« La mémoire n’est pas un vaccin contre les crimes »

ENTRETIEN

Auteur et réalisateur israélien, Eyal Sivan figure parmi les invités, samedi à 10h à la Criée, d’une table ronde intitulée « Croire en l’histoire ? ».


La Marseillaise : Vous avez beaucoup traité la question de la mémoire et son utilisation politique en Israël. Quelle est la situation aujourd’hui ?
Eyal Sivan : Je ne pense pas qu’il y ait eu de changements dans ce que j’appelle l’instrumentalisation mémorielle, c’est-à-dire l’utilisation de la mémoire pour justifier des crimes et des atteintes aux droits de l’Homme. Malgré ceux-ci, les autorités israéliennes ont réussi à se positionner comme la victime des grands crimes du XXe siècle, je parle évidemment du judéocide, et pas la Shoah. Car il y a dans ce mot, qui a surtout été imposé en France dans les années 1980, une tentative d’éloigner ce génocide des autres génocides. Mais en parallèle, je pense aussi que, depuis le début du XXIe siècle, on a vu que la mémoire n’est pas un vaccin contre les crimes. On le voit par exemple aujourd’hui à la frontière polonaise-biélorusse. La mémoire devient une justification du crime.

L.M. : En 1991, vous aviez réalisé un documentaire qui parlait des « esclaves de la mémoire ». Quel est le sens de cette formule ?
E.S. : C’est une double notion. À travers le système d’éducation, l’État veut esclavagiser la mémoire collective. Mais la notion d’esclave de la mémoire est aussi un appel à se libérer de cette injonction mémorielle qui devient justificative. Ce n’est pas de la mémoire mais une esclavagisation de la mémoire, un récit commun qui a été imposé, construit, une narration mémorielle dans laquelle la société a été esclavagisée.

L.M. : La reconnaissance de toutes les mémoires pourrait-elle freiner le caractère ségrégationniste de l’État d’Israël ?
E.S. : Je ne suis pas certain que c’est la reconnaissance de la mémoire de l’autre qui peut être un point de départ au démantèlement de la ségrégation, mais plutôt l’acceptation de l’histoire de l’autre. À mes yeux, la mémoire ne s’oppose pas à l’oubli. Toute mémoire est composée d’un élément d’oubli. Si je vous demande ce que vous avez fait ce matin jusqu’à maintenant, il y a certaines choses que vous allez dire, et d’autres, qui vont tomber dans l’oubli. Car la condition de mémoire est l’oubli. La mémoire, telle qu’elle a été articulée dans la société israélienne, comporte aussi en elle l’oubli, par exemple des crimes.
Toute nation se voit soit comme héroïque, soit comme victime. Dans la société française, il y a soit la Résistance, soit les déportés. Mais la majorité de la société, qui était la société passive ou collaborationniste, passe à l’oubli, car ce n’est pas la façon dont les nations se rappellent à elles-mêmes.

L.M. : Quels sont les effets de l’instrumentalisation mémorielle ?
E.S. : Elle crée un immobilisme et a de l’influence, en France par exemple. L’instrumentalisation de la mémoire crée presque un handicap européen dans lequel on n’ose pas imposer à Israël les règles que l’on impose à d’autres pays. Il faut rappeler qu’Israël est considéré comme une démocratie libérale, et donc, on a une attitude à son égard, en France et en Europe, comme si c’était nos victimes. C’est un peu paternaliste et empêche tout rationalisme politique car on regarde ce pays par le spectre de la mémoire. Ce qui montre jusqu’à quel point la mémoire peut devenir une justification pour des crimes ou l’immobilisme.
Aujourd’hui, on ne traite pas la question palestinienne car Israël réussit à imposer ce chantage permanent. Comme si on faisait peser la culpabilité européenne sur les Palestiniens.

L.M. : Vous avez été accusé d’antisémitisme par des figures d’extrême droite. Comment expliquez-vous que ceux qui critiquent la politique israélienne soient caricaturés de la sorte ?
E.S. : Pour justifier l’injustifiable, il fallait trouver un moyen de disqualifier les opposants. La critique d’Israël ou l’antisionisme, dans lequel je me reconnais, ne seraient pas une position politique mais raciste. La confusion a été sciemment entretenue entre le fait d’être Israélien et être juif, entre le fait d’être antisémite et antisioniste.
L’antisionisme est le refus d’une unicité nationale juive. Et l’antisémitisme est, comme on le sait, une forme de racisme.
L’impossibilité de justifier les crimes d’Israël a fait remonter l’idée selon laquelle il fallait délégitimer l’opposition. Il est intéressant de voir que les gens qui ont articulé cette idée en France sont eux-mêmes reconnus aujourd’hui comme des figures racistes, comme Alain Finkielkraut par exemple. Un livre que j’ai écrit en 2016 avec Armelle Laborie [Un boycott légitime, pour les BDS universitaire et culturel d’Israël, Ndlr] montre qu’au début des années 2000, un think tank israélien a émis cette idée de délégitimer le délégitimateur. Je l’ai dit dans le procès en diffamation que j’ai eu contre Finkielkraut il y a 15 ans : au moment où l’on considère que la critique d’Israël est de l’antisémitisme, en réalité on fait un acte négationniste. Et même pire : si tout devient de l’antisémitisme, rien ne l’est. Si toute position radicale contre le gouvernement israélien devient de l’antisémitisme, on porte atteinte à la mémoire de ceux qui ont vraiment subi de l’antisémitisme.

Propos recueillis par Philippe Amsellem