Les tiraillements des Français juifs de gauche

Photo : Mrinalini Mukherjee, Still Life with Key, 1965 Tate Modern

L’histoire n’a pas commencé le 7 octobre 2023. Dans ce focus, Orient XXI revient sur un an de guerre génocidaire à Gaza. Une partie de la communauté est désemparée face au bruyant soutien à Israël des institutions juives, y compris religieuses. Marqués par des valeurs de justice, effrayés par l’extrême droite et doutant de la gauche, des Français juifs témoignent. Edgar Morin commente pour Orient XXI les racines de leur silence.

Jacques Derrida, star de la French Theory et cible aujourd’hui des antiwoke, le disait quelques années avant son décès en 2004 : peu de gens dans la communauté juive française contestent le droit d’Israël à exister. Mais le philosophe se donnait le droit de « s’opposer, parfois publiquement, à la politique de l’actuel gouvernement israélien » et, plus profondément, « de s’interroger de la façon la plus insomniaque sur les conditions dans lesquelles s’est installé l’État moderne d’Israël ».1

Combien de Français juifs partagent ces temps-ci les insomnies de Derrida ? Depuis le 7 octobre, depuis l’enchaînement meurtrier que le gouvernement israélien fait subir à Gaza, dans les territoires occupés, au Liban, « Je ne dors plus », dit Françoise, 28 ans, iconographe dans la mode. « J’enchaîne les cauchemars », ajoute Claude, 64 ans, prof retraité. Dans les réunions de famille ou amicales, on se ferme un peu, on chuchote « c’est terrible », « atroce » et on parle d’autre chose. Sans savoir vraiment qui pense quoi.

Anéantis par la colère face aux poussées en flèche de l’antisémitisme en France, mais aussi révulsés par l’extrême brutalité des guerres menées par Israël, beaucoup de Français juifs, attachés à la gauche, se réfugient dans un silence teinté de dépression. « Je n’en parle jamais dans les rencontres en public. Beaucoup de gens défenseurs d’Israël sont si agressifs », ajoute Françoise qui « rumine en silence ». Le dialogue est rompu avant de commencer.

Un silence d’embarras et de peur

À quelques jours de Yom Kippour, la fête du Grand Pardon, le 11 et 12 octobre prochain, et de l’effroyable anniversaire du 7 octobre, la guerre ravageuse comme Israël n’en avait livré depuis 1948 semble sans fin. Une guerre « immonde par les mots également », explique Paul, 34 ans, statisticien, père goy et mère juive, famille de tradition socialiste. « Je ne suis jamais allé en Israël, je n’ai jamais eu un quelconque sentiment d’identification », explique-t-il. Mais les appels à l’extermination des Palestiniens de la part « des héritiers du Plus jamais cela, je ne les supporte pas ». Mais il garde sa rage pour lui, et observe, consterné, l’adhésion d’une partie de la communauté — des soldats franco-israéliens auraient combattu à Gaza — comme les failles béantes d’une gauche qui va de Carole Delga à Danièle Obono et s’exprime dans la confusion, incapable de se mettre d’accord sur Israël-Palestine. Il se sent « terriblement seul » et enrage de voir Bardella et Le Pen nouvelles stars de Français juifs. Pas une fois, Paul n’a manifesté. Il a failli le faire le 12 novembre 2023, si la marche contre l’antisémitisme organisée par Yaël Braun-Pivet et Gérard Larcher n’avait pas été ouverte à l’extrême droite. En d’autres occasions, il a craint, comme l’affirment le CRIF et les médias, d’entendre des « morts aux juifs » et s’est également abstenu de défiler.

Laurence2, 58 ans, commerçante dans une capitale régionale, avait des parents sionistes de gauche, très mitterrandiens : « les manifs ont rythmé mon adolescence, surtout celles de SOS-Racisme ». Elle préfère aussi fermer les écoutilles.

Je n’ai rien à voir avec Israël, j’ai bien sûr mal vécu le 7 octobre, j’ai pleuré, j’ai téléphoné à des proches. Mais depuis, comment se reconnaître dans ces massacres ? Dans l’abandon des otages ? Dans ces ministres racistes qui entraînent le monde dans leur folie ? Jamais !

Laurence fuit I24news et Cnews, sait à peine ce que dit le CRIF qui proclame à tout-va son soutien inconditionnel à Israël, ignore tout de collectifs, pour certains récents, regroupant des Français juifs critiques d’Israël. Par exemple Tsedek, qui veut construire « un front juif antiraciste et décolonial » et attire pas mal de jeunes militants juifs3. De son côté, Laurence observe et déplore la politique de Nétanyahou, en silence.

Jean, 47 ans, est architecte et réside entre l’Île-de-France et Tel-Aviv. Il y avait acheté un appartement il y a quelques années avec sa mère récemment décédée et son frère. Il a voté communiste ou socialiste jusqu’en 2017, puis Macron. Dans la métropole israélienne, il a participé depuis novembre 2022 à d’énormes manifestations contre Nétanyahou et la réforme de la cour suprême. Il a ensuite suivi des rassemblements en faveur des otages dénonçant la « sale guerre » du gouvernement. Mais en France, il ne dit rien, pas un mot, silence radio :

Je ne sais pas quoi dire, je comprends bien sûr la critique d’Israël, comme beaucoup de gens qui me sont proches, mais il n’y aucun cadre pour s’exprimer, et je ne veux en rien être associé à des antisémites.

Il s’inquiète de Mélenchon et des Insoumis, de ce qu’il baptise « leur confusion des mots », mais trouve Hidalgo bien trop pro-israélienne, elle qui a affiché les couleurs d’Israël sur la tour Eiffel, mais jamais celle de la Palestine. Jean attend que la gauche s’active sur les droits des Palestiniens et les otages, mais n’est pas sûr de s’en mêler.

« On est loin d’Israël, mais on est proches, c’est très hypocrite, dit Michèle Sibony, figure publique de la critique juive d’Israël en France et porte-parole de l’Union française juive pour la paix (UJFP). Le silence des Français juifs qui pourraient parler est un silence d’embarras. Et les autres n’ont pas les outils pour comprendre ce qu’il se passe ». Elle ajoute :

Une bonne partie de la classe politique a, dès le 7 octobre pour Emmanuel Macron et Gérard Darmanin, entretenu la confusion entre Juifs et Israéliens. On a mis les Français juifs dans le bain, et c’est très dangereux pour eux.

Pour elle, les Français juifs se taisent d’abord « parce qu’ils ont peur ».

Des voix juives critiques peu audibles

Contrairement à de nombreux Américains juifs. Angela Davis le notait lors de son passage à la fête de l’Humanité : « Le mouvement de solidarité avec la Palestine aux États-Unis est mené par des juifs progressistes et radicaux ». Rien de tel en France, si ce n’est de façon minoritaire et peu audible, les médias pro-israéliens tenant éloignées de leurs plateaux et de leurs colonnes les voix juives dénonçant la logique génocidaire de Nétanyahou et de son armée.

Comme celle de Rony Brauman, médecin, figure de Médecins sans frontières, né à Jérusalem. Quand la terre se fait meurtrière au Maroc, il fait « cinq plateaux par jour pendant dix jours ». Depuis un an, rien, ou si peu, « je suis blacklisté ». Dans la ligne des progressistes américains juifs, il déploie pourtant un discours à opposer au « basculement d’intellectuels français dans le soutien à ce qu’Israël a de plus violent ». Ce recul de l’échange d’idées en France pénalise les Français juifs, alors qu’aux États-Unis, les débats sont ouverts, permettant à l’opinion de partager les points de vue. Ici, les médias indépendants sauvent l’honneur. Et, par parenthèses, ce n’est pas par hasard s’ils sont de plus en plus ciblés par l’extrême droite pro-israélienne.

Rony Brauman se souvient d’un temps où des intellectuels comme Pierre Vidal-Naquet, Daniel Bensaïd, des personnalités comme Gisèle Halimi, Léon Schwartzenberg s’exprimaient comme juifs. Ils offraient ainsi des « points de repère » à une communauté qui penchait à gauche. Dans une pétition publiée par Le Monde en 2002 pour dénoncer l’occupation de la Palestine, Vidal-Naquet signe comme « juif », c’était une première pour lui « parce que le Crif nous avait poussé à bout », se souvient Brauman. Comme beaucoup de gens engagés à gauche, Vidal-Naquet ne mettait alors jamais en avant son identité juive, si ce n’est pour défendre des valeurs qui semblaient bafouées. À l’époque Vidal-Naquet et Brauman ont été invités sur plusieurs plateaux audiovisuels, et longuement écoutés.

Vingt-deux ans plus tard, en septembre 2024, Brauman publie, avec d’autres personnalités juives, un texte dans Libération, pour s’inquiéter de propos du Grand rabbin français Haim Korsia qui réclame « qu’Israël finisse le boulot »4. « Ce texte ne suscite aucune réaction, c’est accablant et écrasant », ajoute Rony Brauman. Pour lui, le silence est forcé, alors même que beaucoup de Français, pas seulement juifs, seraient sûrement intéressés par ses analyses.

« Pour Gaza, on n’a pas voté non plus »

Aucune voix religieuse, aucune voix politique, à l’exception du député de Paris Aymeric Caron, des collectifs Golem et Tsedek et des compagnons de Brauman, ne viennent s’opposer aux propos sinistres du Grand rabbin. Face à ce que Brauman juge « moralement impensable », peu d’engagements. Cela aurait pourtant mérité une manifestation devant le consistoire. L’opinion juive, en dehors de sa frange pro-israélienne estimée à 200 000 personnes5 sur 600 000 Français juifs, a des prudences de sioux.

Alors, pour un Français juif, cette guerre est souvent un trauma silencieux, « une tourmente ». Quand la guerre est supposée se faire en son nom, la question de l’identité remonte forcément. Le silence est autant une prudence qu’une assignation, et c’est précisément ce que beaucoup de Français juifs voulaient éviter. Être juif en France était une fierté, pas une peur.

« Attention, je ne vais pas pleurer les assassins du Hamas, explique Françoise, mais je n’accepte pas cette logique de punition collective, je ne peux pas comprendre le massacre de civils ». « On devrait être les soldats de la paix », dit Claude et on pense à Bernard Lazare qui demandait aux juifs d’être « les soldats de la justice et de la fraternité ». « Comme personne d’origine juive, je me sens prise dans une tenaille mortifère », ajoute Caroline. Elle ne veut pas d’allégeance juive à un État de non-droit. Se sentant piégée, Caroline se tait.

Il faudra bien avoir le courage de forcer une parole collective à rebours des discours pro-israéliens, mais aussi regarder en face un pays, la France, ravagé par les injustices et livré aux mains de l’extrême droite. Le combat contre l’antisémitisme doit être celui de toutes les discriminations. Un sondage Le Parisien publié dimanche 22 septembre tente de faire le tri entre les racismes. Pas les Français. 83 % s’inquiètent des actes antisémites, 79 % des actes racistes, 78 % des actes homophobes et 71 % des actes islamophobes. Il y a là pour les orphelins de l’universalisme et de l’internationalisme de quoi réfléchir à de nouveaux engagements, ce qui reste de la Macronie, la droite et l’extrême droite étant dans l’hystérie anti-arabe. Mais à gauche les fractures sont béantes, le débat au troisième sous-sol. Au point de se faire donner une leçon par Dominique de Villepin à la fête de L’Humanité

Il ne faut pas abandonner les Palestiniens dans leur malheur, disait à la gauche l’ancien premier ministre de Jacques Chirac. Reprendre la parole sur la barbarie israélienne devient une urgence. Comme le dit, avec une ironie amère, Corinne : « pour Gaza, on n’a pas voté non plus »…

Edgar Morin : les trois visages de la diaspora

Edgar Morin garde un cap clair, et ne cesse lors de ses rares sorties de s’indigner du sort des Palestiniens. À 103 ans, l’auteur de La Rumeur d’Orléans ou de Vidal et les siens, dialogue par mail avec Orient XXI. Morin s’indigne du « silence du monde » face à ce que subissent les Palestiniens à Gaza, et constate « qu’une partie de la diaspora ne se reconnaît pas dans Israël, une autre partie s’identifie à lui et le justifie inconditionnellement et une dernière partie se sent liée à lui et évite de le condamner ». Il n’est pas surpris de ma question sur le silence des Français juifs : « L’amour d’Israël puis l’adhésion inconditionnelle à sa politique ont remplacé l’universalisme et le souci des opprimés chez beaucoup d’intellectuels juifs ».

Morin nous renvoie à ce qu’il écrivait en 2006 dans Le monde moderne et la question juive :

Le danger, la guerre, la justification d’une domination stimule l’israélisme clos, le judaïsme clos. Le messianisme sioniste s’est résorbé dans un nationalisme intégriste. Un manichéisme s’intensifie avec la justification à tout prix d’Israël (…) Le sentiment que l’attitude critique à l’égard de l’État d’Israël est de nature antijuive et la croyance que la compassion au malheur palestinien trahit l’absence de compassion à l’égard du destin juif n’ont fait que s’aiguiser.

Morin a également analysé l’évolution de nombreux Français juifs sur Israël-Palestine. « C’est l’antisémitisme qui provoqua le retour au judaïsme et dynamisa le sionisme, lequel régénéra et renforça l’identité juive des judéo-gentils », écrit Morin, qui ajoute : « Le nouveau sens du terme juif retrouve en Israël un sens antique — à la fois nation, peuple et religion — et se répand dans diaspora ».


Note-s
  1. Octave Larmagnac-Matheron, « Derrida face au conflit israélo-palestinien », Philosophie magazine, 12 octobre 2023[]
  2. Le prénom a été changé, comme ceux des plusieurs personnes citées.[]
  3. D’autres collectifs comme Golem, Juives et Juifs Révolutionnaires (JJR) ou le Réseau d’actions contre l’antisémitisme et tous les racismes (RAAR) se centrent surtout sur la question de l’antisémitisme en France.[]
  4. « Un grand rabbin ne devrait pas justifier les massacres commis à Gaza », Libération, 10 septembre 2024[]
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