Julien Lacassagne, jlacassagne[chez]yahoo.com
Georges Bensoussan, responsable éditorial du Mémorial de la Shoah et rédacteur en chef de la Revue d’Histoire de la Shoah vient de publier Les Juifs du monde arabe. La question interdite1 A sa lecture, on s’aperçoit vite que le titre ne correspond nullement au sujet. Bancale superposition de « name dropping » et de sources coloniales univoques, le livre de Georges Bensoussan ne cesse de tirer des généralités à partir d’exceptions (ou inversement) dans le but de tresser des liens entre nationalisme arabe et IIIème Reich et de faire de l’antisémitisme un atavisme culturel musulman.
Une démarche de propagandiste
L’histoire n’est pas une science, elle ne dispose d’aucun laboratoire et ne saurait résoudre aucune équation. Elle construit un récit qui contient ses propres contraintes. Lorsque William Shakespeare écrit Richard III, il se plie aux règles du pentamètre iambique et lorsqu’Edmond Rostand écrit Cyrano, il se plie à celles de l’alexandrin. La contrainte de l’historien, c’est la totalité de la vie perceptible par des faits ou par des traces de faits. Pour les analyser, il doit disposer d’une liberté totale – autrement dit la plus forte des contraintes – et d’un point de vue, l’histoire n’étant jamais neutre. L’historien empile les indices, comme le détective ou l’enquêteur de police. Ce n’est pas un hasard si des historiens, tels que Fred Vargas, se sont engagés dans la voie du roman policier ou si des auteurs de polars se sont attaqués à des sujets historiques, au point d’avoir devancé les historiens agréés. On se souviendra que le premier livre ayant traité du massacre d’Algériens en plein Paris le 17 octobre 1961 fut le roman Meurtre pour mémoire2 de Didier Daenninckx, publié en 1983. Le deuxième, La bataille de Paris – 17 octobre 19613, publié au seuil en 1991, fut écrit par un historien autodidacte et brillant, Jean-Luc Einaudi : « Quelquefois les brigands surpassent en audace les chevaliers »4. Georges Bensoussan, lui, est un historien patenté, détaché de l’Education nationale auprès du Mémorial de la Shoah. Mais, au-delà de ses travaux, ce sont ses propos qui l’ont fait entrer dans l’actualité le 10 octobre 2015 au cours de l’émission Répliques d’Alain Finkielkraut sur France-Culture. Il s’était alors fait remarquer par ses propos propagandistes et discriminatoires à l’encontre des musulmans dans un face à face avec l’historien Patrick Weil : « Aujourd’hui (…) nous sommes en présence d’un autre peuple qui se constitue au sein de la nation française, qui fait régresser un certain nombre de valeurs démocratiques qui nous ont portés », ou encore « dans les familles arabes, en France, et tout le monde le sait mais personne ne veut le dire, l’antisémitisme, on le tète avec le lait de la mère », citation qu’il avait frauduleusement attribuée au sociologue Smaïn Laacher5.
Rendre les Arabes responsables, disculper les colonisateurs
Georges Bensoussan dispose donc d’un point de vue qui n’est pas très difficile à saisir. En revanche lui manquent sérieux, rigueur et honnêteté. La lecture des Juifs du monde arabe révèle un rapport particulier aux sources car quasiment toutes proviennent de l’administration coloniale ou policière. Dûment sélectionnées par l’auteur, elles sont systématiquement prises au pied de la lettre sans tenir compte des idées reçues qu’elles sont susceptibles de véhiculer. Or, en la matière, les idées reçues sont légion. C’est ainsi que l’Alliance Israélite Universelle, fondée à Paris en 1860, et qui fut l’instrument de la domination coloniale sur les juifs maghrébins autant que celui d’un assimilationnisme uniformisant visant à les séparer de leurs compatriotes musulmans n’est décrite que comme participant à « l’éveil intellectuel de milliers de conscience »6 grâce au réseau d’écoles qu’elle dirigeait. Mais Georges Bensoussan a pour habitude d’assigner à l’école un rôle missionnaire. Ce trait de caractère était perceptible dans ses Territoires perdus de la République7, livre de propagande anti-maghrébins que dirigea Bensoussan sous le pseudonyme d’Emmanuel Brenner et dont fut tiré le film Profs en territoire perdus de la République ?8Désireux de dresser « Le sombre tableau de la condition juive en terre arabe »9, Bensoussan est aussi soucieux de suffisamment l’assombrir afin de rendre celle-ci équivalente à celle des juifs en terre européenne, et surtout d’en attribuer la responsabilité aux Arabes tout en réduisant celle des colonisateurs. A propos des violences antijuives au Maghreb, il écrit : « L’extrême droite française, bien implantée en Afrique du Nord, en fut parfois (sic) l’instigatrice »9. Une première mise au point s’impose d’emblée : l’extrême droite en Afrique du Nord ne fut pas – loin s’en faut – la seule matrice de l’antisémitisme dans les milieux coloniaux. La vie politique dans l’Algérie coloniale, pour ne prendre que cet exemple, fut dirigée par des hommes qui, venus de la gauche comme de la droite, manifestèrent tant un racisme anti-arabe qu’un antisémitisme prononcés. Parmi ceux-ci, Emile Morinaud, l’indéboulonnable maire de Constantine, élu en 1898 sous l’étiquette du Parti français démocratique et antijuif, député de 1898 à 1902, était issu du radical-socialisme10 avant de se tourner vers ses avatars politiques, Républicains socialistes et Gauche radicale et sociale. Quant au cheminot Lucien Chaze, maire de Mustapha, près d’Alger, élu conseiller général en 1899 sous l’étiquette « socialiste antijuif », il venait du syndicalisme colonial et avait pour habitude de proclamer qu’en Algérie « l’antisémitisme est la forme locale du socialisme »11. Les trois députés antisémites élus en Algérie au printemps 1898, Firmin Faure à Oran, Charles-François Marchal à Alger et Emile Morinaud à Constantine – surnommés les Trois mousquetaires gris (en référence à la couleur de leurs couvre-chefs) se revendiquaient tous du camp républicain. Le quatrième de ces trois mousquetaire, qui revendiquait sa foi catholique, n’était autre qu’Edouard Drumont12,- élu dans la circonscription d’Alger et qui déclara en 1901 au moment de la fondation du Comité National Antijuif que son but était de « substituer une République vraiment française à la République juive que nous subissons aujourd’hui »13. La propagande raciste et antijuive fut l’un des thèmes majeurs des campagnes électorales en Algérie coloniale, de la part de formations politiques très diverses. Elle ne ciblait qu’un électorat européen, et pour cause : le code de l’indigénat interdisait l’accès au vote à la plupart des musulmans. Par ailleurs, les premières émeutes antijuives d’Algérie furent le fait de populations et de formations européennes14. En 1897, des émeutes antijuives furent menées par des Européens à Tlemcen, Mostaganem et Oran. En 1898, d’autres éclatèrent à Alger, à l’appel de Max Régis15, l’année même de l’élection de Drumont à la députation. Georges Bensoussan fait opportunément l’impasse sur tout cela, préférant laisser penser que « la plupart des poussées de violences antijuives y furent d’origine arabo-musulmane, et sans lien avec l’extrême droite et les milieux coloniaux »9. C’est avec une lucidité et une impartialité bien supérieures que Maurice Eisenbeth, grand rabbin de Constantine puis d’Alger, avait su apprécier la situation peu après l’émeute antijuive de 1934 à Constantine. Dans un rapport consultable aux archives de l’Alliance Israélite Universelle daté du 21 novembre 1934, il accusait le maire de la ville Émile Morinaud d’avoir provoqué l’émeute du 5 août afin de compromettre les leaders musulmans16. Parce qu’il ne corrobore pas sa thèse d’une haine antijuive ancestrale en Afrique du Nord, Bensoussan ne fait nulle mention non plus du cas de rabbi Mardochai Aby Serour, rabbin explorateur marocain, guide personnel de Charles de Foucauld et qui, afin de faciliter leur périple à travers le Maroc, fit passer ce dernier pour un juif russe. Le royaume chérifien était à la fin du XIXème siècle interdit aux chrétiens, mais non aux juifs.
Une superposition de stéréotypes orientalistes
Les notes diplomatiques, rapports administratifs, rapports de police, récits de voyage choisis et étudiés par Georges Bensoussan, ou plutôt cités par lui car il ne prend jamais la peine de les analyser de manière critique vont tous dans le sens de l’auteur. Ces sources relèvent une haine atavique entre juifs et musulmans, mais une démarche critique élémentaire aurait dû faire remarquer que toutes furent écrites par des auteurs européens dont on peut supposer qu’ils transposaient sur une réalité arabe leur propre vision des juifs et des musulmans, celle nourrie par les stéréotypes antisémites et orientalistes. N’aurait-il pas été judicieux de compléter cette documentation par des sources arabes locales ? Georges Bensoussan balaie le problème avec un argument confondant de mépris : « C’est à l’historiographie arabe de prendre le relais, mais, pauvre, elle demeure bien en deçà de la jeune historiographie polonaise qui se consacre à la part juive de la nation avant 1939 »17. Qui sont les juifs du monde arabe ? D’où viennent-ils ? Comment vivaient-ils ? … Toutes ces questions auxquelles on serait en droit d’attendre des réponses d’un livre portant son titre n’apparaissent nulle part. Elles n’intéressent pas du tout Georges Bensoussan, entièrement préoccupé par la haine antijuive qu’il attribue au monde arabe et musulman. Ce monde arabe dont il fait un espace homogène et dont il a du mal à saisir les distinctions. Dès le premier chapitre – Un cadre mental – Bensoussan évoque le Pacte d’Omar18 codifiant le statut du dhimmi19, sans jamais préciser que ce statut ne fut jamais appliqué de la même manière, ni avec la même rigueur selon les régions du monde arabe et selon les époques. On peut formuler la même remarque au sujet des dispositions réclamées par ibn Taymiyya entre le XIIIème et le XIVème siècles, citées quelques lignes plus bas. Afin de juger du sérieux de l’auteur, on notera qu’ibn Taymiyya que Georges Bensoussan qualifie de « chroniqueur arabe »20 était en réalité théologien et … de famille kurde. L’auteur ne dresse qu’un seul bref et édifiant portrait du juif du monde arabe : « Sa crainte s’exprime jusque dans les postures de son corps, dos arrondi, épaules rentrées et pour le Juif caricaturé du monde arabe, faut-il ajouter, avant-bras levés pour protéger le visage »21. En l’occurrence, le caricaturiste s’appelle Georges Bensoussan et ce portrait esquissé par lui ressemble aux pires dessins publiés par la Libre Parole22. D’autres stéréotypes nourrissent ses obsessions, notamment celui du « double langage » arabe et musulman : « Les autorités françaises suspectent donc les chefs musulmans de double langage »23en Tunisie. Plus loin : « Au Maroc, l’administration avait tôt noté le double langage de l’Istiqlal »24. Bensoussan fait sienne une idée reçue issue du rapport de domination où le colon a toujours la crainte d’être berné, en revanche, à aucun moment il n’a le recul suffisant pour suspecter l’administration française de la moindre duplicité. Une sibylline remarque formulée au sujet de l’usage par les juifs de la langue arabe n’est pas sans susciter quelques interrogations : « Le long interdit théologique qui a pesé sur l’enseignement de l’arabe écrit et sur l’étude du Coran a contribué à faire d’eux (les juifs) des étrangers en les enfermant dans une sorte d’exil intérieur »25. Cette assertion s’accommode mal de la réalité historique car l’arabe fut sans doute la principale langue du judaïsme en Afrique du Nord. Elle fut en particulier celle d’un des penseurs les plus brillants et les plus influents du judaïsme, fin connaisseur de la théologie musulmane, Abou Imrane Moussa ibn Maïmoun, exilé en Egypte et plus connu sous le nom de Moïse Maïmonide qui rédigea à la fin du XIIème siècle son Guide des Egarés en arave avant qu’il ne fût traduit en hébreu. Dommage pour le prétendu « long interdit théologique » évoqué par Georges Bensoussan… Quelques lignes plus haut, l’auteur attirait l’attention sur le fait qu’en Egypte, en 1927, « Les mesures d’arabisation (…) sont brutalement mises en œuvre afin de pousser les Juifs au départ ». L’arabe était au demeurant la langue des juifs égyptiens, mais ce que Bensoussan trouve insupportable c’est qu’un pays arabe exerce sa souveraineté en usant de sa langue. Suivant le même cheminement, au chapitre Un royaume déserté26, il semble s’offusquer qu’au Maroc nouvellement indépendant, Rabat ait interdit à l’Agence juive de poursuivre son activité27. Or, n’importe quel Etat souverain aurait sans nul doute interdit à une officine étrangère de mener une activité consistant à organiser le départ de ses ressortissants, à plus forte raison en pleine période de décolonisation.
Une « communauté juive bimillénaire »
A plusieurs reprises, Bensoussan emploie une expression somme toute révélatrice, à savoir celle de « communauté juive bimillénaire ». Laissant entendre qu’il se laisse guider par le récit mythologique de l’exode diasporique, il néglige dès lors le profond mouvement de prosélytisme judaïsant qui fut à l’origine de la présence des communautés juives du monde arabe et qui remonte à plus de 2000 ans, soit avant la destruction du Temple de Jérusalem par Titus. Au fond, les juifs du monde arabe ne sont présents dans le livre que sous la forme de caricatures. On ne peut passer sous silence cette parenthèse ouverte à propos de la Tunisie indépendante où « les Juifs furent peu à peu évincés des postes importants (sauf au ministère de l’Economie où il n’y avait guère de remplaçant musulman disponibles) »28 … Double cliché où les juifs se révèlent experts en économie et où les musulmans sont des incompétents. Quand ils ne sont pas incompétents, les Arabes sont présentés comme des antisémites viscéraux (voire des forces supplétives du IIIème Reich), violents, misogynes et tyranniques, exactement comme l’étaient les élèves d’origine maghrébine des Territoires perdus de la République et de Profs en territoire perdus de la République ? En revanche Bensoussan ne dit rien des politiques impérialistes consistant à s’appuyer sur des minorités afin de faire éclater les cadres politiques et sociaux traditionnels, au risque d’exposer ces mêmes minorités à de graves représailles dont furent victimes tant les chrétiens de Syrie que les Arméniens de Turquie. Ne cessant de renverser les réalités, il écrit à propos de la situation des juifs du monde arabe (à une période indéterminée) : « Quelle oppression fuyaient-ils pour se tourner aussi vers un Vieux Continent pourtant massivement antisémite ? »29. Non seulement les juifs arabes et maghrébins n’ont pas fui une oppression avant les indépendances et avant la création de l’Etat israélien (singulièrement avant la guerre de 1967), mais ils n’ont pas fui du tout, et certainement pas en direction d’une Europe qui s’était acharnée sur leurs coreligionnaires. La vraie question aurait pu être : quelle oppression fuyaient les juifs d’Europe pour se tourner vers une lointaine terre du Moyen-Orient ?
- Georges Bensoussan, Les Juifs du monde arabe. La question interdite, Odile Jacob, janvier 2017.[↩]
- Didier Daenninckx, Meurtre pour mémoire, Série Noire-Gallimard, 1983.[↩]
- Jean-Luc Einaudi, La bataille de Paris – 17 octobre 1961, Seuil, 1991.[↩]
- Victor Hugo, La légende de la nonne, Odes et ballades, éd. Hector Bossange, Paris, 1828, chantée par Georges Brassens.[↩]
- Smaïn Laacher, présenté par G. Bensoussan comme un « sociologue algérien » exerce à l’Université de Strasbourg. Il n’emploie pas cette expression dans le film Profs en territoires perdus de la République ? annoncé par l’historien au micro de France-Culture. Il y déclarait : « Cet antisémitisme, il est quasi naturellement déposé sur la langue, déposé dans la langue, une des insultes des parents à leurs enfants quand ils veulent les réprimander, il suffit de les traiter de juifs, ça toutes les familles arabes le savent ».[↩]
- G. Bensoussan, ibid. p. 25.[↩]
- Emmanuel Brenner (alias Georges Bensoussan) dir., Les Territoires perdus de la République, éd. Mille et Une Nuits, 2002.[↩]
- Profs en Territoires perdus de la République ? réalisé par Georges Benayoun, diffusé sur France 3 le 22 octobre 2015.[↩]
- G. Bensoussan, ibid. p. 29.[↩][↩][↩]
- Emile Morinaud fut exclu du groupe radical-socialiste sous l’impulsion de Paul Faure.[↩]
- Cité par Benjamin Stora in Les trois exils. Juifs d’Algérie, Stock, 2006.[↩]
- Auteur du best-seller antisémite La France juive, publié par Flammarion en 1886 et réédité plus de deux-cents fois.[↩]
- Tract du CNA pour les élections législatives de 1902. Cité par Laurent Joly, Antisémites et antisémitisme à la Chambre des députés sous la IIIe République, Revue d’histoire moderne et contemporaine 2007/3 (n° 54-3), p. 63-90.[↩]
- A Alger, les quelques jeunes Arabes recrutés par Max Régis pour ses « youpinades » restèrent en marge et furent employés comme secondes mains.[↩]
- Démagogue élu maire d’Alger en 1898 à la tête d’une « Liste antijuive »[↩]
- Joshua Cole, Antisémitisme et situation coloniale pendant l’entre-deux-guerres en Algérie. Les émeutes antijuives de Constantine (août 1934), Vingtième Siècle, 2010/4, n° 108, p. 3-23.[↩]
- G. Bensoussan, ibid. p. 64.[↩]
- G. Bensoussan, ibid. p. 15.[↩]
- Statut subalterne de « protégé » juif ou chrétien en territoire musulman.[↩]
- G. Bensoussan, ibid. p. 15.[↩]
- G. Bensoussan, ibid. p. 55.[↩]
- Journal antisémite fondé par Edouard Drumont à la fin du XIXème siècle.[↩]
- G. Bensoussan, ibid. p. 39.[↩]
- G. Bensoussan, ibid. p. 43. L’Istiqlal était la principale organisation indépendantiste marocaine.[↩]
- G. Bensoussan, ibid. p. 47.[↩]
- G. Bensoussan, ibid. p. 110[↩]
- Qui consistait à convaincre les juifs marocains de partir s’installer en Israël et à superviser leur départ.[↩]
- G. Bensoussan, ibid. p. 45[↩]
- G. Bensoussan, ibid. p. 58[↩]