L’islamo-gauchisme : comment (ne) naît (pas) une idéologie

Publié le 27 octobre 2020
Par Samuel Hayat (Chercheur en science politique)

TRIBUNE. Pour le chercheur en science politique Samuel Hayat, le concept d’islamo-gauchisme est « un épouvantail créé pour unir ceux et celles qui veulent stigmatiser les musulmans, s’opposer à la gauche et délégitimer les sciences sociales ».

Jean-Michel Blanquer, le 20 octobre 2020. (Antonin Burat / Hans Lucas via AFP)

Alors que l’assassinat de Samuel Paty créait l’effroi dans toute la population, donnant lieu à de multiples prises de position et cérémonies officielles, des personnalités et courants politiques de droite en profitaient pour faire avancer leurs projets et leurs intérêts. Au sein du champ politique, ce fut l’occasion pour certain·es, comme le ministre de l’Intérieur, de se distinguer par des commentaires particulièrement outranciers. Il se préservait ainsi un espace à la droite du macronisme, en campagne contre le « séparatisme » – un thème jusque-là porté par la droite la plus nationaliste.

Pour les intellectuel·les et les publicistes réactionnaires, l’occasion était trop belle de ressortir leurs vieux arguments islamophobes, qui constituent leur fonds de commerce et leur assurent de faire à chaque attentat un bon coup, tant en termes de visibilité médiatique qu’en termes de vente de leurs livres et magazines. Mais ces personnes n’ont pas seulement besoin, pour exister, de se voir adoubées par les journalistes et présentateurs télé. Il leur faut aussi conquérir des positions contre les intellectuel·les qui ne partagent pas leurs vues, en les attaquant avec d’autant plus de virulence dans les médias qu’elles ont généralement peu de reconnaissance dans les autres arènes, et notamment dans le champ universitaire. Et pour cela, elles ont construit un outil rhétorique efficace, empruntant à la fois à la longue histoire des polémistes d’extrême-droite et à l’islamophobie ambiante : l’accusation d’islamo-gauchisme.

Les fortunes d’un nouvel -isme

Ce mot n’est pas un produit de la situation : il a été inventé par des intellectuel·les réactionnaires dans les années 2000, Pierre-André Taguieff en tête, pour qualifier péjorativement une partie du mouvement altermondialiste et antiraciste. Le terme a initialement une certaine cohérence : il vise à mettre en lumière des alliances supposées entre des personnalités et des groupes revendiquant leur identité musulmane et une partie de l’extrême-gauche.

De tels rapprochements ont pu avoir lieu, marginalement, dans le cadre de mouvements se voulant internationaux et inclusifs, en particulier au moment de la guerre en Irak qui a redonné temporairement de la vigueur à l’anti-impérialisme. Il faut se rappeler que le Forum social mondial, par exemple, réunissait alors non seulement des syndicats et des partis, mais aussi des milliers d’associations, y compris religieuses, et que les mouvements chrétiens y occupaient une place centrale, sans que cela ne choque grand-monde. Mais toute la magie linguistique des réactionnaires est de transformer ces alliances de circonstance en un tout cohérent, voire un projet politique, en utilisant un petit suffixe présent dans toutes les langues européennes : –isme.

Issu du grec ancien -ismos puis du latin -ismus, le suffixe –isme sert à indiquer une cohérence et une systématicité, permettant de transformer des mots ou des noms propres en des principes unificateurs. Le cube devient le cubisme, Marx le marxisme, la défaite le défaitisme… Cela fait des mots en -ismes d’excellents outils de groupement et de classement, que ce soit en matière philosophique, esthétique, scientifique, religieuse ou politique, permettant de résumer, en un mot, une doctrine complexe dans laquelle il sera possible de se reconnaître, et de se distinguer.

De là la très grande importance de ces -ismes dans l’histoire des idées politiques : libéralisme, conservatisme, socialisme, toutes les idéologies sont désignées par des -ismes… Mais justement parce que l’utilisation du -isme suggère une systématicité, il est facile d’utiliser ce suffixe pour venir disqualifier une attitude consistant à pousser un principe trop loin ou de le défendre de manière trop rigide. C’est comme ça qu’est inventé le mot gauchisme : Lénine utilise l’adjectif levizny (gauchiste) pour désigner l’attitude de certains communistes occidentaux refusant de participer aux élections ou aux syndicats par pureté révolutionnaire. Ce n’est pas le fait d’être de gauche (levi) qu’il critique, mais bien de l’être de manière qu’il juge excessive.

La force des concepts faibles

Le terme d’islamo-gauchisme permet alors aux personnes qui l’utilisent d’amalgamer en un tout cohérent une série d’attitudes et de positions très diverses – et de jouer sur l’ambiguïté que cet amalgame autorise. Islamo- renvoie à islamisme, mais aussi à islam, les deux termes entretenant déjà eux-mêmes une relation ambiguë. En effet, le concept « d’islamisme » désigne à la fois une idéologie politico-religieuse cohérente issue du wahhabisme, la défense beaucoup plus floue d’une utilisation dite « politique » de l’islam (selon une conception de la séparation entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel spécifique à l’occident chrétien, qui n’est jamais interrogée, et qui n’a d’ailleurs jamais empêché les chrétien·nes de toutes tendances d’agir en tant que tel·les dans la Cité) et, de manière encore plus vague, un usage supposé excessif de la religion musulmane.

Le terme « gauchisme » peut lui aussi renvoyer à une doctrine particulière née d’une critique interne à l’extrême-gauche dans les années 1968 ou bien, comme chez Lénine, désigner une attitude jugée excessivement à gauche. La combinaison de ces deux termes connaît une incertitude similaire : qualifiant initialement (et déjà de manière indue) une stratégie politique, menée par des groupes identifiables, elle en vient progressivement à stigmatiser une attitude, celle d’une supposée complaisance avec l’islamisme (ou avec l’islam), caractérisée par le refus de voir dans l’islamisme (ou dans l’islam) la menace centrale pesant sur les sociétés occidentales, voire par le simple fait de s’opposer au racisme spécifique que subissent aujourd’hui les musulman.es, l’islamophobie.

De Pierre-André Taguieff, on passe à Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Education nationale, dénonçant par ce terme dans le « Journal du Dimanche » du 25 octobre à la fois « une matrice intellectuelle venue des universités américaines et des thèses intersectionnelles » qui « converge avec les intérêts des islamistes », Edwy Plenel qui « déploie méthodiquement une stratégie de conquête des esprits », La France Insoumise qui cherche « chez les musulmans un substitut à leurs électeurs perdus » et Jean-Luc Mélenchon, coupable de « trahison » parce qu’il a participé à une marche contre l’islamophobie.

Il serait facile, confronté à cette bouillie, de répondre par le mépris, non seulement pour le manque d’exigence intellectuelle du ministre, mais aussi pour le terme même d’islamo-gauchisme, dont cette interview montre la vacuité. Mais ce serait se tromper : c’est justement parce que ce terme ne cesse de perdre en précision qu’il gagne en efficacité. La force du terme, et ce qui justifie son usage par les réactionnaires, est qu’il permet de jouer sur les multiples ambiguïtés du mot, et d’amalgamer des universitaires spécialistes de l’islam ou des questions raciales n’ayant souvent aucun lien avec l’extrême-gauche, des intellectuel.les, engagé.es ou non, ne travaillant pas du tout sur ces questions mais par exemple sur le féminisme, mais aussi des syndicats, des journaux, des associations luttant contre l’islamophobie, et de lier tout cela, sans le moindre début de preuve, au projet mortifère porté par les groupes djihadistes ou takfiristes inspirant des attentats et assassinats comme celui de Samuel Paty.

Parler d’islamo-gauchisme à l’université permet alors de faire d’une pierre trois coups. D’abord, c’est jouer sur l’islamophobie ambiante pour amener les personnes les plus sensibles à ce discours à s’opposer à la gauche, et en particulier aux universitaires critiques. Deuxièmement, cela permet de donner des armes aux personnes de droite qui veulent avant tout attaquer la gauche universitaire. Enfin, cela apporte de l’eau au moulin des personnes qui, de manière plus générale, sont contre l’université et participent à sa destruction, comme le ministre Blanquer, en présentant les chercheurs en sciences sociales comme des traîtres à la science, utilisant leur position pour défendre à la fois le gauchisme et l’islamisme.
Islamo-gauchisme et judéo-bolchévisme, même structure, même combat ?
La dénonciation d’islamo-gauchisme active ainsi la perméabilité entre islamophobie, opposition à la gauche et anti-intellectualisme, trois éléments que partagent la plupart des plumes réactionnaires. Il permet de réunir autour d’un même combat des personnes venant plutôt de la gauche antireligieuse, d’autres venus de la droite et de l’extrême droite, d’autres en lutte contre les sciences sociales. C’est là son danger principal, comme le montre la fortune historique d’un autre mot, celui de judéo-bolchévisme, composé de la même manière qu’« islamo-gauchisme ».

Le judéo-bolchévisme est initialement, au début du XXe siècle, une accusation faite aux partis communistes d’être contrôlés secrètement par des Juif·ves, dont le plan secret serait la déstabilisation de l’Occident et la domination mondiale. Certes, c’est une accusation antisémite, mais elle n’est pas seulement antisémite : elle permet surtout, en Russie, aux tsaristes, puis aux armées blanches contre-révolutionnaires à partir de 1917, d’utiliser le climat antisémite très répandu alors pour mobiliser contre le parti bolchévique, puis contre l’armée rouge. Ce mythe du judéo-bolchévisme amène les antisémites à devenir anticommunistes, et parallèlement rend les résistances antibolchéviques perméables aux idées antisémites, d’où des pogroms faisant des dizaines de milliers de morts parmi les Juif·ves russes là où les armées blanches triomphent. Et l’histoire ne s’arrête pas là : invention du pouvoir tsariste pour unir antisémites et anticommunistes, le mythe du judéo-bolchévisme quitte ensuite la Russie pour venir nourrir, dans les années 1920 et 1930, les mouvements d’extrême-droite européens, nazisme en tête. Ces mouvements unissent alors antisémites et anticommunistes dans une même alliance haineuse, aux conséquences catastrophiques.

Cette comparaison montre que l’accusation d’islamo-gauchisme n’a rien d’anodine. Elle est dangereuse. Il ne suffit pas de faire valoir l’évidence, que cette idéologie n’existe pas, à l’université ni ailleurs, car c’est plus insidieusement un épouvantail créé pour permettre l’union de ceux et celles qui veulent stigmatiser les musulman·es, s’opposer à la gauche et délégitimer les sciences sociales, sous la houlette de politiciens et de publicistes réactionnaires. Mais il y a une autre leçon à cette comparaison : pour construire le mythe du judéo-bolchévisme, les réactionnaires russes faisaient valoir la présence massive de Juif·ves au sein du mouvement communiste.

Il faut le dire : c’est vrai, et c’est l’honneur du communisme que d’avoir accueilli en son sein des prolétaires de toutes origines, même et surtout les Juif·ves, qui subissaient alors en Europe et aux Etats-Unis non seulement l’exploitation capitaliste, comme tous les travailleurs, mais aussi un racisme systémique, parfois légalement organisé, comme en Russie. Il y avait de nombreux Juif·ves dans le parti bolchévique, car on y luttait contre toutes les oppressions, et les Juif·ves pouvaient y militer en tant que Juif·ves, comme en témoigne l’histoire de l’Union générale des travailleurs juifs (le Bund), qui existait en tant qu’organisation juive au sein du parti communiste russe. Parler de judéo-bolchévisme était évidemment paranoïaque, mais cela pouvait au moins s’appuyer sur une réalité, celle de l’inclusion des Juif·ves dans le mouvement communiste.

Peut-on en dire autant à propos de l’islamo-gauchisme ? On peut en douter. Les réactionnaires ne visent pas d’abord, avec ce terme, des musulman·es au sein des partis de gauche ou des départements de sciences sociales, mais des non-musulman·es qui seraient complices, volontairement ou non, des islamistes. Il y a une raison à cela : si l’accusation d’islamo-gauchisme ne vise pas les musulman·es, c’est qu’ils et elles sont anormalement sous-représenté·es dans les partis, y compris d’extrême-gauche, et dans les universités, y compris les départements de sciences sociales, du fait de la discrimination qui les frappe dans toute la société.
L’accusation d’islamo-gauchisme est d’autant plus délirante qu’à la différence du communisme du siècle dernier, les universités et les partis politiques français sont largement fermés aux minorités racisées, musulmanes ou non. Elle agit alors comme un révélateur de la gravité du racisme systémique en France, tellement ancré que même les accusations paranoïaques d’islamo-gauchisme ne sauraient trouver le moindre élément réel pour les étayer. La lutte contre les projets réactionnaires suppose alors non seulement de s’opposer pied à pied à toutes celles et tous ceux qui essaient de promouvoir cette étiquette intrinsèquement islamophobe, droitarde et anti-intellectuelle, mais aussi de se battre pour une université et une gauche réellement inclusives, ouvertes à tous·tes et en particulier aux dominé·es, parmi lesquel·les figurent aujourd’hui les musulman·es de France.

Samuel Hayat, bio express

Chercheur en science politique au CNRS, Samuel Hayat vient de publier, avec Julien Weisbein, « Introduction à la sociohistoire des idées politiques » (De Boeck, 2020).

Voir en ligne : la tribune sur le site du Nouvel Obs

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