Lancée il y a treize ans, la campagne prônant des mesures de boycott désinvestissement et sanction (BDS) contre Israël n’a guère affaibli l’économie du pays. Mais elle joue aujourd’hui un rôle majeur dans la déconstruction de son image… donnant du fil à retordre à Tel-Aviv.
« Le gouvernement a arraché son masque. Non seulement BDS, mais tous ceux qui défendent les droits de l’Homme devraient lui en être reconnaissants. La guerre contre BDS, mouvement de protestation légitime et non violent, a entraîné Israël sur un nouveau territoire ». Inlassable pourfendeur de la politique d’occupation de Tel-Aviv, le journaliste israélien Gideon Levy a su trouver les mots, dans sa tribune publiée le 5 septembre dans le quotidien Haaretz, pour résumer la séquence désormais ouverte en Palestine et en Israël. Car treize ans après son lancement, le 9 juillet 2005, à l’initiative de 170 organisations non gouvernementales (ONG) palestiniennes, la campagne BDS est bien en passe de devenir la principale épine dans le pied des dirigeants israéliens.
A première vue, les chemins du « nouveau territoire » dont parle Levy sont pourtant bien dégagés pour l’équipe d’extrême-droite qui gouverne Israël depuis 2009. En quelques mois, Donald Trump a franchi deux « lignes rouges » au-delà desquelles aucun hôte de la Maison Blanche n’avait encore osé s’aventurer : le transfert de l’ambassade des Etats-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem, soit la reconnaissance de la ville comme capitale d’Israël alors même que son statut demeure l’un des enjeux les plus sensibles de la résolution du conflit ; et la fin de la contribution américaine au budget de l’agence des Nations unies dédiée aux réfugiés palestiniens (Unrwa), qui prive cette organisation d’un gros tiers de son budget. Courant août, l’administration américaine a également annoncé l’annulation d’une aide de 200 millions de dollars aux territoires palestiniens. Et Washington a décidé il y a quelques jours de fermer la représentation diplomatique palestinienne aux Etats-Unis.
Une série de coups portés à la face de deux composantes du peuple palestinien : les habitants de Cisjordanie et de Gaza (4,9 millions de personnes) et les réfugiés (7,9 millions). Manquaient les arabes israéliens ou Palestiniens de 48 (1,8 million de personnes, 20% de la population israélienne) : eux ont eu droit à l’adoption, le 18 juillet 2018, par les députés de la Knesset, d’une loi fondamentale définissant Israël comme « Etat-nation du peuple juif ». Un texte qui, de fait, les renvoie, tout comme les druzes, à une citoyenneté de seconde zone.
Le gouvernement israélien sous pression
Bref, un véritable alignement des astres pour les plus fervents défenseurs d’un grand Israël débarrassé du peuple palestinien et de ses revendications nationales. Ils sont nombreux au gouvernement israélien… qui semble pourtant de plus en plus préoccupé par les piques convergentes sous l’étendard de BDS, mais qui lui sont adressées de toute part : le 5 septembre dernier, Itay Tiran, acteur et scénariste star en Israël, désormais installé à Berlin, affirmait que « BDS est une forme de résistance parfaitement légitime. Et si nous prônons un certain type d’échanges politiques non-violents, nous devons renforcer ces voix ». Le festival Meteor, qui se tenait les 6 et 8 septembre dans le nord d’Israël, a dû, lui, se résoudre à l’absence de la popstar Lana Del Rey qui, sous pression d’une partie de ses fans, a annulé sa venue. Enfin, le 7 septembre dans une lettre ouverte publiée dans The Guardian, 140 artistes appelaient à boycotter l’édition 2019 du coucours Eurovision qui se tiendra en mai à Tel-Aviv.
Plus que le gain de ces victoires symboliques, Gideon Levy estime que la véritable « réussite » de BDS est d’être parvenu à « saper l’acquis le plus important de la diplomatie publique israélienne : l’image démocratique et libérale d’Israël dans le monde ». De fait, malgré quelques succès enregistrés dans le champ du désinvestissement, BDS semble encore loin de déstabiliser la puissance économique israélienne, plutôt dynamique. En revanche, à coup d’offensives sur les réseaux sociaux, de mobilisations sur les campus et de campagnes ciblées, le mouvement qui exige la fin de l’occupation de la Palestine conformément au droit international, n’en finit pas d’écorner durement l’image du pays à l’étranger. Un enjeu considéré comme crucial par le pouvoir israélien, comme nous l’avait expliqué dans ces colonnes le cinéaste Eyal Sivan. Le 28 mars 2016 s’était tenue à Jérusalem une conférence à l’issue de laquelle plusieurs dizaines de millions de dollars avaient été débloqués pour riposter à la « menace BDS ». Plus récemment, en janvier dernier, le ministère des affaires stratégiques a publié une liste de 20 organisations étrangères, interdites d’entrée sur le territoire israélien en raison de leur participation à la campagne.
Des critiques grandissantes
Des mesures témoignant d’une certaine crispation et qui, paradoxalement, nourrissent une réalité désormais bien établie : en moins de 15 ans, la question du boycott d’Israël s’est imposée comme une thématique légitime et régulièrement débattue dans des espaces et par des acteurs qui comptent sur la scène internationale. Mi-août, The Guardian publiait une longue enquête intitulée BDS : comment un mouvement non-violent controversé a transformé le débat israélo-palestinien. Début septembre, c’est Joseph Levine, professeur de philosophie et membre de Jewish voice for peace, qui dans le New York Times regrettait la « campagne de stigmatisation malhonnête » à laquelle se livrent « les opposants au mouvement non-violent de BDS ». Et dans le numéro de septembre du Monde Diplomatique, Alain Gresh publie un article consacré à la censure par le Qatar d’un documentaire sur le lobby israélien où il relate ces propos d’un puissant lobbyiste américain pro-israélien, à propos de BDS : « en ce qui concerne l’argent, nous n’avons pas d’inquiétude à avoir ; mais les efforts déployés pour creuser un fossé entre nous, qui aimons Israël, et la génération montante, sont préoccupants ».
Une analyse partagée par Michel Warschawski, militant anticolonial, journaliste et auteur israélien qui nous confiait avant l’été : « La campagne BDS fait mal aux dirigeants israéliens, même s’ils tentent de faire croire qu’ils la tiennent pour négligeable. Et une tendance claire se dessine : une partie de la nouvelle génération de juifs américains a de moins en moins de réticence à exprimer ses critiques de la politique israélienne et une autre partie y est, elle, de plus en plus indifférente. Dans une génération, Israël n’aura plus ce soutien sans faille des communautés juives organisées. » Et BDS, cauchemar de plus en plus récurrent de Tel Aviv, n’y aura pas été pour rien.
Par Emmanuel Riondé | 19 septembre 2018