Gideon Levy a publié un article dans Harretz le 6 juillet 2023 suite à l’invasion de Jenine par l’armée d’occupation israélienne qui a déplacé des milliers de personnes, blessé et arrêté des centaines d’autres, détruit maisons, routes, voitures. Douze palestinien.nes ont été tué.es dont 3 enfants. Ce texte est un hymne pour les enfants et petits enfants d’Arna, fondatrice du Stone Theatre, qui ont grandi, se sont exprimés, ont soigné leurs traumatismes dans ce théâtre appelé Freedom Theatre par Juliano Mer Khamis.
Le 6 juillet 2023
Un garçon d’environ trois ans sort de chez lui mercredi matin [5 juillet], pour la première fois depuis deux jours, accompagné de sa mère et de sa grand-mère. D’une main, il tient la main de sa mère, de l’autre une arme à feu jouet. La rue est encore à peu près vide, seuls quelques habitants ont osé sortir, et ceux qui l’ont fait semblent en état de choc. Un terrible silence règne sur la rue à demi détruite, ce silence qu’on entend toujours après le bruit. L’enfant jette un regard inexpressif sur la pile de décombres qui borde la chaussée anciennement pavée, réduite aujourd’hui à une piste de terre. Il est silencieux, tout comme sa mère. Cette image était mercredi sur les écrans d’Al-Jazeera, qui a assuré une diffusion ininterrompue depuis le camp de réfugiés de Jénine.
Cette fois-ci, Dubi Kurdi, ex-soldat israélien, n’a pas transformé le camp en stade Teddy Kollek (le grand stade de Jérusalem) avec son bulldozer, comme il s’en était vanté à l’occasion de l’épisode précédent, en 2002. Le nombre de maisons détruites ne s’est pas élevé à 500, comme cela avait été le cas lors de l’Opération Rempart, et le nombre de morts a été relativement faible. Mais l’enfant est sorti dans la rue en tenant la main de sa mère, et son visage disait tout ce qu’il y avait à dire. Peut-être qu’il était le petit garçon de la vidéo filmée la veille dans une des maisons du camp : dans une scène affreuse qui pourrait provenir d’une des périodes les plus sombres de l’histoire, des soldats armés et cuirassés envahissent une petite maison. Ils ordonnent à tout le monde de mettre les mains en l’air. Un soldat pointe son fusil sur les femmes et les enfants, et un hurlement de terreur perce l’air. Coupez. Fin de la vidéo, mais les enfants n’oublieront pas. Ils n’oublieront jamais ce qu’ils ont subi cette semaine.
Ces enfants sont déjà les petits-enfants et arrière-petits-enfants d’Arna. Lors de la sortie du merveilleux film de Juliano Mer-Khamis “Les enfants d’Arna”, consacré aux enfants du camp que sa mère avait aidé à grandir au sein de son projet de théâtre, son réalisateur était encore en vie. Juliano a été assassiné, mais son film est toujours là. Il faut le projeter avant et après chaque “opération” militaire israélienne dans le camp de Jénine, avant et après l’insupportable déluge d’éloges qu’une légion de généraux et d’analystes déverse sur l’action, qui est toujours différente de toutes celles qui l’ont précédée, plus chirurgicale, plus efficace.
Trois garçons étaient les vedettes du documentaire : Ala, Yousef et Ashraf. Pendant environ dix ans, Mer a suivi les enfants avec lesquels sa mère travaillait. Il a filmé le petit Ala assis sur les ruines de sa maison, abasourdi, le regard allant d’un point à un autre, comme s’il cherchait un réconfort et un refuge. Ala el-Sabagr est devenu plus tard le commandant des Brigades des Martyrs d’Al-Aqsa. En novembre 2002, deux semaines après la naissance de son premier fils, des soldats israéliens l’ont tué, et on voit dans le film une photographie de son corps carbonisé.
Le petit Ashraf rêvait de jouer Roméo. Dans le film, on le voit fouiller les décombres de la maison d’Ala, dans un effort pour retrouver des objets qui seraient encore intacts. Dans le film, Ala raconte l’histoire du meurtre de son ami Ashraf, quelques semaines avant qu’il meure lui-même pendant la bataille pour Jénine. Le troisième garçon, Yousef, est en classe lorsqu’un obus israélien atterrit dans la salle. Il sort de la pièce le corps d’une des fillettes tuées ; une fois adulte, il a commis un attentat terroriste dans la ville israélienne de Hadera, et il a été tué. Parmi les enfants d’Arna, Zakaria Zubeidi est le seul garçon à survivre. Il est incarcéré en Israël pour de nombreuses années.
Mercredi, les petits-enfants et arrière-petits-enfants d’Arna sont sortis dans la rue ravagée. Le camp de Jénine est un camp de réfugiés, dont les habitants ont été forcés de fuir leurs maisons cette semaine sans savoir quand ou s’ils pourront y revenir, réfugiés temporaires pour la troisième ou la quatrième fois.
Le groupe de correspondants militaires reconnus par les FDI que l’armée a amené observer son travail n’a vu aucun Palestinien dans les ruelles. En Israël, ils ne mentionnent pas les 20 000 habitants du camp qui ont subi les épreuves sans précédent causées par Israël, comme leurs parents et leurs grands-parents avant eux. En Israël, ils n’ont pas dit que le camp de Jénine abrite les foyers de dizaines de milliers de personnes dont la juste lutte lance un appel mondial, de même que leur souffrance. Et de nouveau, les FDI ont traité ces foyers comme un champ de bataille.
C’est ici que les enfants d’Arna ont grandi et sont devenus des combattants de la liberté, des “terroristes” dans le langage de la propagande israélienne, c’est ici que les petits-enfants et arrière-petits-enfants d’Arna grandiront maintenant vers le même avenir, le même sort.
Traduction ATL-Jénine