était pas un pays sûr, un refoulement vers un pays dangereux comme celui-là est illégal. Et pourtant, c’est ce que finance l’Union européenne.

Mais est-ce que ce n’est pas le but justement de dissuader, de couper ces routes ?

De ce point de vue, c’est ce que l’Union européenne réussit à faire avec un certain succès dans certains endroits. À ceci près que certaines forces qui sont financées par l’Union européenne jouent double jeu et facilitent le passage des migrants, mais pour des prix de plus en plus élevés. Mais le but de l’Union européenne, en tout cas ce qu’elle prétend et c’est là-dessus qu’elle est hypocrite, n’est pas de mettre en danger les migrants. Elle prétend au contraire en les bloquant, leur éviter des dangers. Et ça, ce n’est pas ce qui se produit puisqu’elle les met de plus en plus en danger.

Et cela, ça continue depuis des années malgré toutes les alertes ?

Oui, ça continue bien sûr. Ces migrants ont manifesté à plusieurs reprises, notamment en écrivant avec les maigres rations de sauce tomate qui leur sont données pour assaisonner leur ration quotidienne de pâtes et en écrivant avec cette sauce tomate sur les matelas blancs qui leur sont « généreusement » fournis par les Nations unies. Ce n’est pas des vraies manifestations puisqu’ils sont enfermés dans une pièce, mais ils ont posté ces images sur les réseaux sociaux avec des slogans qui sont assez parlants, et qui accusent bien sûr les Nations unies de ne pas faire leur boulot, mais qui accusent aussi l’Union européenne parce qu’ils sont au courant que c’est l’Union européenne qui finance les garde-côtes qui les ont renvoyés dans ces centres de détention bien souvent. Et donc qui accusent aussi l’Union européenne de ne pas respecter le droit tout simplement. Vous disiez, on en parle et rien ne se fait. Non, rien ne se fait. Ils ont aussi posté des chansons très émouvantes qu’ils ont enregistrées avec des instruments de fortune, en tigrigna notamment, la langue de l’Érythrée, où ils racontent leur malheur. Il y a une très belle chanson qui dit : « Nous sommes venus en Libye, nous nous sommes fiancés avec la mort »… Et pour autant, on a du mal à ce que ça parle aux décideurs politiques européens.

Jérôme Tubiana vient de publier, dans la revue XXI, le récit d’un réfugié soudanais. Témoignage qui illustre les conséquences de la politique migratoire européenne en Libye.

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