CHER MONSIEUR SALIF KEITA,
« Dans notre situation, nous pouvons être tentés de parler à voix basse d’un thème tel que celui des droits du peuple de Palestine… nous pouvons tomber dans le piège qui consiste à nous laver les mains des difficultés que d’autres rencontrent. Pour autant, ce faisant, nous serions moins qu’humains. Il incombe à tous les Sud-Africains, qui ont bénéficié jadis eux-mêmes d’un généreux soutien international, de défendre et d’être au nombre de ceux qui contribuent activement à la cause de la liberté et de la justice… nous savons trop bien que notre liberté reste incomplète sans celle des Palestiniens. »
Nelson Mandela, 4 décembre 1997
Vous ne me connaissez peut-être pas, ni mon travail, ni l’organisation dont je fais partie (et au nom de laquelle j’écris), BDS Afrique du Sud. Mais en ce qui me concerne (et avec moi des millions de Sud Africains et d’Africains), je vous connais, bien sûr. Nous vous connaissons par votre contribution à faire de ce monde un monde meilleur à travers, par exemple, le travail de la Fondation Salif Keita, un des meilleurs ambassadeurs de notre continent et, naturellement parce que vous partagez votre « musique d’or » avec tant de monde. C’est avec cette admiration et sympathie que nous vous écrivons.
Veuillez recevoir les vœux les plus chaleureux de BDS Afrique du Sud, une organisation sud-africaine de solidarité avec la Palestine et de défense des droits humains, engagée en Afrique du Sud dans la campagne internationale de Boycott, Désinvestissement, Sanctions contre Israël. Nous vous écrivons, très préoccupés par le fait que vous êtes programmé en Israël. Mais nous vous écrivons aussi avec espoir, espoir que vous entendrez l’appel de vos collègues artistes, des Maliens qui vous ont approché, des militants français et surtout des Palestiniens (avec leurs alliés israéliens progressistes) qui ont fait appel à vous au cours des dernières semaines en vous demandant de respecter le boycott d’Israël, d’annuler votre voyage et, essentiellement de ne pas soutenir le racisme et l’apartheid. Nous nous permettons de vous donner ci-après quelques éléments qui fondent notre position.
LE RACISME ET L’APARTHEID ISRAÉLIENS
« Je ne me lasse jamais de parler de la détresse profonde que je ressens lors de mes visites en Terre Sainte ; cela me rappelle tellement ce qui nous est arrivé à nous les Noirs d’Afrique du Sud. J’ai vu l’humiliation des Palestiniens aux checkpoints et aux barrages : ils souffrent comme nous lorsque de jeunes officiers de police blancs nous empêchaient d’avancer… J’en ai le cœur brisé… Les Palestiniens ont choisi, comme nous, l’arme non violente du boycott, du désinvestissement et des sanctions. »
Archevêque Desmond Tutu
Des routes séparées, des bus séparés, une loi qui donne la citoyenneté automatiquement à un groupe ethnique mais refuse la nationalité et l’accès à leurs anciens domiciles à un autre groupe (dont des millions de ressortissants sont réfugiés dans des pays voisins) : voilà quelques-uns des moyens par lesquels Israël pratique la discrimination à l’égard des Palestiniens. Nous n’entrerons pas ici dans les détails de la législation, des pratiques et des actes racistes ni de l’apartheid qu’Israël impose aux Palestiniens. Tout cela est bien documenté par Amnesty International, Human Rights Watch. De fait notre propre gouvernement sud-africain a missionné notre organisme officiel de recherche publique, le Conseil de Recherche Sud-Africain de Sciences Humaines, pour répondre à la question de savoir si Israël est coupable de pratiquer l’apartheid. Le HSRC a effectivement conclu, dans son rapport de 300 pages, à la culpabilité d’Israël en matière d’apartheid et de colonialisme. Ce rapport peut être consulté.
Cette prise de position, selon laquelle Israël pratique l’apartheid et le racisme envers les Palestiniens autochtones a ensuite été confirmée par le Tribunal Russell sur la Palestine qui s’est tenu au Cap en novembre 2011. En mars 2012, le Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination raciale est arrivé aux mêmes conclusions. Au début de cette année, le Conseil des Nations Unies pour les Droits Humains (ONU CDH), qui est une structure officielle des Nations Unies, a publié un rapport très critique, à Genève, en Suisse, sur l’état des droits humains en Israël, dans lequel il est fait mention d’une « discrimination institutionnelle » dans le territoire palestinien occupé.
Au-delà de ce qu’avancent les organisations de droits humains, les structures de l’ONU et d’autres institutions, une comparaison a aussi été faite par des Sud-Africains chevronnés, d’anciens militants anti-apartheid et d’autres, selon laquelle ce que vivent les Palestiniens est semblable, et à certains égards bien pire que ce que nous, Noirs sud-africains, avons vécu dans les années 1980 sous l’apartheid. Hendrick Verwoerd, l’architecte de l’apartheid (d’Afrique du Sud) était déjà en 1961 une des premières personnalités sud-africaines à comparer la suprématie raciale dans l’Afrique du Sud de l’apartheid à celle d’Israël. Verwoerd ne mâchait pas ses mots : « Israël, comme l’Afrique du Sud, est un État d’apartheid« . Mais de fait, c’est surtout l’archevêque émérite Desmond Tutu qui a commencé en 1987 et poursuivi en 2002 l’explication de fond de pourquoi Israël est coupable de pratiques racistes envers le peuple autochtone palestinien. Dans une intervention qu’il a faite à une conférence de chrétiens palestiniens, il a dit : « J’ai ressenti une détresse profonde que je ressens lors de mes visites en Terre Sainte ; cela me rappelle tellement ce qui nous est arrivé à nous les Noirs d’Afrique du Sud. J’ai vu l’humiliation des Palestiniens aux checkpoints et aux barrages : ils souffrent comme nous lorsque de jeunes officiers de police blancs nous empêchaient d’avancer. »
Depuis, d’autres responsables sud-Africains – plus pertinents que Verwoerd – tous vétérans de notre lutte de libération, ont comparé l’Afrique du Sud de l’apartheid à l’Israël actuel. Ce sont notamment : Ahmed Kathadra, ami personnel et compagnon de détention de Nelson Mandela, Rivonia Trialist, Denis Goldberg, l’icône anti-apartheid Kader Asmal, Ronnie Kasrils, ancien ministre sud-africain du renseignement, Blade Zimande, actuel ministre de l’enseignement supérieur et Winnie Mandela. Plus récemment, la présidente du Congrès National Africain (ANC) et le congrès 2012 de la solidarité internationale de l’ANC ont également partagé cette position. Et notre propre vice-président sud-africain, Kgalema Mothlante, a été même plus loin en déclarant : « La situation actuelle des Palestiniens… (sous domination israélienne) est pire que n’étaient les conditions de vie des Noirs sous le régime d’apartheid ». la gouvernement sud-africain lui-même a à deux reprises condamné les pratiques israéliennes qui rappellent l' »Apartheid » (statement 1, statement 2).
LA XENOPHOBIE ISRAELIENNE CONTRE LES AFRICAINS
« L’ANC abhorre les récentes attaques xénophobes et la déportation des Africains commanditées par l’Etat israélien et demande que cette question remonte à l’Union Africaine. »
Congrès National Africain, Résolution 35(j), Mangaung, 2012
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Comme ce fut largement rapporté, en juin de l’année dernière, des protestations israéliennes anti-africaines se sont transformées en véritables émeutes raciales. Le racisme et la xénophobie israéliens contre les Africains sont partagés et même encouragés par des hommes politiques israéliens, dont le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, qui a dit : « Si nous ne mettons pas un terme à leur entrée [des émigrants africains], le problème qui s’élève actuellement à 60.000 pourraient croître jusqu’à 600.000 et ceci menace notre existence… et menace le tissu social de la société, notre sécurité et notre identité nationales. » Le ministre de l’Intérieur d’Israël, Eli Yishai, a dit que les immigrants africains « pensent que le pays ne nous appartient pas, nous les Blancs ! » Et le député israélien Miri Regev a publiquement comparé les Soudanais à « un cancer ».
A la fin de l’année dernière, des responsables israéliens ont d’abord nié puis, en janvier 2013, ont admis que les Éthiopiennes qui immigrent en Israël sont contraintes de prendre des contraceptifs à long terme. Des militants israéliens et des militants pour les droits de l’homme à travers le monde ont condamné cette pratique comme une nouvelle forme de racisme, de discrimination et de xénophobie qu’Israël pratique contre les Africains.
BOYCOTT, DESINVESTISSEMENT ET SANCTIONS CONTRE ISRAEL (BDS)
« Le contrôle odieux et draconien qu’Israël exerce sur les Palestiniens à Gaza assiégée, et les Palestiniens en Cisjordanie occupée, couplé avec son déni du droit des réfugiés à revenir dans leurs foyers en Israël, exige que les honnêtes gens dans le monde entier soutiennent les Palestiniens dans leur résistance civile non violente. Pour moi, cela signifie que je déclare mon intention d’être solidaire, non seulement avec le peuple de Palestine, mais aussi avec les milliers d’Israéliens qui sont en désaccord avec la politique raciste et coloniale de leur gouvernement, en me joignant à une campagne de Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) contre Israël, jusqu’à ce qu’il satisfasse aux droits de l’homme fondamentaux tels qu’exigés par le droit international. »
Roger Waters, Pink Floyd
Le racisme israélien envers les indigènes palestiniens et les Africains n’est pas une question, ou une opinion, c’est un fait. Alors la question, c’est comment on répond. Que faut-il faire ? Comment faire pour que les partisans de la paix à travers le monde ne soient pas complices du racisme israélien et, pour certains d’entre nous, comment contribuons-nous à soutenir les opprimés (et leurs alliés au sein de la société oppressive ?)
En 2005, inspirés par le succès du boycott et de l’isolement de l’Afrique du Sud de l’Apartheid, des Palestiniens – après avoir passé des années en protestations de masse, soulèvements populaires, lutte armée ainsi que processus de négociation apparemment interminable – ont appelé la communauté internationale à jouer un rôle décisif dans leur lutte pour l’auto-détermination et la fin de la politique israélienne d’apartheid. Des Palestiniens ont appelé la société civile mondiale, les artistes et les multinationales, à imposer un programme de boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) contre Israël. Les Palestiniens ont présenté trois exigences qu’Israël doit respecter pour que l’appel au boycott soit levé. Premièrement, la fin de l’occupation israélienne illégale. Deuxièmement, autoriser les réfugiés palestiniens à revenir dans leurs foyers. Et troisièmement, qu’Israël garantisse l’égalité pleine pour les citoyens palestiniens qui vivent en Israël. Ces trois exigences – toutes basées sur le droit international et les nombreuses résolutions des Nations Unies – conjurent les craintes (ou fausses accusations) que la campagne BDS est mauvaise, brutale et vindicative, qui est là pour punir les Israéliens. Elle n’est pas cela ; la campagne BDS est une campagne pratique, non-violente, tendue vers un objectif et ciblée, arrimée de façon intransigeante au droit international et aux droits de l’homme – et aussi une campagne qui est de plus en plus soutenue par les Israéliens (progressistes) eux-mêmes !
Quelques-uns des artistes et des intellectuels qui ont publiquement apporté leur soutien et respecté le boycott : le musicien aux multiples récompenses Stevie Wonder, l’artiste de Jazz Cassandra Wilson, Roger Waters des Pink Floyd, le musicien Elvis Costello, l’lauteur Alice Walker, l’intellectuel Stephen Hawking et plus récemment, le réalisateur de film Mira Nair.
Nous espérons que vous aussi vous joindrez à cette liste d’artistes. Nous, en tant que Sud-Africains, attendions cette démarche de la communauté internationale dans les années 1980 et les Palestiniens l’attendent maintenant de nous – pour soutenir leur boycott et ne pas franchir la ligne rouge.
NE PAS DIVERTIR L’APARTHEID
« Alors qu’on refuse délibérément à des êtres humains non seulement leurs droits, mais aussi les besoins de leurs enfants, de leurs grands-parents et d’eux-mêmes, je ressens profondément que je ne dois envoyer aucun signal même tacite [à Israël] qu’il est soit « normal », soit « ok ». Il n’est ni l’un ni l’autre, et je ne peux pas le soutenir. »
Maxi Jazz of Faithless sur les raisons de l’annulation de son concert en Israël.
Nous comprenons combien il est difficile pour vous de refuser l’occasion de partager votre musique avec d’autres. Des gens comme vous sont la raison pour laquelle d’autres artistes veulent exister. Votre musique motive au-delà des scènes de concert, elle pénètre dans les espaces personnels intimes des vies humaines individuelles et les transforment à jamais, comme seul le véritable art peut le faire. Malheureusement, les choses ne sont pas aussi simples dans ce contexte (comme elles ne l’ont jamais été pendant l’apartheid en Afrique du Sud). L’art n’existe pas dans un vide. Croire que les activités culturelles sont « apolitiques » (ou qu’on joue simplement de la musique, sans s’impliquer dans la politique) est un mythe. Vous produire en Israël sera une gifle pour les Palestiniens, mais ce sera également un soutien tacite au régime israélien et à ses pratiques d’apartheid.
On peut se demander quel objectif sert le fait de refuser de se produire en Israël. En tant que peuple dont les parents et les grands-parents ont souffert de (et résisté à) l’apartheid en Afrique du Sud, notre histoire est un témoignage de la valeur et de la légitimité qu’a eu le boycott international dans la fin du régime d’apartheid dans notre pays. Lorsque des artistes et des sportifs ont commencé à refuser de se produire dans l’Afrique du Sud de l’Apartheid, les yeux du monde se sont tournés vers les injustices qui s’y passaient. Cela a alors créé une vague de pression, qui a fini par contribuer à une Afrique du Sud libre, démocratique et non-raciale. La même chose est non seulement possible pour la Palestine-Israël, mais aussi inévitable. La question est : de quel côté de l’histoire veut-on être ? Se produire en Afrique du Sud de l’Apartheid – en violation de ce que nous, Sud-Africains noirs opprimés et nos alliés blancs demandions – pendant les années 1980, c’était être du mauvais côté de l’histoire. Aujourd’hui, se produire en Israël – en violation de ce que les Palestiniens opprimés et leurs alliés progressistes israéliens demandent – c’est choisir d’être du mauvais côté de l’histoire. Nous espérons que vous choisirez d’être du bon côté de l’histoire et non pas de divertir l’apartheid.
EN CONCLUSION
« La question d’un engagement fondé sur des principes de justice est au cœur des réponses à la souffrance du peuple palestinien et c’est l’absence d’un tel engagement qui permet de ne pas le voir… Si vous êtes neutres dans des situations d’injustice, vous avez choisi le camp de l’oppresseur. »
Archevêque Desmond Tutu
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Nous avons rédigé cette lettre quelques jours seulement avant votre concert. Peut-être aurions-nous dû l’écrire plus tôt ; cependant, nous pensons que vous avez lu les quelques lettres qui vous ont déjà été envoyées, et que vous avez été sensibilisé par ceux qui ont essayé de prendre contact avec vous et votre management.
Nous pensons mettre cette lettre à la disposition des médias qui nous ont contactés ainsi que plusieurs de vos fans sud-africains et internationaux qui nous ont interrogés, en particulier à l’occasion de votre prestation récente à Johannesburg pour notre bien-aimé Madiba. Nous espérons recevoir une réponse avant [la diffusion aux médias] car nous aimerions communiquer votre décision à vos fans et autres ici en Afrique du Sud.
Dans l’attente de vos nouvelles, c’est-à-dire la bonne nouvelle que vous ne divertirez pas l’apartheid israélien,
Professeur Farid Esack
Directeur des Etudes religieuses à l’Université de Johannesburg et
Président du Conseil d’administration de BDS Afrique du Sud,
Adresse : Professor Farid Esack
Department of Religion Studies
A Ring, 607 Kingsway Campus
University of Johannesburg
Auckland Park, 2006
Ph: + 27 (0) 11 559 2787
Fax + 27 (0) 11 559 3858
E-mail: Fesack@uj.ac.za
BOYCOTT, DIVESTMENT AND SANCTIONS AGAINST ISRAEL in SOUTH AFRICA (BDS SOUTH AFRICA)
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