Le peuple palestinien est-il devenu le « Christ des nations »

Salah Guemriche

Par Salah Guemriche 1

« Pour pousser les Palestiniens à quitter la Ville sainte, les Israéliens leur accordent rarement de permis de construire. Et tout logement bâti sans permis devra être démoli par ses propres occupants » 2

À Jérusalem, l’État d’Israël ne se contente plus de démolir les maisons des Palestiniens : il oblige les habitants à le faire eux-mêmes ! Quand la perversion s’ajoute à l’iniquité et au crime !

Ces pratiques, insoutenables pour tout être humain, dans Jérusalem même, ces retours de « l’abominable dévastation », dont parle la Bible, ne sont pas seulement un énième défi à ce que l’on appelle abusivement la « Communauté internationale » : ce sont autant de marques du mépris de toute une humanité.

Du péché originel de l’ONU

Faillite ou démission, l’Histoire retiendra que durant plus de 70 ans, un peuple aura été abandonné et continue de l’être, au mépris des principes et des droits humains qui régissent la mission de l’ONU. Abandonné comme aucun autre peuple ne le fut depuis que la Société des Nations a vu le jour. Même dans leur grand malheur, les Juifs d’Europe avaient fini par recouvrer leurs droits, et par être « indemnisés » quatre fois plutôt qu’une : historiquement, moralement, financièrement et territorialement. Cela ne vaut pas effacement de « l’abomination de la désolation » des temps modernes (la Shoah), certes. Sauf que, par l’indemnisation territoriale, la Communauté internationale avait corrigé une abomination par une autre abomination, une injustice par une autre injustice : tel restera, gravé dans l’Histoire, le péché originel de l’Organisation des Nations unies.

Les génocides arménien, rwandais, et même kurde, ont été officiellement reconnus ; le peuple palestinien, lui, est en passe de subir le destin des « Indiens » d’Amérique. La différence, qui devrait le sauver de l’extermination et de l’effacement historique de sa terre, c’est qu’à l’époque de ladite « conquête de l’Ouest », on n’avait pas les moyens d’accès à des témoignages directs des crimes contre l’humanité commis par les conquérants européens dans le « Nouveau monde ». Aujourd’hui, les opinions mondiales savent, les leaders du monde savent. Et même nombre de citoyens israéliens le savent et n’hésitent pas à le dénoncer au risque d’une sanction au regard de laquelle l’excommunication d’un Spinoza ferait figure de bonnet d’âne !…

Le deux poids deux mesures, dont bénéficie Israël dans les médias, grâce à ses officines mobilisées dans le monde, tel l’OPAIC, aux Etats-Unis d’Amérique, et le CRIF, en France, est aussi flagrant qu’intolérable : selon qu’il s’agit d’une adolescente palestinienne qui a giflé un soldat israélien ou d’un autre soldat qui achève d’une balle un jeune palestinien, déjà à terre et ne représentant aucune menace… L’adolescente écope de 8 mois de prison ; le soldat, lui, est célébré à Tel-Aviv comme un héros…

C’est ce genre d’injustices qui, démultiplié, amena un ancien président de la Knesset, Abraham Burg, à faire à Israël un procès que l’ONU s’interdit de faire, en ces termes : « Nous devions être la lumière des Nations. En cela, nous avons échoué. Il apparaît que ces deux mille ans de lutte du peuple juif pour sa survie se réduisent à un État de colonies, dirigé par une clique sans morale de hors-la-loi corrompus, sourds à la fois à leurs concitoyens et à leurs ennemis. Un État sans justice ne peut pas survivre (…) Le compte à rebours de la société israélienne a commencé. » !

L’ONU

Exécutrice universelle de l’Ancien Testament

« Un État sans justice ne peut pas survivre », et pourtant !… Depuis plus de 70 ans, l’Etat d’Israël survit, sûr de son impunité, tout en martyrisant un peuple, lui imposant un blocus inhumain et en toute illégalité, lui interdisant de pêcher au large de ses propres côtes, limitant jusqu’à la consommation de son eau et de son électricité, détruisant ses maisons et ses oliviers, détournant taxes et importations, multipliant les colonies, quand il ne largue pas des tonnes de bombes sur ses quartiers, en représailles à des actions désespérées de résistance. Et ce, sans que la prétendue Communauté internationale ne s’en émeuve autrement que par des cris d’orfraie qui n’effraient que ceux qui les poussent, avant que le véto américain ne vienne réduire leurs cris à des gémissements de compassion vite étouffés par la realpolitik.

Nous sommes en 2020. Et voilà plus d’un demi-siècle qu’Israël, après 1967, se moque des résolutions de l’ONU. 53 ans sans que l’Organisation ait réussi à imposer le Droit international. Tout autre pays, soumis à la moindre résolution, qu’il tarde à respecter ou qu’il ignore, est aussitôt la cible d’un déluge de frappes « chirurgicales » suivies d’une invasion militaire ou d’une série de sanctions touchant surtout la population civile. Or, ce n’est pas une, pas dix, ni vingt résolutions dont Israël a fait fi, mais une soixantaine ! Est-ce le souci d’exécuter à la lettre les promesses de Yahvé, ou est-ce la culpabilité qui poussa les Nations européennes et occidentales à se dédouaner de la Shoah en faisant payer un peuple qui n’y était absolument pour rien dans la volonté d’extermination des Juifs d’Europe ?

Autant se demander si l’ONU, en fin de compte, n’aura pas été l’exécutrice universelle de l’Ancien Testament, où le dieu d’Israël dit : « Vous prendrez possession de leur sol, je vous en donnerai moi-même la possessionune terre qui ruisselle de lait et de miel. C’est moi Yahvé votre Dieu qui vous ai mis à part de ces peuples » (Lv 20. 23-24). Comme si, en laissant chasser tout un peuple de sa terre, pour y placer un « peuple sans terre », l’ONU avait servi d’exécutant au dieu d’Israël. Et si Jésus a dit : « Je ne suis pas venu pour abolir mais pour accomplir  », l’ONU, elle, serait donc venue à la fois pour abolir et accomplir : abolir les droits d’un peuple et accomplir les droits d’un autre peuple !…

C’est ainsi qu’en 1948, plus de 750 000 Palestiniens furent chassés de leurs terres. Et des villages entiers, comme Deir Yassine, de triste renommée, furent rasés. Ajoutez toutes ces opérations, aux noms inspirés souvent d’une rhétorique biblique, qui ont meurtri des centaines de milliers de civils, en majorité des enfants, parmi les plus récentes : celle dite Plomb durci, en 2008, celle de l’été 2014, baptisée Bordure protectrice, et plus récemment, cette charge de snipers de « l’armée la plus morale du monde » : lors de la « Marche du retour », une marche sans armes ni menaces quelconques, où des adolescents furent tirés comme des lapins sous les éclats de rire des soldats de « la seule démocratie de la région  », et les félicitations d’un Premier ministre en mal de rédemption…

Le peuple palestinien, ce «  Christ des nations  » ?

Quelle est donc cette justice au nom de laquelle l’ONU s’est décrétée garante des droits des peuples à disposer d’eux-mêmes, de tous les peuples sauf du peuple palestinien ? Pourquoi l’État d’Israël, et lui seul, peut-il se permettre de se moquer de tant de résolutions : au nom de quelle exceptionnelle « élection » échappe-t-il aux lois internationales ?

Il fut des jours où Emmanuel Levinas se demandait où était passée cette justice lorsque le peuple de Yahvé dut subir ce qu’il appela « la passion des passions » 3(la Shoah). Il fut d’autres jours où André Spire se demandait comment rendre justice « au plus opprimé, au plus méconnu des peuples, au Christ des nations ? » 4.
Or, depuis plus de 70 ans, le peuple d’Israël vit pleinement sa résurrection. Et depuis 1948, autrement dit trois ans après la victoire sur le nazisme, c’est du peuple palestinien que la Communauté internationale, par son impuissance, a fait le véritable « Christ des nations ».

Pour une « Réparation du monde »

Qu’attendent donc, ces « Nations unies », pour forcer Israël à se retirer des Territoires occupés et à reconnaître aux palestiniens le droit d’avoir leur État ? Qu’attend Israël pour garantir enfin la paix à son propre peuple en répondant au vœu du philologue juif James Darmesteter : « Après la justice pour les Juifs, les Juifs pour la Justice !  » ? Et qu’attend le Conseil de sécurité pour faire entendre raison au gouvernement israélien et le forcer, comme il a toujours su forcer d’autres gouvernements, à respecter le Droit international ? Qu’attend l’Organisation-marraine pour forcer ses filleuls de dirigeants à répondre à ce cri du cœur lancé par Yeshayahou Leibowitz : « Il ne s’agit plus de libérer les territoires occupés, mais de libérer Israël des Territoires occupés ! » 5 ?

Un ancien ministre israélien de l’Éducation nationale, Shulamit Aloni, avait déjà prévenu son propre gouvernement : « Nous n’avons pas de chambres à gaz ni de fours crématoires, mais il n’y a pas qu’une seule méthode de génocide » 6 ?…

« Trop, c’est trop ! ». Oui, comme disait voilà deux décennies le cri de ce collectif réuni en 2001 à l’initiative de Madeleine Rebérioux et Pierre Vidal-Naquet… Aujourd’hui, ce cri, même rentré, secoue les poitrines de millions de personnes dans le monde, et vous dit : Faites donc cesser ces massacres ! Arrêtez cette injustice indigne de dirigeants dont les ascendants connurent le pire, et qui, au nom de ce pire, se croient autorisés à reproduire abomination sur abomination, désolation sur désolation !

« Trop, c’est trop ! » vous dit encore Amos Oz : elle n’a que trop durer cette « triste ironie (qui fait) que les occupés soient devenus les occupants, que les opprimés se soient mués en oppresseurs, que les victimes d’hier puissent si facilement se métamorphoser en persécuteurs et que les rôles soient si aisément interchangeables ! » 7.

Oui, que ladite « Communauté internationale » se secoue une fois pour toutes pour crier : « Trop, c’est trop ! », et mettre fin à ces temps barbares ! Pour dire à Netanyahu ou à son successeur : Massada n’est plus dans Massada, mais dans Gaza, dans Ramallah, dans Bethléem comme dans Jérusalem-Est ! Lui crier qu’Amalek n’a jamais résidé à Jérusalem, et que son fantôme a peut-être élu domicile à Beth Agion… Et qu’enfin, il est temps qu’Israël applique le magnifique concept du judaïsme : le Tikkoun Olam, la « Réparation du monde » ! À moins que, pour Israël comme pour la Communauté internationale, le Palestinien ne fasse plus partie du monde ?


Note-s
  1. Essayiste algérien. Auteur de quatorze ouvrages parmi lesquels : Israël et son prochain, d’après la Bible et autres textes d’auteurs juifs anciens et contemporains (Ed. de l’Aube, 2018) ; Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou – Enquête sur les conversions en terre d’Islam (Denoël, 2011) ; Abd er-Rahman contre Charles Martel, la Bataille de Poitiers (Perrin, 2012) ; Dictionnaires des mots français d’origine arabe (Seuil, 2007)[]
  2. Jérusalem détruit systématiquement ses maisons arabes, dans Courrier international, 4-7-2020).[]
  3. Difficile liberté, Albin Michel / Livre de poche, p. 202, 1976.[]
  4. Valeurs spirituelles du sionisme, dans Les Juifs, p. 216, Plon, 1937.[]
  5. La mauvaise conscience d’Israël, titre de l’ouvrage réunissant des entretiens avec Joseph Algazy, journaliste au quotidien israélien Haaretz (Le Monde Editions, 1994). Lire, en Annexes, ma tribune parue le jour de l’inauguration du 28e Salon du livre de Paris (Pays invité d’honneur : Israël) : Boycotter Israël ou l’écouter ? (Le Monde, 14- 03- 2008).[]
  6. Dans Haaretz, 6 mars 2003[]
  7. Amos Oz, Conférence donnée à Tübingen, en janvier 2012. Texte repris dans Comment guérir un fanatique, Arcades / Gallimard, p. 17, 2006.[]