À Gaza, soumise au blocus et aux incursions israéliens, paysans et pêcheurs tentent de survivre et d’échapper à la dépendance économique.
La bande de Gaza (360 km2 pour près de 2 millions d’habitants) est hautement urbanisée. Il y a une dizaine d’années, les terres agricoles correspondaient néanmoins à environ un tiers de la surface, elles n’en forment plus qu’un cinquième.
Elles se réduisent sous la pression démographique (le taux d’accroissement de la population à Gaza est estimé à 3,9 %), et par la pression économique sur les propriétaires. Enfin, par la définition par l’occupant d’une zone tampon : à géométrie variable au gré de l’armée israélienne, cette zone interdite dans la bande de Gaza, au nord et sur tout le front est de la « barrière de sécurité », atteint, suivant les évènements, entre quelques centaines de mètres et plusieurs kilomètres.
Sur la zone tampon se lisent les conséquences de l’arbitraire le plus féroce, de la capitulation des organismes internationaux, et, partant, s’observent toutes les formes de résistances. Il est fréquent de voir au petit matin les ravages des chenilles des bulldozers entrés de nuit pour piétiner les zones les plus proches de la barrière. Les soldats israéliens qui patrouillent continûment en jeep ou char le long de la barrière, les tours automatiques qui jalonnent l’itinéraire, tirent et tuent — sans qu’aucune autre logique n’apparaissent que celle de la terreur — des paysans au travail, des ramasseurs de gravats, des ferrailleurs, des villageois, des ânes et des chevaux. La jeunesse s’exaspère, s’organise par bouffées de rage pour « attaquer » le grillage à coup de fronde, en se mettant au défi d’y planter un drapeau. Les anciens de la résistance tentent de les raisonner. Les forces de sécurité du Hamas les sanctionnent durement. Les groupes se défont jusqu’à la prochaine irruption de colère.
Cultiver la terre à tout prix
Les paysans, eux, répondent en s’accrochant au travail. Les rapports avec les forces de sécurité sont froids. Dans les temps de respiration relative entre les vagues de bombardements, les uns et les autres se font une confiance limitée : les paysans entendent rester maîtres des décisions sur leurs terres. Concentré d’arbitraire meurtrier, d’ambiguïté des pouvoirs, d’exaspération de la jeunesse et de résilience des cultivateurs, la zone tampon est particulièrement martyrisée lors des vagues d’offensives israéliennes. Deux ans après les bombardements de l’été 2014, les traces en sont partout béantes.
Plus on s’approche de l’extrémité nord de la bande de Gaza, plus les destructions marquent le paysage. La zone a été ravagée par l’armée israélienne : maisons pulvérisées, champs inutilisables. À Beit Hanoun, 9 000 dunums (9 km²) ont été complètement détruits. À Beit Lahia, la population a dû massivement fuir : 22 000 familles, soit 90 % de la population. Il faut imaginer ces familles s’abritant au petit bonheur la chance dans la ville de Gaza, elle-même bombardée, utilisant tous les abris de fortune possibles, certains avec les quelques animaux qu’ils avaient pu sauver. Les animaux restés sur place n’ont pas survécu ; un témoin nous dit avoir vu un immense charnier.
Deux ans plus tard, à Beit Hanoun, une partie des terres est réhabilitée. On a replanté, mais pas encore sur toute la superficie détruite. Il y a eu à Beit Lahia une évaluation officielle du coût de la remise en état des terres agricoles à cet endroit, concluant à la somme de 800 000 dollars. Or tout repose sur les épaules des agriculteurs et dépend entièrement de leur obstination à ne pas abandonner. Dès leur retour chez eux, les paysans se sont efforcés de remettre les fermes en état pour pouvoir produire à nouveau au plus vite. Un de nos interlocuteurs s’en explique avec force : « ils ont totalement détruit ma ferme, mais pas ma maison. J’aurais préféré l’inverse. Sans maison, je peux monter une tente, sans terre, je ne peux pas nourrir ma famille. »
L’Union des comités de travailleurs agricoles (UAWC) a accompagné ce mouvement, pour les raisons qu’explique son dirigeant Mohamed El Bakri :
«C’était un des buts de l’occupant que d’arracher définitivement les paysans à leur terre et de les contraindre à vivre de la charité. L’UAWC a développé tous les projets qu’elle a pu pour accompagner la volonté des paysans d’être indépendants coûte que coûte, car la remise à la terre est difficile.»
Mohamed El Bakri résume cette philosophie : abaisser les coûts de production par des techniques inventives, c’est accroître la résilience des agriculteurs. Le syndicat développe les liens entre les éleveurs, les transformateurs (yaourts) et les consommateurs. Bien qu’on ne les voie que peu, 4 000 vaches et 65 000 moutons sont élevés à Gaza. Tout est fait pour améliorer la qualité du lait. Quatre cliniques vétérinaires sont soutenues par l’organisation. La volonté est d’avoir une économie de proximité pour limiter les importations et ne pas être mendiant ou assisté. Les chips de Gaza sont fabriquées à partir de pommes de terre locales. L’UAWC commence à introduire l’énergie solaire, avec déjà 50 fermes équipées de panneaux venus d’Espagne.
Le premier problème des agriculteurs n’en reste pas moins l’eau, nullement en conséquence d’une catastrophe naturelle, mais d’une véritable « prise de guerre », la nappe phréatique étant exagérément prélevée depuis le territoire israélien. Un déficit chronique s’installe dans la bande de Gaza, qui consomme de l’ordre de 185 millions de m3 par an quand le renouvellement de la nappe ne peut en fournir que 115. C’est pourquoi l’UAWC a mis en place une technologie écologique innovante économisant 95 % de l’eau, en cultivant des fraises hors sol.
Décourager l’aide internationale
Israël s’efforce de discréditer ces organisations, et a récemment fait pression sur les associations internationales qui aident l’UAWC. Même si cela n’a pas marché (sauf dans le cas de l’Australie), l’étranglement essentiel se fait par la quasi-impossibilité d’exporter. À titre d’exemple, la capacité cette année de production pour les fraises est de 2 000 tonnes, pourtant seules 62 tonnes ont été autorisées à l’exportation vers l’Europe, et 105 vers la Cisjordanie. Compte tenu de la pauvreté de la population de Gaza, les prix de vente pour l’essentiel du tonnage ne couvriront pas les coûts de production.
Khouza’a accueillait depuis de nombreuses années des volontaires internationaux prêts à protéger les cultures de la zone tampon. Hasard ou lien de cause à effet ? ce gros bourg agricole de 15 000 habitants a été occupé 52 jours pendant l’offensive israélienne de l’été 2014. Mohamed Abou Rock, le maire de Khouza’a — par ailleurs l’un des deux représentants palestiniens de l’Office pour la coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA) — raconte le martyre du village :
«Ils ont bouclé Khouza’a de tous les côtés. Ils ont imaginé qu’il y avait des tunnels partant de Khouza’a. Ils n’en ont trouvé aucun. L’armée israélienne ne pouvait pas entrer à Gaza-city ni à Beit Hanoun à cause de la résistance armée. Comme chez nous, il n’y avait ni résistance armée ni combattants, ils ont voulu prouver qu’ils pouvaient occuper. Notre village leur a servi d’entrainement. En fait, les seuls “tunnels” qu’ils ont trouvés étaient des caves où on stockait le blé et les légumes… L’occupant a détruit totalement 395 maisons, en a rendu 600 inhabitables, en a endommagé moins gravement 300. Ils sont entrés dans toutes les maisons, le village a été fermé pendant 22 jours. Ils ont emmené de nouveaux soldats pour leur montrer comment on fait la guerre contre les civils. Ils ont tué 92 “gens ordinaires”, dont deux enfants, des vieillards, un handicapé sur sa chaise roulante. Parmi les morts, un Franco-Palestinien de 70 ans qui a montré vainement son passeport français. La clinique a été pulvérisée. Elle nous manque cruellement, on essaie d’installer quelques soins dans le bâtiment de la mairie.»
Les deux années qui viennent de s’écouler témoignent des complexités dans lesquelles se débattent les protagonistes de l’aide à Gaza. Les mécanismes internationaux soufflent le chaud et le froid : l’argent promis ne parvient pas. Il peut même disparaître. L’une des figures de Khouza’a, membre du petit parti de gauche Front de Lutte, relate :
«Au sommet de Charm-el-Cheikh, une aide de 3,2 milliards de dollars avait été promise aux Palestiniens. Un chèque de 1,2 milliard a été envoyé à l’UNRWA [note]NDLR. L’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient.]], la banque émettrice l’atteste. Or l’UNRWA affirme n’avoir reçu que 250 millions. Où est passée la différence ? Fatah et Hamas se renvoient la balle, la gauche est très en colère.»
En ce printemps 2016, dans les champs de la zone tampon, la récolte de blé est presque achevée. Car cette année, la Croix-Rouge a donné les moyens de la réhabilitation des terres ravagées, fourni les semences et enfin, négocié la sécurité de la récolte dans la zone particulièrement exposée (jusqu’à 300 mètres de la barrière). La négociation n’a porté que sur un temps de sécurité très limité, la possibilité d’utiliser les tracteurs a toutefois permis d’achever la récolte à temps.
Les autorités de Gaza ont construit une route en terre longeant la barrière à 300 mètres du nord au sud de la bande de Gaza (d’Eretz à Rafah), matérialisation de leur ambiguïté. Le militant de Front de lutte commente :
«En faisant ainsi, le Hamas accepte de fait que notre frontière soit décalée de 300 mètres. Ses véhicules y circulent armés, ce qui sous-entend un accord avec les Israéliens. Cette nouvelle route, c’est le pire pour la zone tampon. Quand on travaillait avec les fermiers, on cherchait à s’approcher le plus possible de la barrière pour ne pas perdre de terre agricole. Maintenant, avec la nouvelle route, il est sous-entendu que les paysans ne doivent pas aller cultiver au-delà de la route, même si parfois c’est toléré. Nous, la gauche, on n’est pas d’accord et on réaffirme que toute la terre doit être laissée aux paysans, qu’ils ont le droit de cultiver.»
Sous le feu des vedettes de guerre
Le sort des quelque 4 000 familles de pêcheurs est bien pire encore. Les accords d’Oslo évoquaient une bande côtière palestinienne de 20 milles (un peu plus de 32 kilomètres). La décision n’a jamais été appliquée, et la bande de Gaza s’est trouvée réduite unilatéralement très rapidement à 9 (environ 15 kilomètres), puis 6 (9,6 kilomètres), puis 3 milles (4,8 kilomètres). Ponctuée par des annonces tonitruantes de relâchement de la contrainte, jamais appliquées non plus.
Aujourd’hui, sur les 40 kilomètres de côte de la bande de Gaza, la situation est la suivante : à moins de 2 milles (3,2 kilomètres) d’une frontière (Erez ou Rafah), interdiction de pêcher ; au nord jusqu’à la rivière Wadi Gaza, 6 milles autorisés ; au sud jusqu’à Khan Younis, 6 milles aussi, et au milieu une espèce de triangle qui va jusqu’à 9 milles. C’est une si petite zone, dans laquelle se retrouvent 1 200 bateaux de pêche ! Il n’y a guère de poissons, pour cause de fonds sableux surpêchés et de forte pollution découlant des destructions récurrentes des installations de traitement des eaux usées. Et, à l’intérieur même de cette zone, les attaques des vedettes de guerre israéliennes sont incessantes.
Zakaria Baker, responsable à Gaza des comités de pêcheurs pour l’UAWC nous donne les chiffres pour les cinq premiers mois de 2016 : 13 pêcheurs blessés (le dernier le 1er juin, par une balle tirée à bout portant), 70 arrêtés, 24 bateaux capturés (dont un sardinier), et 800 filets détruits ou volés. Plus inquiétant encore, entre le 3 avril et le 3 juin : 50 pêcheurs arrêtés, 9 blessés, 18 bateaux capturés (soit en deux mois des chiffres équivalant à toute l’année 2015). Auxquels il faut rajouter les 11 bateaux détruits sur le sable ou au port depuis le début de l’année.
Depuis que les bateaux de pêche — en majorité de grandes barques pontées, les hasaka) sont considérés comme du gibier légitime, pas un seul « objet suspect » n’a été trouvé à bord. Le but d’Israël ? Que les pêcheurs renoncent à partir en mer, que la perte de cette activité — la deuxième après l’agriculture — vienne grossir les rangs des sans-emploi. Un calcul secondaire peut aussi être à l’œuvre : 5 à 7 tonnes de poissons venant d’Israël entrent chaque semaine dans la bande de Gaza. « Ce sont les poissons de notre mer que nous achetons ! Nous sommes le débouché de leurs produits. Nous sommes coincés comme des souris de laboratoires ».
Fouad Alamodi, président du syndicat (officiel) des pêcheurs de Khan Younis (ils sont 850 dans cette zone centrale-sud) pêche depuis l’âge de 11 ans. Il connait la mer, nous dit-il, de Port-Saïd à Erez.
«Les chalutiers sont très maltraités. L’énorme investissement que représente le filet (5 000 dollars, soit 4 600 euros) peut être perdu sous la menace suivante : “vous quittez la zone en abandonnant le filet, ou nous vous arrêtons”. Malgré l’aide que tentent d’apporter des organisations comme l’UAWC ou Mercy Corps, la catastrophe est souvent définitive.»
Les pêcheurs ont le sentiment de n’être aucunement soutenus dans leurs efforts pour sauver leur activité, d’être passés par profits et pertes par les autorités palestiniennes — toutes les autorités :
«Quand les vedettes israéliennes considèrent qu’un bateau leur pose problème, les Israéliens relèvent son numéro et le transfèrent à l’Autorité palestinienne. Celle-ci le communique au ministère de l’agriculture de Gaza (c’est-à-dire au Hamas) qui le communique à la police qui vient arrêter le pêcheur. Cela peut se traduire par une semaine d’arrestation et l’interdiction de pêcher.»
Le dernier mot est au maire de Khouza’a :
«Je suis un maire, je n’appartiens à aucun parti politique. Nous n’avons tué personne à la frontière, nous ne faisons que nous défendre. Depuis 70 ans, Israël fait des expériences sur nous. Nous proposons d’expérimenter 7 ans de paix et de faire le bilan.»
par Pierre Stambul et Sarah Katz
article paru sur le site Orient XXI, le 15 novembre 2016.Pierre Stambul, Sarah Katz