Photo : Des manifestants à l’extérieur de la base militaire de Beit Lid protestant en soutien des soldats arrêtés, car soupçonnés d’une attaque sexuelle contre un prisonnier, la semaine dernière. Crédit : Avishag Sha’ar-Yashuv
Ce n’est pas facile de commettre des crimes et de s’en tirer à bon compte. Cela exige une expertise juridique et un certain degré de sophistication, particulièrement si vous devez simultanément faire face à l’opinion publique, à la fois localement et internationalement.
Sde Teiman – la base militaire de détention et d’interrogatoires d’Israël pour les Palestiniens de la Bande de Gaza — a été à de nombreuses reprises dénoncée comme un horrible établissement de tortures et de mauvais traitements. Des rapports de médias, à la fois internationaux et domestiques, ont publié témoignage après témoignage sur la brutalité choquante des soldats israéliens contre les détenus palestiniens — 35 d’entre eux sont morts à Sde Teiman, selon Haaretz. En avril, un médecin israélien du centre médical attaché à Sde Teiman a écrit dans une lettre au ministre de la Défense et au Procureur général : « nous sommes complices de violation de la loi ».
La semaine dernière, la police militaire israélienne a arrêté un groupe de soldats réservistes soupçonnés de « sodomie aggravée [d’un détenu palestinien] ayant provoqué des blessures physiques dans des circonstances aggravantes, de mauvais traitements dans des circonstances aggravantes et de conduite indigne d’un soldat ». Les politiciens israéliens — dont des ministres du gouvernement et des membres du Parlement —étaient indignés.
Indignés non à cause de la gravité morale des terribles crimes dévoilés — mais à cause du simple fait d’interroger des soldats.
À ce stade, on pourrait supposer qu’il existe un fossé entre les autorités judiciaires compétentes en Israël, qui cherchent maintenant à faire rendre des comptes aux coupables, et les politiciens extrémistes, avec leur mentalité de pègre, qui soutiendraient l’impunité même dans un cas comme celui-ci, faisant actuellement les gros titres des médias. Mais la réalité est plus sombre.
Pendant des décennies, le système israélien a perfectionné sa capacité à utiliser la violence brutale contre les Palestiniens sans avoir à en payer le prix. C’est une question cruciale : après tout, il est impossible d’opprimer des millions de personnes pendant des décennies sans utiliser la violence à une échelle horrible. Mais il est aussi impossible de poursuivre en justice, encore et encore, ceux qui exercent cette violence, car qui accepterait de gouverner de cette façon si au bout du compte il est dénoncé comme criminel ?
Et, donc, un point d’équilibre a été trouvé, un point d’équilibre qui incorpore à la fois des « investigations » et l’impunité.
Phase un : recevez les plaintes de toute personne qui le souhaite, concernant des crimes possibles. Palestiniens. ONG. Agences des Nations Unies. Seulement les plaintes, s’il vous plait. Phase deux : faites les gestes attendus, produisez de la paperasserie, mais n’enquêtez pas sérieusement. Pendant ce temps, traitez chaque affaire, au mieux, comme une violation exceptionnelle par quelqu’un en bas de la hiérarchie. N’enquêtez jamais sur les politiques elles-mêmes, ni sur le haut de la hiérarchie. Phase trois : prenez votre temps. Laissez l’attention du public se déplacer, laissez les années passer. Avec le temps, presque plus personne ne se souciera de, disons, un adolescent palestinien que les soldats israéliens ont tué d’une balle dans le dos quelque part près de la barrière de séparation. Phase quatre : affaire classée — mais, hé !, Israël a « fait une enquête » !
Dans le cadre du système, une fois tous les deux ou trois ans, un subalterne sera poursuivi — et on en fera toute une affaire. Cela arrive, que le ciel en soit maudit, quand il y a des images vidéo solides ou des preuves médico-légales. Ce qui provoque un scandale, l’attention internationale et des expressions d’étonnement. Pensez au policier israélien des frontières Ben Deri à Beitunia (2014) ou au sergent Elor Azaria à Hébron (2016). Dans ces deux affaires, il y avait une documentation vidéo sans équivoque. Chacun d’eux a tué un Palestinien. Les deux ont été condamnés. Aucun d’eux n’est resté même une année en prison. Une sentence absurde, à n’en pas douter. Mais oh, si utile ! Car ainsi Israël a prouvé au monde entier comment il enquêtait, comment il agissait. Maintenant, toutes les autres affaires peuvent être oubliées et classées.
Voici comment Israël a réussi à maintenir une image normative tout en neutralisant les risques juridiques internationaux.
Et c’est précisément à cette méthode que l’ensemble des élites politiques, militaires et juridiques en Israël se réfère de nos jours, quand elles répètent le mantra que « les investigations protègent nos soldats ». Chacun semble avoir répété cette phrase comme un perroquet ces derniers mois : le Premier Ministre et le chef de l’opposition, l’actuel chef du Cabinet et ses prédécesseurs, des conseillers juridiques et des juges à la retraite. Dans le cas où ce n’est pas compris, on explique que si Israël « enquête » lui-même, cela devancera les investigations de ces antisémites de La Haye. C’est pourquoi c’est mieux si nous « enquêtons » ici, clin d’œil, clin d’œil. Pigé ?
Jusqu’à présent, cette farce a marché assez bien. Pensez d’un côté à tous les corps, à la torture, aux maisons palestiniennes démolies et à tous les autres crimes. D’un autre côté, pensez au nombre d’Israéliens qui ont été poursuivis à l’étranger jusqu’à présent. Des dizaines de milliers d’un côté, zéro de l’autre. Cela marche.
Mais récemment, cela — enfin— semble être devenu intenable, à la fois à l’intérieur du pays et internationalement. En Israël, le prix politique d’investigations même feintes (et de rares poursuites judiciaires) devient trop élevé, car le public refuse de les digérer — si maigres et dérisoires qu’elles soient. Le vocabulaire politique d’Israël aujourd’hui est celui d’une suprématie juive sans retenue : une suprématie qui n’est pas prête à accepter même un semblant de reddition de comptes pour avoir tué des Palestiniens ou leur avoir infligé de mauvais traitements.
Internationalement, après des années de rapports répétés par des organisations de droits humains, il est devenu de plus en plus difficile de dénier le blanchiment organisé d’Israël. Avec l’impact entremêlé d’une opinion publique internationale conscientisée, de l’abandon des apparences par Israël, de l’étendue de la violence et de sa persistance — maintenant les risques juridiques à La Haye sont devenus réels. En conséquence, ces derniers ont en retour suscité encore moins d’appétit politique de la part d’Israël pour poursuivre des « investigations » domestiques.
Car : dans quel but ? Après tout, si malgré tous les efforts pour faire comme si les investigations domestiques étaient authentiques, il y a quand même des mandats d’arrêts émis à La Haye, alors c’est « le preuve qui contredit l’idée que notre système judiciaire est le gilet pare-balles contre ce qui arrive dans les tribunaux internationaux » — comme l’a dit clairement le président du Comité pour la constitution, le droit et la justice de la Knesset, le député Simcha Rothman, qui a ainsi explicité la valeur réelle attribuée à de telles procédures juridiques : l’instrumentalisation.
Ce qui nous ramène à Sde Teiman — et à La Haye. Certaines parties du système israélien sont encore en train d’essayer de raviver les anciennes pratiques. Elles le font comme si elles y étaient forcées, bégayantes et faibles. Pourtant, d’une façon ou d’une autre, elles le font — comme avant — non pour obtenir justice ni parce que c’est la ligne de conduite appropriée et moralement essentielle. Même en face des crimes révoltants des soldats israéliens, leur objectif était et reste de pure instrumentalisation, comme, par exemple, le chef du Cabinet, le major-général Herzi Halevi, s’est empressé de le clarifier, affirmant cette semaine que « ces investigations sont ce qui protègent nos soldats en Israël et à l’étranger et préservent les valeurs des Forces de défense israéliennes ».
L’investigation sur Sde Teiman, qui a éclaté cette semaine, n’est que la partie visible de l’iceberg. Ensuite, attendent non seulement des « investigations » supplémentaires en Israël de soldats de rang inférieur — mais, pour changer, de vraies investigations à l’étranger sur les rangs les plus élevés. Après tout, les questions sur Sde Teinman ne peuvent que remonter la chaine de commande — tout le long, jusqu’à l’Avocate générale des armées elle-même, au moins. Et les questions sur la politique d’Israël consistant à utiliser la force militaire à Gaza, ce qui a causé des dizaines de milliers de morts palestiniennes, ne recevront pas de réponses de la part de modestes sergents. Et la politique criminelle d’Israël, saturée de crimes de guerre, en Cisjordanie — des crimes qui sont, en essence, des crimes de politique, le résultat de décisions faites par le gouvernement, gouvernement après gouvernement — attend aussi des mandats d’arrêt internationaux contre de hauts responsables.
Ces forces entrecroisées sont le résultat d’une collision frontale tardive entre le système du régime israélien de suprématie juive explicite — et la réalité. La réalité d’un État non-normatif, un État qui est incapable de neutraliser les risques juridiques internationaux. Des contradictions internes, en quelque sorte si bien équilibrées, s’effondrent sous leur propre poids. Pour quiconque croyant en la justice et en la reddition de comptes, ce sont de bonnes nouvelles — et une motivation pour aller de l’avant.
Traduction CG pour l’AURDIP
L’article originel en anglais sur Haaretz
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En complément de cet article, l’UJFP joint le Rapport de B’tselem « Bienvenue en enfer » d’août 2024 sur le changement de paradigme du système carcéral israélien.