B’Tselem – 9 mars 2017
Depuis septembre 2000, Israël maintient une « zone tampon » le long de la clôture avec la bande de Gaza, à l’intérieur du territoire de Gaza. À cette fin, il a restreint l’accès des Palestiniens aux terres agricoles qu’ils possèdent à proximité. Au fil des années, l’armée a de temps en temps modifié l’étendue de la zone qu’elle considère interdite aux Palestiniens, de 100 à 500 mètres de la clôture. L’armée n’a pas informé les habitants de Gaza des frontières de la zone qui leur est interdite, ni affiché des signalisations pour délimiter la zone.
Aussi, il y a souvent un écart entre les déclarations officielles à propos de la zone interdite, et la conduite des militaires sur le terrain, laissant les agriculteurs qui vont travailler sur leur terre proches d’une constante incertitude. Comme l’interdiction de pénétrer sur la « zone tampon » est imposée par des tirs, ceci met gravement en danger les agriculteurs. Au fil des années, l’armée a tué et blessé des centaines de civils dans cette zone, dont des agriculteurs, des ouvriers, et des manifestants qui ne représentaient un danger pour personne.
Depuis la fin des combats dans l’Opération Bordure protectrice, en 2014, l’armée a autorisé des agriculteurs de Gaza à cultiver leurs terres jusqu’à 100 mètres de la clôture d’enceinte. Deux fois par an, l’armée a aussi pulvérisé le long de la clôture, en décembre-janvier, et une nouvelles fois en avril, afin de maintenir la « zone tampon », zone où les cultures ne poussent pas. En pratique, la pulvérisation endommageait aussi les terres agricoles qui étaient situées au-delà de 100 mètres.
Cette année, et pour la première fois, l’armée a annoncé à l’avance son intention de pulvériser la zone près de la frontière, pour permettre aux agriculteurs de s’y préparer et de protéger leurs cultures. En décembre 2016, la Croix-Rouge a informé le ministère palestinien de l’Agriculture que l’armée allait pulvériser le long de la frontière Gaza-Israël, depuis le secteur de Beit Hanoun, dans le nord, jusqu’à Rafah, dans le sud, entre le 25 décembre 2016 et le 5 janvier 2017.
Le ministère en a informé les agriculteurs, dont les terres se situent à plusieurs centaines de mètres de la clôture, de la période de pulvérisation et il leur a demandé de faire les préparatifs nécessaires : récolter ce qui était déjà possible, couvrir les cultures restantes avec des bâches en plastique, et gérer leur système d’irrigation au goutte-à-goutte de façon à limiter les dégâts. Les agriculteurs se sont préparés en conséquence. Tout au long des trois premiers jours de janvier, l’armée a pulvérisé la partie nord de la zone, et les dégâts ont été maîtrisés.
Cependant, les 23 et 24 janvier, l’armée a repris la pulvérisation, sans préavis cette fois, le long de la frontière, depuis le centre jusqu’au sud de la bande de Gaza. Les agriculteurs, qui ont été pris au dépourvu, ont subi de lourdes pertes.
Le 23 janvier 2017, aux alentours de 7 h du matin, des agriculteurs du secteur d’al-Qararah, dans le sud de Gaza, ont pu observer deux avions qui pulvérisaient le long de la frontière, côté Gaza. La pulvérisation a duré jusqu’au début de l’après-midi, et elle a repris le lendemain. Des vents forts ont emporté les produits chimiques pulvérisés qui ont endommagé les terres sur 600 à 1200 mètres, à l’intérieur de la bande de Gaza. En plus, il semble que cette année, l’armée utilise des produits chimiques à concentration plus élevée, car les dégâts sur les cultures ont été détectés dès le lendemain, et non deux ou trois jours plus tard comme par le passé.
Le ministère a indiqué que quelque 400 ha de terres agricoles avaient subi des dégâts le long de la frontière. Dans les 200 ha au nord, où les agriculteurs s’étaient préparés, les dégâts sont de mineurs à modérés. Cependant, dans le centre et le sud de Gaza, ce sont quelque 200 ha de terres agricoles qui ont subi de gros dégâts, à la fois parce que les agriculteurs n’avaient pas eu la possibilité de se préparer contre la pulvérisation, et parce que la plupart des cultures dans cette zone sont plus feuillues et donc plus sensibles aux produits chimiques utilisés par l’armée. Le ministère n’a pas autorisé les agriculteurs à vendre les récoltes endommagées, et ils ont été contraints de les détruire et de re-labourer la terre. Selon les estimations du ministère, les pertes subies par les agriculteurs dans ces zones s’élèvent à environ 80 dollars US à l’hectare (75 €).
Dans une réponse donnée à l’organisation des droits de l’homme, Gisha, en 2016, l’armée a déclaré que la pulvérisation était nécessaire afin de « permettre des opérations de sécurité optimales et continues ». Cependant, ce préjudice généralisé pour les agriculteurs dément cette affirmation, en particulier quand la pulvérisation endommage à chaque fois de vastes zones qui s’étendent à des centaines de mètres de la frontière. Si Israël croit qu’une zone tampon « stérile » près de la frontière est vitale pour sa sécurité, il se doit alors d’en instaurer une sur son propre territoire. Il ne peut certainement pas nuire aux cultures des agriculteurs d’une façon aussi considérable et indiscriminée.
Les chercheurs de terrain de B’Tselem, Khaled al-‘Azayzeh et Muhammad Sa’id, se sont rendus dans les zones endommagées dans le sud de Gaza le 5 février 2017, et ont recueilli des témoignages d’agriculteurs :
Salah Muhammad Suliman a-Najar, 53 ans, agriculteur, marié et père de de six enfants, d’al-Qararah, district de Khan Yunis, décrit les dégâts causés à ses cultures :
J’ai travaillé toute ma vie comme agriculteur. J’ai maintenant une ferme de six ha de terres louées, des terres qui se trouvent toutes de 400 à 650 mètres de la frontière avec Israël. Je cultive des épinards, du maïs, des fèves, des lentilles et du blé. De toutes ces cultures, seules les fèves étaient prêtes à être cueillies avant qu’ils ne pulvérisent. Les feuilles d’épinard étaient censées être prêtes à être cueillies et vendues sur le marché dans une vingtaine de jours. Le lundi 23 janvier 2017, à 7 h du matin, j’étais dans ma parcelle, comme tous les jours. Soudain, un avion de pulvérisation appartenant aux autorités de l’occupation est apparu et a commencé à pulvériser le long de la clôture-frontière. Le vent soufflait de l’est vers le sud-ouest ce jour-là, c’est-à-dire qu’il soufflait en direction de nos terres, et les résidus d’herbicide ont atteint mes plants.
J’ai appelé la Croix-Rouge et le ministère de l’Agriculture immédiatement, et je leur ai dit ce qui se passait. À 10 h, ce même jour, alors que la Croix-Rouge était présente, un autre avion est arrivé et a repris la pulvérisation sur le secteur. Ils ont pulvérisé jusque dans l’après-midi. J’ai perdu tout ma récolte d’épinards : les feuilles étaient brûlées et la récolte était complètement détruite. Elle ne repoussera pas. Quant aux autres cultures, les plants n’atteindront que 50 % de leur taille, car ce sont des jeunes feuilles. En plus, le ministère de l’Agriculture et le ministère de la Santé nous ont interdit de vendre sur les marchés les plants endommagés par la pulvérisation, et leurs instructions sont de détruire toutes les cultures endommagées.
J’ai perdu tout l’argent que j’avais mis dans ces cultures : 40 000 shekels israéliens (10 240 €), pour l’engrais, les semences, le labour et la pulvérisation. Tout cet argent a été perdu, et maintenant, je dois plus de 40 000 shekels à divers fournisseurs. Je vais devoir re-préparer la terre, et replanter. Ce mois-ci, je vais planter des poivrons, et je vais devoir les recouvrir avec des bâches en plastique pour les protéger, au cas où ils pulvériseraient à nouveau.
J’ai déjà subi dans le passé des pertes à cause de la pulvérisation par l’armée, et personne ne m’a indemnisé pour cela.
Riyad Rizeq Ibrahim Abu Samur, 32 ans, agriculteur, marié et père de 8 enfants, d’a-Zanah, district de Khan Yunis, parle lui aussi des gros dommages qu’il a subis.
Je travaille comme agriculteur depuis dix-sept ans maintenant. Je loue actuellement environ 10 ha de terre où je cultive des épinards, du blé, du persil, des choux, du basilic, et du khubeiza (de la mauve). Les parcelles sont situées à environ un kilomètre à l’ouest de la clôture-frontière. Le lundi 23 janvier 2017, à 7 h du matin, j’étais dans ma parcelle. Le vent soufflait d’est en sud-ouest, vers notre terre. Un avion de pulvérisation est venu et a commencé à pulvériser des herbicides le long de la clôture, et les résidus sont arrivés jusque sur mes plants.
J’ai commencé à crier, désespérément, et à pulvériser des remèdes agricoles comme le manzidan pour essayer de sauver les cultures. L’avion de pulvérisation a poursuivi son travail jusque dans l’après-midi. En réalité, il y avait deux avions à pulvériser. J’ai appelé le ministère de l’Agriculture et la Croix-Rouge. Certains à la Croix-Rouge sont arrivés et ont commencé à filmer les avions pendant qu’ils pulvérisaient.
Environ deux jours plus tard, les cultures ont commencé à montrer des signes de dommages. Ma culture d’épinards était complètement brûlée. Les oignons ont cessé de pousser et le khubeiza, le basilic, le persil, les choux et le blé étaient eux aussi tout brûlés. Les épinards, le persil, les choux et le khubeiza étaient prêts pour la vente, mais maintenant je ne ferai pas un seul shekel avec eux, à cause de la pulvérisation. J’ai arraché toutes les cultures et j’ai tout jeté. Je ne peux rien vendre de ces cultures endommagées, parce que le ministère de l’Agriculture et celui de la Santé l’ont interdit.
C’est une perte d’environ 20 000 dinars jordaniens (26 450 €), ce qui comprend les pesticides, les engrais, les graines, l’eau et le salaire des ouvriers. À l’heure actuelle, je dois environ 150 000 shekels (38 430 €) aux entreprises, aux propriétaires des puits d’eau, et aux fournisseurs d’engrais. Je n’ai pas d’argent pour repréparer la terre et replanter de nouvelles cultures, car les fournisseurs refusent de me vendre des graines, du matériel et des engrais à crédit. Ils me demandent de payer d’abord ma dette existante.
Nous sommes une famille de dix personnes qui dépend des revenus de ces cultures. J’ai aussi dix salariés, tous mariés avec des enfants, à qui je ne peux plus maintenant payer les salaires que je leur dois. Ils ont continué à venir sur ma terre, tous les jours, depuis la pulvérisation, mais ils n’ont plus de travail parce que tous les plants ont été brûlés.
J’avais espéré vendre mes récoltes à un bon prix, ce qui m’aurait permis de louer d’autres parcelles et de planter davantage de cultures. J’ai attendu toute l’année le jour où je pourrai vendre mes récoltes, malheureusement, toute la production a été endommagée.
Au cours de ces dernières années, à chaque fois que des avions ont pulvérisé des herbicides, j’ai perdu toutes mes cultures. Personne ne m’a jamais indemnisé pour ces pertes. Si cette pulvérisation se poursuit dans l’avenir, je ne serai plus en mesure de travailler comme agriculteur. Les pertes que j’ai subies à cause de la pulvérisation sont très sérieuses, et je crains de ne plus pouvoir payer les dettes que j’ai accumulées.
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Omar Muslem Hamad Abu Zaher, 43 ans, agriculteur, marié et père de neuf enfants, d’al-Qararah, indique dans son témoignage :
Je travaillais autrefois comme ouvrier agricole en Israël. Depuis le début de la deuxième Intifada, ils refusent de nous donner des permis de travail et depuis je travaille ma terre, ici. Je possède une parcelle d’environ un quart d’hectare, à environ 500 mètres de la clôture-frontière avec Israël. Cette parcelle est la seule source de revenus pour ma famille. Mes deux fils, Shadi, 18 ans, et Ashraf, 17 ans, m’aident à la cultiver.
En septembre 2016, j’ai planté des fèves sur ma parcelle. Elles ont commencé à rendre après environ quatre mois. Une fois le plant arrivé à maturité, il peut être cueilli environ dix fois, parfois plus. Les plants de ma parcelle ont un rendement d’environ 150 kg de fèves à la semaine. Début janvier 2017, j’ai fait ma première récolte et je l’ai vendue sur le marché à un bon prix. Mi-janvier, j’ai recommencé.
Puis, le 23 janvier 2017, les avions israéliens sont venus et ils ont pulvérisé des herbicides le long de la clôture-frontière. J’étais dans ma parcelle ce jour-là, et j’ai vu clairement les herbicides tomber sur ma terre et mes plants. J’ai ouvert la pompe à eau aussitôt et j’ai commencé à laver les plants. Je les ai lavés jusqu’au soir, pour réduire les effets des herbicides, autant que c’était possible, mais ça n’a servi à rien. Trois jours plus tard, les fèves ont commencé à montrer des taches et des marques de brûlures. Certaines dépérissaient.
Le ministère de l’Agriculture nous a prévenus de ne pas vendre la récolte qui avait été endommagée par la pulvérisation directe, de sorte que j’ai dû me débarrasser des 100 kg de fèves environ qui avaient mûri après la pulvérisation. Maintenant, j’attends de voir ce qui va se passer avec les plants. Peut-être, si je suis patient, que les plants porteront des fruits à nouveau, et que je pourrais re-labourer ma parcelle.
Ce n’est pas la première fois que les avions de pulvérisation d’Israël détruisent nos cultures et nous causent un tel désarroi. L’année dernière, j’avais planté du gombo dans la parcelle et j’ai soigné les plants pendant quelques mois. Quand les avions israéliens sont arrivés et qu’ils ont pulvérisé la terre, ils ont endommagé tous mes plants, et j’ai dû relabourer la terre, parce que les jeunes plants de gombo ne peuvent survivre à une exposition à ces agents chimiques.
Nous pensons que les Israéliens le font exprès. Ils pulvérisent au petit matin et quand le vent souffle de l’est vers l’ouest, de sorte qu’il emporte les herbicides vers nos terres. Ils le font pour faire pression sur nous, pour qu’on arrête de planter dans les parcelles qui sont près de la clôture-frontière.
Traduction : JPP pour l’Agence Média Palestine
Source: B’Tselem