Une tribune du journal Libération parue le 24 avril 2016
En France, la pénalisation de l’appel public au boycott est non seulement une rupture avec une vieille tradition d’action pacifique, mais ouvre la voie à la remise en cause d’autres libertés fondamentales.
Savez-vous qu’en France appeler au boycott des produits d’un Etat dont vous n’appréciez pas les orientations politiques constitue une infraction pénale ? C’est ce que la Cour de cassation a jugé dans deux arrêts du 20 octobre 2015. Désormais, toute personne qui, en guise de protestation contre une politique, appelle à ne pas acheter de produits originaires d’un Etat commet une infraction et encourt une sanction pénale, synonyme d’amende et même de prison ! Celui qui appelle ses concitoyens à mettre leurs choix de consommation en accord avec des convictions éthiques n’est plus un militant engagé. Il devient un délinquant, avec tout le poids de l’infamie attachée à une condamnation pénale.
Ces arrêts ont été rendus à l’encontre de militants du mouvement Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS) qui avaient appelé à ne pas acheter de produits israéliens. Ils procèdent d’un raisonnement fondé sur une double erreur de droit : une lecture très extensive de la loi pénale française qui, en rien, n’interdit l’appel au boycott des produits et une limitation excessive de la liberté d’expression pour protéger les droits de producteurs étrangers. C’est pourquoi la Cour européenne des droits de l’homme a été saisie d’un recours contre ces deux arrêts.
La position de la Cour de cassation pose problème, bien au-delà du sort des militants BDS et des enjeux du conflit israélo-palestinien. Il en va de la qualité de notre vie démocratique. Cette pénalisation marque une rupture avec une ancienne tradition militante d’action pacifique et ouvre la voie à une remise en cause de plusieurs libertés fondamentales.
Nées au XIXe siècle dans les pays anglo-saxons, les campagnes citoyennes de boycott – c’est-à-dire le refus coordonné d’acheter des produits en signe de mécontentement contre la politique d’un gouvernement – sont devenues courantes. Rappelons-nous des mobilisations citoyennes ayant emprunté la voie de l’appel au boycott contre les produits britanniques dans les années 20 et 30 à la demande de Gandhi, contre les produits sud-africains dans les années 70 et 80 par les militants anti-apartheid, contre les produits birmans aux pires moments de la junte. On se souvient également des appels au boycott des produits russes en raison de la guerre en Tchétchénie dans les années 90 ou des produits chinois en raison du sort subi par les Tibétains. En incitant à ne pas consommer des produits, ces mouvements s’efforcent de structurer dans une dimension collective les actes individuels de boycott, afin de pousser l’Etat concerné à changer de politique. Dans une société de libertés, ce type d’action pacifique fait partie des outils dont les associations disposent librement pour créer un effet de mobilisation et exercer une pression.
Dans les Etats démocratiques, aucun des mouvements pro-boycott qui respectaient l’ordre public n’a été poursuivi pénalement. La Cour suprême des Etats-Unis a d’ailleurs jugé en 1982 que l’appel au boycott de produits était couvert par le premier amendement garantissant la liberté de parole.
Rappelons également que les produits français ont fait l’objet de campagnes de boycott en Chine en 2008-2009 en raison du «mauvais traitement» réservé à la flamme olympique à Paris, aux Etats-Unis dans les années 2003-2006 en raison du refus de participer à la guerre en Irak ou en Australie dans les années 1995-1996 lors de la reprise des essais nucléaires dans le Pacifique. Il n’a jamais été envisagé d’engager des poursuites pénales contre les personnes soutenant ces campagnes ou de demander aux gouvernements chinois, américain ou australien de pénaliser ces appels. Même en Israël, l’interdiction de l’appel au boycott des produits des colonies résulte d’une loi civile adoptée en 2011 : la seule sanction prévue consiste au paiement de dommages et intérêts. Voilà donc la loi française – ou plutôt l’interprétation critiquable qu’en fait la Cour de cassation – plus sévère et infamante que la loi israélienne et en décalage complet avec les législations des Etats du «monde libre».
Outre le fait qu’elle rompt avec une tradition établie d’action pacifique, la pénalisation actuelle ouvre la voie à une remise en cause de plusieurs libertés fondamentales. Des conséquences en chaîne risquent de modifier en profondeur l’action militante et en fin de compte l’essence même de pratiques démocratiques. La pénalisation affectera la liberté d’expression. Les discours tout comme les écrits appelant à ne pas acheter des produits issus d’un Etat dont la politique est critiquée risquent d’être interdits ; on finira par nous expliquer qu’il est même interdit d’utiliser l’expression de boycott. Le «consom-acteur» refusant des produits tirés des violations des droits humains et voulant partager ses choix de consommation devra se censurer.
La pénalisation affectera également la liberté d’association. Les associations ayant pour objet la promotion de mesures de boycott ou de sanctions contre un Etat pourraient être marginalisées ou même dissoutes, au motif qu’elles seraient «discriminatoires». Elle affectera aussi la liberté de réunion. Toutes les personnes publiques (collectivités locales, universités, écoles) pourraient être conduites à refuser de prêter leurs salles à des associations appelant au boycott. Elle affectera enfin la liberté de manifester, les préfets et les maires pouvant décider de ne plus autoriser les manifestations au cours desquelles un appel au boycott serait prononcé.
Il ne s’agit pas d’un scénario de science-fiction mais bien d’une réalité qui se met en place en France : la police s’est sentie autorisée en mars à procéder à l’arrestation d’une militante BDS au simple motif qu’elle portait un tee-shirt mentionnait «Boycott Israël Apartheid» ; des municipalités envisagent l’adoption de motions promettant de ne plus de prêter de salle à des associations soutenant BDS ; la préfecture de Police de Paris subordonne désormais l’autorisation d’une manifestation à l’interdiction par les organisateurs de tout slogan appelant au boycott des produits israéliens.
L’ensemble des associations de défense des droits des Palestiniens ayant rejoint, à des degrés divers, le BDS, la pénalisation de l’appel au boycott revient, en réalité, à criminaliser tout le mouvement de solidarité avec la Palestine.
Nul doute que ces mesures antidémocratiques risquent par la suite d’être appliquées à tous ceux qui militent en France au sein de mouvements réclamant que les gouvernements étrangers respectent mieux les droits politiques, civils, économiques, sociaux et environnementaux de leur population. Nombre de régimes étrangers qui violent ces droits se réjouissent d’ores et déjà de cette «exception française» qui se dessine. Etape par étape, le champ militant pourrait se réduire, les discours être «muselés» et les libertés publiques, essentielles à la vitalité de la vie associative, entamées. A l’avenir, il sera toujours possible de parler des grandes questions internationales mais interdit aux militants associatifs d’appeler à quelque forme d’action pacifique que ce soit contre la politique d’un Etat. Nous appelons à une mobilisation de la société civile contre cette dangereuse jurisprudence de la Cour de cassation et à un sursaut des pouvoirs publics afin de préserver le droit à l’appel au boycott.
Par :
– Richard Falk, professeur de droit international à l’université de Princeton (ex-rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l’homme en Palestine)
– François Dubuisson, professeur de droit international à l’Université libre de Bruxelles – Laurent Sermet, professeur de droit international à l’IEP d’Aix-en-Provence
– Ghislain Poisonnier, magistrat
– Antoine Comte, avocat au barreau de Paris