À propos du livre de Françoise Vergès, Un féminisme décolonial, Paris, La fabrique, 2019.
Le livre de Françoise Vergès est sans doute la première synthèse en français du mouvement féministe décolonial. Un certain nombre d’ouvrages avaient posé au féminisme la question de l’intersection de la classe et de la race, mais sans offrir cette vision d’ensemble extrêmement cohérente, concise (143 pages du tout petit format des éditions de La fabrique) et remarquablement documentée.
Un des nombreux intérêts du livre est la formulation de ses concepts : Françoise Vergès nomme en effet, avec précision et nuance, des positions politiques et idéologiques ainsi que des processus sociaux et économiques.
Dans la grande diversité idéologique, politique et morale des féminismes contemporains, ce travail de formulation conceptuelle permet, non seulement de parler des choses, des gens et des idées, mais d’identifier les positions et surtout de penser les oppressions dans leur complexité. Le livre propose la synthèse formulée et argumentée d’un point de vue féministe (ce qu’indique l’article indéfini du titre), ou plutôt d’un féminisme doté d’un point de vue politique et d’une architecture conceptuelle : c’est exactement ce qui nous manque en France dans les discours féministes actuels, coincés dans les mantras généralistes et gouvernementaux de l’égalité-laïcité-universalité, ou dans des objectifs légitimes mais locaux et assez peu politiques, comme l’écriture inclusive ou l’accession des femmes à des postes de responsabilité ; en d’autres termes, comme le dit l’auteure, coincés dans la seule « égalité de genre » (p. 23). Cette note de lecture passe en revue quelques propositions à la fois conceptuelles et terminologiques de l’auteure.
Féminisme de politique décoloniale
Françoise Vergès construit cette notion, parfois utilisée au pluriel pour souligner la pluralité des féminismes et de leurs formes alternatives, sur une formulation spécifique : ce de politique un peu particulier signale le positionnement proprement politique du féminisme décolonial. « Se dire féministe décoloniale, écrit-elle, défendre les féminismes de politique décoloniale aujourd’hui, ce n’est pas seulement arracher le mot “féminisme” aux mains avides de la réaction, en peine d’idéologie, mais c’est aussi affirmer notre fidélité aux luttes des femmes du Sud global qui nous ont précédées. » (p. 19). Ces luttes sont marquées par plusieurs dimensions enchevêtrées : anticolonialisme, anticapitalisme, antiracisme et antisexisme. « Le féminisme décolonial, c’est dépatriarcaliser les luttes révolutionnaires », résume Françoise Vergès (p. 19). L’expression féminisme de politique décoloniale désigne alors un féminisme qui lutte contre « l‘absolutisme économique du capitalisme », absolutisme colonialiste, racialiste et masculiniste. Elle s’articule avec une autre formulation, désignant un ennemi, sinon principal, du moins complice, le « féminisme civilisationnel ».
Féminisme civilisationnel
Françoise Vergès désigne ainsi un féminisme « ayant fait des droits des femmes une idéologie de l’assimilation et de l’intégration à l’ordre néolibéral, réduit les aspirations révolutionnaires des femmes à la demande de partage 50/50 des privilèges accordés aux hommes blancs par la suprématie blanche » (p. 22). Elle précise que le féminisme civilisationnel est aussi blanc bourgeois, non pour une seule affaire de couleur de peau, mais « parce qu’il se réclame d’une partie du monde, l’Europe, celle qui s’est construite sur un partage racisé du monde » (p. 32). Mais ce féminisme a oublié ou refoulé cette racisation pour adopter un point de vue universel, d’où sort une idéologie du droit des femmes color blind. Pourtant, le féminisme civilisationnel « naît avec la colonie » (p. 29) et « la femme blanche a littéralement été une production de la colonie » (p. 44). Françoise Vergès montre comment les femmes européennes ont construit leurs revendications d’égalité sur l’exclusion des femmes et des hommes racisé.e.s, « en faisant de leur expérience souvent celle de la classe bourgeoise, un universel » (p. 45). Plus encore elle montre que le discours de revendication des féministes civilisationnelles, empruntant la métaphore de l’esclavage, a occulté le véritable esclavage, celui qui a anéanti les corps et les existences des noir.e.s. Ce féminisme garde à l’époque contemporaine ses formes coloniales et Françoise Vergès parle de la « mission féministe civilisatrice » du XXIe siècle, celle qui veut libérer les femmes musulmanes du carcan communautaire emblématisé par le voile, celle qui promeut le microcrédit comme « solution universelle à la pauvreté des femmes » (p. 76), qui prône le contrôle des naissances dans les pays dits du Sud. Le féminisme civilisationnel est ainsi actuellement « une idéologie complice des nouvelles formes du capitalisme et de l’impérialisme » (p. 89).
Le capitalisme racial, une « économie d’usure de corps racialisés »
Françoise Vergès donne également, à travers le prisme du féminisme décolonial, des noms politiques et militants au capitalisme néolibéral qui exploite le corps des femmes racisées comme l’esclavage l’a fait. Radicalisant la notion de caring class empruntée à l’anthropologue David Graeber, elle montre que les femmes racisées constituent une classe à la fois sociale et raciale qui, au-delà de la simple pratique du care, est destinée à nettoyer les capitales du capitalisme : « Je propose d’aller plus loin en insistant sur l’économie de l’usure et de la fatigue des corps racisés, le nettoyage comme pratique de soin, l’instrumentalisation de la séparation propre/sale dans la gentrification et la militarisation des villes « (p. 115). L’expression économie de l’usure et de la fatigue des corps racisés est particulièrement puissante pour désigner le partage littéralement physique entre les exploiteurs et les exploitées. « Qui nettoie le monde ? », se demande-t-elle, montrant que l’industrie du nettoyage se développe constamment, le capitalisme étant une « économie de déchets » p. 119). Cette question, liée à celle de la revendication de dignité des femmes racisées, lui semble fondamentale dans le travail de réflexion et de militantisme des féministes décoloniales.
La description de ces trois propositions notionnelles et terminologiques n’épuise évidemment pas la richesse du livre et ne rend pas compte de son inscription dans les études décoloniales en plein essor (et en pleine polémique) en France actuellement. Mais les enjeux politiques des noms constituent sans doute une bonne entrée dans les idées et les combats.
Marie-Anne Paveau est enseignante-chercheuse à l¹université Paris 13.