Face à l’effroyable massacre actuellement à Gaza, d’une barbarie jamais vue depuis des siècles, le silence des rabbins de France, le vôtre en premier, monsieur le Grand rabbin, fut, dès les premières semaines, a minima problématique. Et au fil du temps, après près de huit mois d’une guerre à dessein génocidaire, cet inqualifiable silence devient insupportable.
La date du 14 mai 1948 (76 ans déjà !), est un moment symbolique pour un grand nombre de juifs et de musulmans, voire au-delà, pour nombre de femmes et d’hommes tout simplement épris d’humanisme et soucieux du bien-être de leur prochain. Ce qui se passe actuellement à Gaza, d’une barbarie jamais vue depuis des siècles, pour nombre d’observateurs pourtant sans attache particulière avec les Israéliens ou Palestiniens, engage l’avenir de toute l’humanité. L’après Gaza ne sera plus jamais comme avant. Ce qui rend la tragédie de Gaza unique dans l’histoire contemporaine, c’est que cette guerre vengeresse et particulièrement criminelle, se déroule pratiquement en direct (en live), sous les yeux de toute la planète.
Le 14 mai 1948 correspond à la Nakba (catastrophe) pour les palestiniens et Yom Haasmaout « jour de victoire » pour les israéliens. 76 ans plus tard, on se croirait presque revenu au même jour. Depuis près de deux cents trente jours, les populations civiles palestiniennes à Gaza subissent un déluge de feu infernal. Aux dernières statistiques – Je vous épargne les détails -, on comptait plus de 35.000 morts, dont 50 à 60 % sont des femmes et des enfants. Aussi, ces bombardements menés sans distinction et sans discontinuité sur la bande de Gaza ont occasionné des dégâts matériels civils, que l’humanité n’a certainement jamais connus depuis longtemps. 90 jours seulement après de le début de l’invasion de Gaza, on comptait déjà : 90 écoles et universités totalement hors services ; 102 ambulances détruites ; 114 mosquées totalement pulvérisées, ainsi que trois églises très affectées.
Face à cet effroyable massacre et ses chiffres glaçants, le silence des rabbins de France, le vôtre en premier, monsieur le Grand rabbin, fut, dès les premières semaines, a minima problématique. Et au fil du temps, après près de huit mois d’une guerre à dessein génocidaire, cet inqualifiable silence devient insupportable. Aucune voix de rabbin en France ne se fait entendre pour rappeler raison aux autorités israéliennes indéniablement aveuglées par une soif de vengeance ! Comment ne pas constater cela avec stupeur et sidération pour les uns et désespoir et inquiétude pour les autres ?
Certes, dans un passé récent, il y a eu déjà des attaques meurtrières par l’armée israélienne contre les populations civiles de Gaza (treize entre 2008 et 2020). On pourrait supposer qu’elles furent à chaque fois relativement rapides et brèves, ne laissant donc pas le temps aux rabbins de s’y prononcer. Mais quand la tragédie dure autant de mois et que le nombre de victimes atteint de telles proportions, force est de dire que ces silences deviennent très bruyants, voire assourdissants. En effet, dans certaines situations, « On dévoile plus souvent ses opinions par son silence que par ses paroles », comme l’écrivait la poétesse Constance de Théis, dans pensées diverses en 1835.
La tribune publiée le 31 octobre par le journal Libération, signée par 85 personnalités juives françaises, sous le titre « Vous n’aurez pas le silence des juifs de France », n’a hélas pas délié les langues des clercs. Un des signataires de cet appel louable, M. Gérard Haddad avait d’ailleurs publié en 2019 un ouvrage qui dénonçait déjà ce « silence des voix juives » : Le Silence des prophètes, entretiens avec Marc Leboucher, éd Forum Salavator, Paris, mai 2019.
Voici la réponse de ce psychiatre et psychanalyste de renom à la question « quelle est la raison de ce silence ? » : « Ce silence, je le qualifierais de tragique. Le temps n’est plus aux prudences de langage : nous parlons, bien sûr, du rapport des intellectuels juifs français au problème palestinien. Le peuple juif, dans toutes ses composantes, a vécu pendant des siècles des situations de persécution plus ou moins violentes, d’humiliation en tout cas, qu’il a supportés avec beaucoup de courage et de dignité. Il est aujourd’hui confronté à une expérience décisive : comment se comporte-t-il lorsqu’il est majoritaire et en position de force ? Hélas ! Il se comporte mal.
Le sort que des juifs font aux Palestiniens, quels que soient les torts des deux parties, est indigne de notre héritage prophétique. Où donc est passé ce souffle qui constitue tout de même l’essence du judaïsme, de la Bible ?…
Cette situation est particulièrement grave en France… Les intellectuels se font désormais entendre, lesquels, tout en affirmant leur attachement à Israël, sont de plus en plus critiques à l’égard de la politique ultra-nationaliste qui y est menée, sur le sort fait aux Palestiniens, en particulier ceux de Gaza. En France, c’est non seulement le silence des clercs mais c’est aussi la censure de toute voix qui, comme la mienne, rejette cette politique désastreuse ».
Permettez-moi donc, monsieur le grand rabbin de France, de vous préciser pourquoi je vous interpelle. Je suis un parmi plus de mille cinq cents imams officiant en France. J’ai 63 ans et suis d’une double formation religieuse et profane. Je dirige les grandes prières du vendredi dans diverses mosquées d’Ile de France, depuis près de trente-huit ans et suis engagé dans le dialogue interreligieux depuis trente ans. Mon éducation, ma formation religieuse, mon parcours universitaire et mon civisme citoyen m’amènent à faire une distinction très nette entre un israélien, un juif et un sioniste. je suis encore aujourd’hui, comme de tout temps d’ailleurs, farouchement opposé à toute forme d’antisémitisme. Dans mes prêches, notamment celui du vendredi 13 octobre 2023 à la grande mosquée de Massy, je n’hésite pas à rappeler à mes coreligionnaires, quand bien-même certains en sont quelque peu dérangés ou troublés, que les juifs sont nos frères et pas que des cousins. Tout musulman pratiquant, quotidiennement, dans ses cinq prières canoniques, il évoque au moins vingt fois le nom d’Abraham. Et le musulman fervent lisant assidument le Coran, il rencontre le nom de Moïse cent trente et une fois.
Dans une de mes interventions de ces derniers mois, face à mes coreligionnaires, je me suis surpris à lâcher solennellement un aveu dans lequel je disais « Si un État ou quelconque entité se réclamant de l’islam avait commis ne serait-ce un dixième de ce qu’a perpétré l’État d’Israël, nous aurions été sans doute des centaines d’imams en France à nous en indigner et le désavouer sans ambages ». Je réitère ici ce propos et tiens aussi à exprimer ma compassion aux familles des otages. De tout mon cœur je souhaite que ces derniers retournent auprès des leurs, sains et saufs. Ameen.
Cette lettre ne vise pas à interroger ou pointer du doigt l’adhésion ou non des rabbins de France aux idées messianiques des colons ou à la politique colonialiste de l’extrême droite gouvernant Israël. Mon interrogation est bien plus fondamentale et profonde. Ce que je questionne c’est cette incapacité à exprimer la moindre empathie à l’indicible tragédie de dizaines de milliers de civils innocents, surtout quand on se présente comme Homme de Dieu. C’est certes un constant effrayant.
Lors de votre passage sur BFM TV le 26 octobre, par vos propos, vous montrez que vous manquez de la moindre objectivité en parlant du conflit israélo-palestinien. Vous montrez cela notamment à la dix-septième minute, où vous posez la question et apportez votre réponse : « le 4, 5 ou 6 (octobre) il y avait des bombes qui tombaient sur Gaza ? Non ! Voilà » Vous feignez ignorer que depuis des décennies, les bombes israéliennes n’ont jamais arrêté de tomber sur Gaza ? Vous ne le savez pas ?
Dans cette même interview, à côté du recteur de la grande mosquée de Paris, à deux reprises, monsieur le grand rabbin de France, vous usez d’une dialectique pour le moins sidérante, juste pour éviter d’exprimer une compassion qui, somme toute, vous aurait honoré et nous aurait rassurés de votre aptitude au décentrement et à l’empathie. À la dix-huitième minute, le recteur de la mosquée de Paris, dit, je cite : « … mais il y a quand même un peu plus de 4.000 victimes à Gaza », vous lui coupez la parole (poliment) pour encore une fois user de la même rhétorique : « Qui est heureux ? » ; « personne n’est heureux ! ». Et à la vingt-et-unième minute, le journaliste vous tend une perche pour vous pousser à exprimer enfin cette empathie ; malheureusement vous êtes resté bloqué dans votre apathie et indifférence au malheur des civils palestiniens. En effet, de manière on ne peut plus explicite, le journaliste vous pose la question : « Est-ce que vous souscrivez à ça ? ; à ce que vient de dire à l’instant le recteur de la GMP ? Est-ce que vous aussi vous avez de la tristesse pour les victimes civiles palestiniennes ? Et votre réponse fut : « Qui peut être heureux des victimes ? ; qui peut être heureux des victimes civiles qui sont retenues elles-mêmes en otage par le Hamas ». Tout le monde peut constater cette incapacité à exprimer la moindre empathie avec des victimes civiles.
Cette lettre, monsieur le grand rabbin de France, je devais la publier au lendemain du souvenir de la Nakba. Bien m’a pris décidément d’avoir retardé sa publication. En effet, depuis une semaine vous avez rompu le silence. Vous venez de publier un livre, et vous écumez désormais les plateaux de télévision et les studios radio. En saluant aux passage les journalistes qui essayent encore de faire leur job avec éthique et vous poser des questions franches, je constate que votre position est aujourd’hui totalement alignée sur la position de l’État-major israélien. Sur le plateau de l’émission « C à vous » et dans la matinale de France Inter, tout le monde peut constater que vous donnez totalement raison à l’armée israélienne et l’empathie envers les populations civiles palestiniennes est toujours totalement absente dans vos diverses réponses.
Saint-Augustin devait se retourner dans sa tombe, quand on vous y entend qualifier de « guerre juste » cette invasion meurtrière et destructrice menée par l’État-major israélien à Gaza.
Quand une armée largue sur une population civile densément regroupée sur un minuscule territoire, en quelques semaines, l’équivalent de deux fois Hiroshima en charge explosive ; on ne peut pas parler de « guerre juste », monsieur le grand rabbin de France.
Quand on largue des milliers de bombes Mark 84 pesant 2000 livres, causant des ravages au sein des habitations des populations palestiniennes ; c’est un non-sens total et une absurdité de parler de « guerre juste », monsieur le grand rabbin de France.
Sur son site internet, le dictionnaire Le Robert, actualisant sa définition du mot « oxymore », on y lit : « Figure de style qui consiste à allier deux mots de sens contradictoire. Exemple d’oxymore : « une douce violence ». ». Parler de « guerre juste » dans le cas de l’invasion dévastatrice de la bande de Gaza est tout simplement un oxymore !
Le Monde entier regarde heure par heure cette guerre génocidaire, et personne ne peut se tromper (ou être trompée) dans quel côté se trouve David et dans quel côté se trouve Goliath. Dieu Est Témoin, Ameen !
Je termine ma lettre par une dernière remarque. Dans un article-portrait très flatteur et complaisant à votre égard de la part d’une journaliste, publié par le journal le Monde du jeudi 21 décembre 2023, la dernière phrase vous fait dire : « la seule dispute à avoir avec les musulmans, c’est celle de la pâtisserie : faut-il ou non des dattes dans les makroutes ». Cette phrase anecdotique et dialectique (encore une fois) nous aurait tous fait sourire. Malheureusement, ou fort heureusement, on ne peut pas cacher le soleil par un tamis dit le proverbe. La dispute entre juifs et musulmans, depuis près d’un siècle, est bien plus grave et point anecdotique ; et l’invasion de Gaza vient de porter à son paroxysme.
Face à une situation aussi tragique que celle que vivent en Palestine et dans les territoires occupés par Israël, des centaines de milliers de coreligionnaires des musulmans de France, et sans pour ma part négliger la peine et l’angoisse des juifs d’Israël qui aspirent à la paix ; je vous appelle, M. le Grand Rabbin à un sursaut d’humanité et de justice. Notre responsabilité aujourd’hui, dans un monde hyper connecté et où le conflit israélo-palestinien est tous les matins présents chez-nous en France ; c’est de dépasser cette hypocrite phrase, vidée de son sens depuis longtemps : « n’importons pas le conflit israélo-palestinien ! ». Notre responsabilité morale est décidément de ne pas exporter plus de haine à ce conflit et de reconnaitre que les palestiniens aussi sont des êtres humains qui méritent de vivre en paix, libres sur les terres de leurs ancêtres.
Noureddine AOUSSAT
Paris, le dimanche 26 mai 2024.